En 1992, les opérations de guerre contre Sırnak et d'autres lieux, ainsi que l'assassinat de Musa Anter (cf. l'article précédent), ont attiré l'attention sur ce qu'on ne savait alors pas trop comment nommer : « organisation soutenue par le gouvernement », « équipes spéciales » ou « commandos spéciaux de la police » voire « escadrons de la mort » exerçant un « terrorisme d'Etat » (rapport Avesbury, rapport FIHD). Quatre ans après la destruction de Sırnak, c'est le scandale dit de Susurluk (novembre 1996) qui a mis en lumière les liens entre les « équipes spéciales » (özel tim), les mafias et l'extrême-droite.
Particulièrement depuis 1996, les équipes spéciales ont été la cible de tous les opposants à la guerre, des pacifistes, des démocrates. Elles étaient de plus en plus dénoncées comme un des principaux obstacles à la paix par les quotidiens de centre gauche comme Cumhuriyet, Yeni Yüzyıl et Radikal, et même par Milliyet ou Hürriyet, pourtant très conformistes. Car les özel tim sont en fait des bandes qui, comme le souligne Hamit Bozarslan, vont jusqu'à s'approprier les pouvoirs étatiques dans les villes et les régions qu'elles contrôlent, taxant la population et imposant, comme la mafia, une « protection » rétribuée. Beaucoup d’exécutions extra-judiciaires sont commises par des membres de ces unités prétendument « anti-terroristes » qui font régner leur propre terreur.
Dès le début de 1996, la polémique sur les équipes spéciales était vive. En effet, à cette époque, le PKK avait tenté de porter la guerre dans la région de Sıvas, très périphérique par rapport au Kurdistan, et l'Etat avait confié un grand rôle aux özel tim dans les opérations de contre-offensive. Mais le scandale de Susurluk, déclenché par hasard le 3 novembre 1996, quelques mois après l'accession au pouvoir de la coalition Refahyol, a contribué à la révélation du mode de gestion de la guerre et de l'utilisation des mafias dans les opérations de répression. Les gouvernements successifs, l'Etat ont dû défendre la guerre et les équipes spéciales, ce qui a donné lieu, à la fin de 1996, à quelques opérations de communication.
Les hommes des équipes spéciales sont des fiers-à-bras qui, dans la presse, apparaissent systématiquement en tenue de combat, souvent en gilet pare-balles, coiffés d'un béret. La plupart portent la moustache tombante des Loups gris, qui fait presque partie de l’uniforme ; c'est chose d'autant plus frappante que toute pilosité faciale est interdite dans l’armée régulière.
Hamit Bozarslan nous explique pourquoi : la droite radicale, écrit-il dans La Question kurde, a fourni les premiers éléments de ces équipes. Le MHP 1avait très tôt réclamé la mobilisation de sa base, et commencé vers 1990-1992 à inquiéter les Kurdes dans les villes de l'ouest ; les bandes de Loups gris étaient chargées de les menacer et de s'opposer à leur installation 2. Tel est le socle politique du recrutement des équipes spéciales, qui ont poursuivi, sur le terrain des opérations, les objectifs de l'extrême-droite ultra-nationaliste, militariste et raciste. Pour cette raison, ils sont prisés par les journalistes du quotidien d'extrême-droite Türkiye : « Ces hommes ne renonceront jamais à donner leur vie pour la sécurité de la nation » 3.
Le cadre administratif de ces troupes paramilitaires a été créé en 1983. Elles relèvent d'une branche de l'administration de la police, la Direction de l’ordre public (Asayiş Dairesi), et d'un commandement particulier, la Division des opérations spéciales (Özel Harekat Daire Baskanlıgı, ÖHDB) qui dépend elle-même de la Direction générale de la Sécurité et des services du premier ministre. Ainsi, formellement, les membres des équipes spéciales sont des policiers et non des militaires. En raison de l'intensification de la guerre au sud-est, le corps a été réorganisé en 1993, sous l’appellation de « Direction des sections d’opérations spéciales » (Özel Harekât Sube Müdürlügü) qui veille à l’organisation, à l’équipement et à la formation des équipes ; au plus fort des affrontements, elle comportait des branches dans 48 départements (notamment dans le sud-est et les grandes métropoles).
Dans ce cadre nouveau, le premier commandant de l'institution a été İbrahim Şahin, haut fonctionnaire spécialiste de la lutte anti-guérilla, formé en Allemagne et aux États-Unis ; ses liens avec la mafia d'extrême-droite étaient connus et ont été confirmés lors du scandale de Susurluk. Son patron, à la direction générale de la Sûreté, était Mehmet Ağar, lui aussi mêlé au scandale de Susurluk et à ce titre condamné à la prison en 2011. Ils représentaient un milieu étroitement lié au parti DYP 4.
Les hommes des équipes spéciales sont des volontaires généralement issus de l'Ecole supérieure de police, sélectionnés pour leur discipline, leur sang-froid, leurs qualités physiques. On choisit de préférence ceux qui ont fait leur service militaire dans les commandos, sur le terrain des affrontements : ce ne sont pas des amateurs. On leur fait subir une instruction de trois mois, durant laquelle on les perfectionne au maniement des armes et des explosifs, au combat en montagne mais aussi en lieu clos. Les équipes spéciales ont compté jusqu'à 6 000 hommes. L’arme la plus couramment utilisée est le fusil d’assaut américain M 16.
Après le scandale de Susurluk, alors que le pays était dans la deuxième décennie de guerre, les critiques contre les özel tim provenaient de milieux très larges. La population ne se contentait plus du discours officiel ni de celui des va-t-en-guerre. A l'automne 1996, certains partis, des ONG, des fondations de la société civile publiaient des rapports sur la recherche d'une solution pacifique. Par exemple, trois députés d'origine kurde de l'ANAP avaient réuni à Diyarbakır les représentants de quarante-quatre ONG et, le 12 novembre, ils présentaient un rapport à la présidence du parti. Ce texte dénonçait les multiples exécutions extra-judiciaires souvent imputables aux équipes spéciales ; l'essentiel du problème, concluait-il, vient de ces équipes et des « protecteurs de villages » 5.
En revanche, le quotidien Türkiye, en tant qu'organe d'extrême-droite, était et est toujours resté du côté de l'armée, des troupes paramilitaires, de la guerre, des valeurs guerrières et n'a jamais eu un mot contre les milices et leur manière de régner sur un territoire. Ahmet Kabaklı, l'un des chroniqueurs les prestigieux du journal, voyait en elles la protection la plus efficace contre l' « ennemi intérieur » 6. Périodiquement, Türkiye a publié des reportages sur les unités d’élite, toujours dans le but de les louer et les défendre. Le reporter Hasan Yılmaz s'en est fait une spécialité. En août 1996, il avait déjà produit une série sur les commandos intitulée « Les lions turcs ». C'est peut-être en raison même du scandale de Susurluk qu'il réitère quelques mois plus tard.
Le 21 novembre 1996, dans le cadre de cette nouvelle série, Hasan Yılmaz s'entretient avec Behçet Oktay, chef des forces spéciales pour la région de Diyarbakır de 1994 à 1997, promu ensuite à la tête de l'ÖHDB 7.
Le titre de la série est en rouge, couleur qui, en Turquie et surtout dans ce contexte, évoque le drapeau, la nation, voire « le sang versé qui a donné sa couleur au drapeau », comme le proclament les manuels d'histoire. En haut à gauche, en vignette insérée dans la bande de titre, un membre des commandos est représenté à l'affût derrière une mitrailleuse lourde. Le titre est suivi d'une phrase qui explicite le sujet et résume l'article : « Les forces spéciales ont niveau très élevé d'instruction, d'expérience, de puissance de feu. Elles connaissent si bien les tactiques de l'organisation [le PKK] que les militants [les combattants du PKK] évitent le contact». Puis, en gros caractères sur sept colonnes : « Nous tenons le terrain ». L'article et ses illustrations couvrent toute la largeur de la page.
L'œil glisse sur le texte, qui occupe deux tiers de la page, pour se reporter aux illustrations : une grande photo de groupe cadrant des hommes en treillis, armés, dans un décor boisé ; la légende cherche à atténuer l'effet martial recherché par le photographe et à rassurer : « Nous ne sommes pas des Rambo ». La colonne de droite est occupée par quatre clichés dont deux sont des simulations de combat.
Publiés dans le contexte du scandale de Susurluk, les propos de Behçet Oktay sont un plaidoyer répondant bien plus aux accusations formulées par les secteurs démocratiques de la société qu'aux questions du journaliste. Les « rapports » publiés au cours des mois précédents apparaissent en filigrane de l'interview.
Un officier, en temps d'opération, ne peut s'adresser à la presse sans l'autorisation d'un supérieur. Il est même fort probable qu'un tel entretien ne soit accordé que sur ordre : c'est une opération de communication préparée et contrôlée. Dans son ensemble, l'entretien est un bel exemple de langue de bois : un discours convenu, consensuel, qui évite les sujets délicats ou glisse sur eux par des faux-fuyants. A première vue, de tels propos paraissent sans intérêt. Mais toute opération de communication démontre que son commanditaire, ici l'Etat turc, reconnaît l'existence et la gravité du problème.
Les deux premières questions formulées par le journaliste sont à première vue curieuses car la première soulève un problème très grave, alors que la seconde évoque un point qui peut sembler anecdotique. Le journaliste demande à Oktay de réagir à l'accusation de racisme à l'encontre de ses hommes. C'est admettre, dans la question même, que le racisme existe et que les Kurdes en sont les victimes. L'interviewé ne peut évidemment pas répondre par l'affirmative et élude la question en évoquant l'origine géographique diverse de ses hommes : « Lors du recrutement, on ne tient pas compte de l'appartenance ethnique, mais de la personnalité. Tout le monde peut entrer dans les équipes spéciales, s'il n'y a pas de problème de santé physique ou mentale. Parmi nous, il y a des gars d'Ağrı, de Kars, d'Edirne, de toute la Turquie ». En répondant comme s'il confondait géographie et appartenance ethnique, il évacue la diversité des comportements individuels : qu'il y ait sous ses ordres des Kurdes n'empêcherait pas les non-Kurdes de se comporter en racistes – même envers leurs camarades... La présence de harkis algériens dans les rangs de l'armée française, durant la guerre d'Algérie, ne prouvait pas non plus l'inexistence du racisme !
La réponse à la seconde question est également élusive ; le journaliste fait état des critiques contre le port de la moustache dans les forces spéciales. Si la question est posée et si l'officier prend la peine d'y répondre, c'est que la moustache tombante, comme la portent plusieurs hommes de la photo principale de la page, est au moins un signe de connivence avec les Loups gris, si ce n'est un signe d'appartenance. Les critiques contre la moustache sont en fait des critiques sur les sympathies politiques de ces hommes, et rejoignent la réponse à la première question. Aborder la question, c'est soulever celle de l'origine politique des commandos. Une seconde fois, Oktay, qui comprend très bien le sens de la question, s'en tire par une pirouette : « On critique toujours nos hommes sur leur tenue, leurs cheveux, le port de la moustache... Mais sur le terrain, il n'est pas très facile de prendre soin de son système capillaire. Est-ce que nous devrions prendre avec nous une équipe de barbiers ? Ce sont des critiques injustes. Nous faisons notre boulot ».
Dans un tel énoncé, le faux-fuyant ne règle un problème qu'aux yeux des lecteurs acquis à la cause de l'énonciateur. Mais en fait, le faux-fuyant souligne le point sensible, ce qui ne doit pas être discuté. Le procédé, souvent grossier, évite simplement de dire : « Je ne répondrai pas à cette question ».
Par ses faux-fuyants, l'officier avoue : mes hommes sont des Loups gris racistes. La moustache, en fait, établit visuellement une parenté idéologique entre la mouvance du MHP et les forces para-militaires. D'où les articles élogieux sur ces forces de commandos dans Türkiye : les forces spéciales aussi bien que le quotidien Türkiye font partie de la même sphère idéologique que le MHP.
Behçet Oktay, dirigeant depuis cinq ans les équipes spéciales de la région de Diyarbakır, interviewé par Hasan Yılmaz, 21 novembre 1996, Türkiye
Par deux fois, l'officier évite des questions sensibles et précises. Puis, de façon inattendue, il aborde une question qui n'est pas posée – du moins dans la version publiée – et qui est en fait le nœud de tout l'entretien : « Nous sommes musulmans, précise Oktay. Nous savons que partout où nous allons Dieu est là. Nous ne sommes pas seuls, et c'est pour cela que sur le terrain nous nous sentons forts ». Ce propos en apparence non pertinent, surtout de la part d'un fonctionnaire d'un Etat laïque, est d'une grande importance pour la rhétorique d'ensemble. Dans le contexte de la guerre contre le PKK, la précision paraît incongrue puisque l'adversaire est lui aussi musulman. Mais, à l'intention du lectorat de Türkiye, l'officier veut réaffirmer la valeur suprême pour laquelle il se bat et qui est censée légitimer le combat et ses méthodes.
Les équipes spéciales sont l'avant-garde du combat pour la nation turque telle que l'entend l'idéologie dominante, celle que défend Türkiye : la nation turque-musulmane, la synthèse turco-islamique. De leur point de vue, on ne peut pas être contre la nation ni contre l'islam. Or le PKK se dresse contre un Etat qui est d'essence turco-musulmane 8. C'est pourquoi les adversaires doivent être considérés comme des traîtres à une nation musulmane. Les équipes spéciales étant à la pointe de ce combat, « ceux qui réclament la suppression des forces spéciales se font les porte-parole [du PKK] » ; on peut en déduire que ceux-ci, les intellectuels pacifistes, les partisans d'une solution négociée, sont eux-mêmes des traîtres à la nation et à l'islam. Le corollaire non formulé est la légitimité de leur élimination physique.
Tout cela est censé justifier le caractère impitoyable du combat, qui vise l'anéantissement de l'ennemi, et surtout pas la discussion et la négociation. Outre l'idéologie, c'est la force qui compte ; les équipes spéciales sont fortes, et l'officier sait que c'est le second argument principal pour leur défense. Ces hommes savent se battre, ils connaissent l'adversaire et adoptent les méthodes qui leur semblent convenir ; inversement, l'adversaire les connaît et, selon l'officier, reconnaît cette supériorité en évitant le contact. Toute la légitimité des özel tim est là, et, selon ce raisonnement, les critiques ne sont pas légitimes parce que ceux qui les émettent ne connaissent pas la réalité du terrain et de la guerre. Si les auteurs de « rapports » sont critiques, c'est qu'ils ne savent pas, argumente Oktay. Pire, ils ne veulent pas savoir : « Viennent-ils vous consulter ? - Non, jusqu'à présent, personne n'est venu nous voir (…). J'ignore qui ils ont contacté. Ce sont des politiques. Nous, nous sommes des employés de l'Etat. Nous ne pouvons discuter avec eux, c'est le rôle de notre Directeur, de notre ministre de tutelle ».
Voici donc les positions clairement établies : les özel tim n'admettent pas la critique. Ceux qui trouvent à redire font partie du camp des « séparatistes », ils sont leurs « alliés objectifs » dirait-on dans un autre milieu, ce sont des traitres à la nation et à l'islam. En revanche, selon l'officier, les équipes spéciales se meuvent dans la population comme un poisson dans l'eau : « Le dialogue est excellent avec nos concitoyens. Souvent, quand nos hommes entrent dans un village, ils sont invités, on leur met le pain et le fromage dans leur besace ». Oublions que le pain et le fromage peuvent aussi être offerts « spontanément » par crainte. Oktay utilise l'anecdote pour balayer les objections des médias et des pacifistes : la population n'a rien à craindre des özel tim ; au contraire, elle les appuie, et tel est le sens de la légende de la photo « Nous ne sommes pas des Rambo ». C'est grâce à ce soutien populaire allégué que les équipes spéciales sont « sur le point de surmonter le problème ».
Et si la rébellion dure si longtemps, c'est en raison de l'appui de « forces extérieures », explique l'officier. En Turquie, c'est la réponse classique de ceux qui nient l'existence d'un problème : leur rhétorique requiert un ennemi extérieur sans qui les traîtres seraient éliminés depuis longtemps. La Turquie serait donc victime de la « géopolitique », de forces supérieures incontrôlables dont l'évocation permet d'éluder toute réflexion. Et la seconde raison est la terreur exercée par les « séparatistes » sur la population : « Chaque fois qu'ils en ont l'occasion, les terroristes des montagnes se rendent. (…) Je suis sûr que si leurs parents ou leurs proches ne couraient aucun risque, 98% se rendraient. Ils n'y croient plus. Mais ils ne critiquent pas le PKK ouvertement, à cause de cette fermeture d'esprit des mouvements marxistes ».
Les hommes des özel tim ne combattent pas seulement sur le terrain des opérations : éventuellement, ils sont aussi des hommes de main. Le 26 décembre 1996, alors que les fils de l'affaire de Susurluk commençaient à se débrouiller, Radikal publiait un grand tableau présentant ce qui était désormais avéré sur le scandale. Le « quadrilatère de Susurluk », selon Radikal, est formé des éléments de la police, de la politique, de la mafia et du monde des affaires. Dans la partie consacrée à la police, les équipes spéciales figurent en bonne place : le scandale révèle clairement que ce corps ne sert pas qu’à faire la guerre. Ce sont des tueurs stipendiés par l’État, disponibles pour tous les coups qui leur sont ordonnés. Certains d’entre eux, selon les rumeurs, auraient, sur ordre, trempé dans l’assassinat d’hommes d’affaires kurdes, et dans celui du « roi des casinos » Ömer Lütfü Topal, soupçonné de financer le PKK. L’ordre serait venu d’Ibrahim Sahin lui-même.
Après le scandale, les patrons des équipes spéciales ont d'ailleurs continué de les utiliser pour leurs propres besoins, comme une milice privée. L'exemple de Mehmet Agar a été souligné par la presse. Il a dû démissionner de son poste de ministre de l’intérieur du gouvernement Refahyol à la suite du scandale, et lorsqu'il retourne à Elazıg, dont il est député (DYP), il se montre fidèle à l’image du nationaliste musulman, conforme à sa clientèle. Il ne peut pas aller à la mosquée comme tout le monde et traverse la ville en convoi spécial, protégé par la police mais aussi par plusieurs moustachus inquiétants et surarmés qui lui ouvrent la rue. Les équipes spéciales sont un attribut du pouvoir, elles représentent le pouvoir et sa violence dans les régions touchées par la guerre : la photographie ci-dessous, publiée par Milliyet le 22 février 1997, est une belle image de l'Etat terroriste.
« Après la prière en compagnie de membres du DYP, à la mosquée historique de Harput, un convoi ramène Ağar [à Elazığ] » Photo Milliyet, 22 février 1997
Si ces hommes de pouvoir arrogants n'hésitent pas à parader dans cet appareil, c'est parce qu'ils évoluent dans un monde machiste qui apprécie cet état d'esprit, ces démonstrations de force et ce genre de mise en scène. Si leur rôle déborde la guerre, c'est parce que la guerre déborde sur toute la société et la vie politique, et que les mœurs politiques, à cette époque, deviennent guerrières.
Paradoxalement, à cette époque, le pouvoir est en partie entre les mains d'une femme, Tansu Çiller, vice première ministre, qui a choisi comme ministre de l'intérieur et chef de la police une autre femme, Meral Akşener, en remplacement de Mehmet Ağar. Loin d'imprimer un esprit différent sur la conduite de la politique, ces deux femmes se sont coulées dans le moule existant et se sont livrées à une surenchère machiste.
Ainsi, en décembre 1996, les deux ministres féminines visitent l’Académie de police de Gölbası, près d’Ankara, et la caserne du Centre des Opérations spéciales (Özel Harekat Merkezi). Pour l'occasion toutes deux ont revêtu un treillis de combat et se sont coiffées d’un béret. Les ministres rassurent ces hommes qui se sentent mal-aimés et Tansu Çiller use de ses pouvoirs de femme au service du machisme : « Je suis votre mère ! », leur dit-elle. Et surtout les assure du soutien du gouvernement : « Je suis avec vous », « Soyez fiers », leur lance-t-elle. L'événement fait la une des grands quotidiens ; la tenue des deux ministres, leur proximité corporelle avec les moustachus des équipes spéciales, les propos rapportés valorisent et légitiment le corps de miliciens.
En mars 1997, Meral Aksener visite à nouveau une unité des özel tim à Ardahan. A nouveau coiffée d’un béret, elle pose parmi les miliciens, et passe le bras à deux d’entre eux. Presque tous les hommes visibles sur le cliché portent la moustache tombante des loups gris ; mais, comme de grands garçons timides, ils semblent ahuris de ce qui leur arrive. Pour la ministre, c’est un cliché de victoire : « Nous avons frappé la terreur au ventre. Le terrorisme n’est plus à l’ordre du jour de la Turquie » 9.
La visite de Meral Akşener, ministre de l'intérieur. Photo fournie par l'agence officielle Anatolie, publiée par Cumhuriyet, 10 mars 1997
Pour redresser l'image des özel tim, le gouvernement a même préconisé un plan de rénovation, un « maquillage » cosmétique, en proposant notamment d'augmenter les effectifs du personnel féminin. En ce même mois de mars 1997, Tansu Çiller, lors d’un déplacement à Kars et Erzurum, apparaît entourée de gardes du corps féminines, membres des équipes spéciales, martiales, portant fusil d’assaut et Ray Ban (voir la photo en tête d'article). La chose a amusé la presse et peut-être le public ; puis, on n'en a plus entendu parler.
Il est temps d'opposer à ces plaidoyers un exemple des « bons rapports » censés exister entre les özel tim et la population. En été 1997, le gouvernement Refahyol étant tombé, la Turquie semble s'éveiller à un nouvel avenir. Bülent Ecevit, nouveau vice-premier ministre de centre gauche, estime que les forces du PKK ont régressé à leur niveau de 1985, et on parle alors de mettre fin à l'état d'exception ; dans la presse, le préfet de Diyarbakır annonce la réouverture de nombreuses écoles dans le sud-est 10. De jour en jour, les quotidiens annoncent des nouvelles qui dénotent une indécision du pouvoir. D'une part, le gouvernement refuse le passage au « Train de la paix Musa Anter », convoi de pacifistes qui devait, depuis Vienne, aller à Diyarbakır à l'occasion de la journée de la paix le 1er septembre. Mais d'autre part, l'état d'exception est effectivement levé fin septembre à Bingöl, Bitlis et Batman.
Toutefois, depuis mai, les autorités estimaient que la rébellion cherchait à établir des contacts avec des bases clandestines d'extrême gauche situées près de la côte de la mer Noire. Aussi, au cours de l'été, les autorités préfectorales de Tokat, de Giresun et d’Ordu distribuaient des centaines de kalachnikov et recrutaient des « protecteurs de villages ». Les ventes de fusils à pompe et les demandes de permis de port d'arme se multipliaient. Surtout, la région accueillait des équipes spéciales 11. Tout cela, selon le sous-préfet lui-même, pour faire face à vingtaine de « terroristes » seulement dans la sous-préfecture.
Le village de Güneyce, situé à une soixantaine de kilomètres au sud d'Ordu, se trouve dans cette zone critique. Les gens y vivent de l'élevage, c'est un yayla, un de ces pâturages d'altitude très verts où les citadins viennent chercher la fraîcheur en été. Justement, comme chaque année, deux garçons d'Istanbul, Türkay Metin, 14 ans, et son jeune oncle Cihat, 17 ans, sont venus passer leurs vacances chez leurs grands-parents. Le 23 août 1997, accompagnés par Ümit, 10 ans, ils mènent le troupeau familial à l'étable. Il est vingt heures, et en cette saison, dans l'est, il fait déjà nuit noire. Ils marchent le long de la route dans l'obscurité, avec un fanal. Ils sont tout près du village, et vont mourir sous les yeux de plusieurs villageois 12.
Ce qui s'est passé est connu par le récit d'Ümit, seul survivant ; il lui a fallu un mois pour accepter de parler. Fin septembre, un reporter de Turkish Daily News est allé enquêter à Güneyce, et décrit un village semblant abandonné : les gens ne sortent plus, les enfants ne vont plus à l'école, et les habitants disent avoir bien plus peur des équipes spéciales que du PKK 13. Ümit raconte que ce soir-là, alors qu'ils marchaient le long de la route, ils ont été approchés par trois voitures transportant des membres des équipes spéciales : « La première voiture nous a dépassés. Quand la deuxième est arrivée, j'ai entendu des détonations. Je ne marchais pas sur le même côté de la route que les autres, et j'ai vu qu'on tirait sur eux depuis la deuxième voiture. J'ai hurlé mais personne ne m'a entendu. Ils se sont arrêtés, sont descendus de voiture, ils ont ramassé les corps de Türkay et Cihat, et sont repartis. Mais avant de démarrer, ils ont tiré sur leur voiture et cassé des vitres, pour qu'ils aient l'air d'avoir été attaqués. J'ai pu m'en tirer en me cachant dans un puits. On a ramassé 94 cartouches mais moi j'ai vu qu'ils en ont ramassé eux-mêmes un sac avant de partir ». L'enquête ultérieure en a dénombré 141...
Evidemment, les miliciens ont prétendu que les deux garçons avaient été tués par le PKK. Ils se sont sans doute sentis couverts par la loi anti-terroriste, dont un article précise : « Lors des opérations contre les organisations terroristes, les forces de sécurité peuvent faire usage de leurs armes directement et sans hésitation »... mais ils ont oublié que ceci ne peut se faire qu'après sommation 14. Ils ont été arrêtés mais vite relâchés en vertu du statut des fonctionnaires (Memurun muhakematı kanunu) qui les couvre lorsqu’ils commettent des violences dans l’exercice de leurs fonctions. Le couvre-feu, avec interdiction de circuler de nuit, n'allait être instauré que plus tard, dans les derniers jours d'août, après l'événement de Güneyce 15.
Malgré les pressions, la famille a porté plainte. Quatre membres de l'équipe concernée ont été mis en cause ; l'un d'eux avait le grade de commissaire principal et, à lui seul, il aurait tiré 42 fois sur les enfants. Ils étaient couverts par la préfecture d'Ordu, qui a tardé à ouvrir une enquête 16. Néanmoins, ils ont été inculpés, jugés, trois fois condamnés... mais trois fois le jugement a été cassé. En 2011 pourtant, ils ont été à nouveau condamnés à cinq ans de détention chacun 17. Je n'ai pas pu savoir s'ils ont accompli leur peine, mais la famille a touché des indemnités.
Cette affaire est emblématique ; elle s'est produite dans une région très périphérique du conflit, et montre à quel point la violence s'étendait dans une large partie de la Turquie, sans parler des grandes agglomérations. Les membres des équipes spéciales se sentaient protégés et intouchables ; ils avaient la gâchette facile et tiraient sans sommation, sans vérification. Les « incidents » et bavures de ce genre ont dû se compter par centaines depuis que la guerre a commencé. Toutefois, les meurtriers de Güneyce ont été jugés. Même si la peine était légère, même si elle n'a pas été accomplie, un verdict a été rendu et c'est un point essentiel.
Lorsqu'Abdullah Öcalan a été arrêté en février 1999, l'Etat et la presse l'ont promptement qualifié de « tueur d'enfants » (bebek katili). Les enfants de Güneyce ont été tués par des hommes stipendiés par l'Etat, dont l'un était commissaire ; ces hommes n'ont été que légèrement punis, ce qui est d'ailleurs exceptionnel. Türkay et Cihat ont rejoint les milliers de victimes innocentes de ce conflit. Les équipes spéciales ont gangréné la Turquie. Par ce biais, le parti MHP a, de fait, gouverné et administré une partie du pays, en s'appuyant également sur des bandes de « protecteurs de villages » délibérément choisis par les préfets parmi les membres ou sympathisants du MHP, avec le prétexte d'éviter que les armes ne soient cédées à la rébellion. Pourtant, en ce moment précis de la guerre, un personnage aussi impliqué dans le « contre-terrorisme » que le préfet d'Ordu reconnaissait les limites du système, le double jeu de certains « protecteurs » et membres des équipes spéciales, et leur rôle dans la recrudescence de la contrebande et du grand banditisme 18.
Après le scandale de Susurluk, qui démontrait les liens entre les directions de la police et de la sûreté, certaines grandes tribus, l'extrême droite et la mafia, qui aurait encore pu nier l'existence de la gangrène ?
Articles connexes :
Esquisse n° 48 - La guerre : les "protecteurs de village"
Esquisse n° 38 - La guerre : une décennie particulière, 1991-1999
Esquisse n° 16 - Istanbul redécouvre les tribus
Esquisse n° 33 - Un « discours de vérité » de l'Etat sur les Kurdes
Notes :
1 Milliyetçi Hareket Partisi, Parti d'action nationaliste, d'extrême-droite, ultranationaliste et raciste, fondé en 1969 par Alparslan Türkeş. Membre de la coalition qui gouverne la Turquie de 1999 à 2002.
2 H. Bozarslan, La Question kurde. Les Etats et minorités au Moyen-Orient, Paris, Presses de Sciences-Po, 1997, pp. 224 sq.
3 Hasan Yılmaz, « Komandolar », Türkiye, 19 novembre 1996.
4 L'instruction du cas de Mehmet Ağar n'a pu débuter qu'en 2007, car il était auparavant protégé par l'immunité parlementaire. Condamné en 2011 à cinq ans de prison, incarcéré en 2012, il a été libéré en mars 2013 après un an de détention. Il était seul prisonnier dans une toute petite prison près d'Aydın, et avait fait construire tout près une piste d'hélicoptère pour que les personnalités puissent lui rendre visite facilement. Cf. gazetevatan.com. Mehmet Ağar a été député DYP d'Elazığ de 1995 à 2007, et ministre de l'intérieur du gouvernement Refahyol en 1996 ; il a dû démissionner à la suite du scandale de Susurluk. Toutefois, il a été élu président du DYP en 2002 et en 2007.
5 Parmi les solutions, le rapport proposait que la langue kurde soit reconnue comme la seconde langue officielle (Radikal, 13 novembre 1996. Le 15 novembre, c'est un ministre d'Etat, Salim Ensarioğlu, qui proposait la création d'un programme en kurde sur la chaîne GAP TV, pour couper l'herbe sous le pied du PKK (Hürriyet, 15 novembre 1996).
6 Ahmet Kabaklı, « Sıvas'ta yeni ihanet », Türkiye, 14 et 15 février 1996.
7 Behçet Oktay est mort en 2009, probablement assassiné.
8 Il faut distinguer entre l'idéologie officielle, proclamée et exportable, de l'Etat qui se prétend laïque, et l'idéologie réelle, exprimée par une multitude de signes, qui lie la nation turque à l'islam. Sur ce blog, cf. en particulier le double article « Prier ne peut pas faire de mal ».
9 Sabah, Türkiye, Zaman, 28 décembre 96 ; Cumhuriyet, Zaman, 10 mars 1997.
10 Fikret Bila, « Güneydoğu'da yeni düzen », Milliyet, 23 août 1997 ; Namık Durukan, « Kapalı okullar açılıyor », Milliyet, 24 août 1997.
11 Isık Kansu et Erdogan Erisen, « Terör-Güvenlik önlemi sarmalında Ordu – Ordu’da halk hızla silahlanıyor », Cumhuriyet, 23 septembre 1997 ; Özcan Ercan, « Terörün hedefi Tokat », Milliyet, 4 septembre 1997 et jours suivants Milliyet, 6 octobre 1997.
12 Erdogan Erisen, « Ozel timcilere ozel koruma », Cumhuriyet, 23 août 1998. Récit en ligne (en turc) sur ce lien.
13 « PKK Panic in the Black Sea », Hürriyet Daily News, 26 septembre 1997.
14 Loi anti-terroriste (Terörle mücadele yasası), article annexe n°2 du 29 août 1996, supprimé le 6 janvier 1999 : « Terör örgütlerine karşı icra edilecek operasyonlarda "teslim ol" emrine itaat edilmemesi veya silah kullanmaya teşebbüs edilmesi halinde kolluk görevlileri, tehlikeyi etkisiz kılabilecek ölçü ve orantıda, doğrudan ve duraksamadan hedefe karşı silah kullanmaya yetkilidirler ».
15 Milliyet, 29 août 1997.
16 Dans chaque département, une cellule administrative (Il Idare Kurulu) est responsable des procédures disciplinaires à l'encontre d'un fonctionnaire relevant du préfet ; cette cellule doit ordonner une enquête avant que ne soit ouverte une procédure disciplinaire, et des sanctions et/ou mises à pied ne soient prononcées.
17 Cf. http://www.sondakika.com/haber-ozel-timcilerin-cezasi-tekrar-bozuldu/ (2007) et http://www.haberordu.com/ozel-timciler-20-yil-hukum-giydi-12575h.htm.
18 Cumhuriyet, 23 et 26 septembre 1997.
Esquisse n° 48 - La guerre : les protecteurs de village - Susam-Sokak
Par le simple ajout de quelques phrases à une loi presque tombée en désuétude, le gouvernement Özal a instillé dans la société turque des troupes paramilitaires qui existent et sévissent t...
http://www.susam-sokak.fr/article-esquisse-n-48-la-guerre-les-protecteurs-de-village-123145400.html
Esquisse n° 38 - La guerre : une décennie particulière, 1991-1999 - Susam-Sokak
Des célébrations de Newroz endeuillées par des dizaines de morts, la destruction par les forces étatiques de Sırnak et plusieurs bourgades, l'assassinat de l'intellectuel kurde Musa Anter et d...
Esquisses... (16) Istanbul redécouvre les tribus - Susam-Sokak
Dernières modifications le 23 juin 2016 ] En 1996, un rapport émanant de l'Administration pour le développement de la région du GAP (GAP Bölge Kalkınma Idaresi 1 ) révélait que 61 % des vil...
http://www.susam-sokak.fr/article-esquisses-16-istanbul-redecouvre-les-tribus-80513457.html
Esquisse n° 33 - Un " discours de vérité " de l'Etat sur les Kurdes - Susam-Sokak
dernière modification : 27 janvier 2013] A la fin du mois d'avril 1998, l'état-major de l'armée turque avait organisé dans les locaux de la banque Ziraat, rue Istiklal à Istanbul, une expositi...
Esquisse n° 60 - Les obsèques d'Alparslan Türkes - Susam-Sokak
La liste des personnalités présentes aux obsèques de Türkes en 1997 nous confirme qu'en Turquie le crime paie en politique ; que le DYP de Çiller, " droite modérée ", était en fait la vitri...
http://www.susam-sokak.fr/2016/01/esquisse-n-60-les-obseques-d-alparslan-turkes.html