La commémoration de la Fetih, avec ses fastes, les défilés militaires, la musique des mehter, les beaux costumes et les discours glorieux, est-elle la célébration impossible de l'islamisation presque complète du territoire au XXe siècle ?
(Cet article fait suite à « Erdogan, Erbakan et la prise de Constantinople »)
Dernière modification : 30 janvier 2014
Le défilé des janissaire au départ de la porte de Belgrade. Photo Hürriyet, 30 mai 1996
(Cet article fait suite à "Erdogan, Erbakan et la prise de Constantinople")
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Après la chute du gouvernement Refahyol, les célébrations se poursuivent avec des nuances, mais les éléments essentiels sont toujours là, sur les mêmes lieux, en une ordonnance fixée dès les années cinquante. Et de même qu'en 1996 et 1997 avec les grandes fêtes du parti Refah, des organisations politiques islamistes s'emparent de la célébration en reprenant des éléments scénographiques des rituels officiels : les figurants jouant l'arrivée du sultan à cheval, les maquettes de bateaux, les défilés de janissaires et la musique des mehter. Simplement, dans ces célébrations politiques, la revendication ultime de la réouverture de Sainte-Sophie à la prière est formulée clairement et avec véhémence comme une nécessaire seconde fetih 1.
Progressivement, et notamment sous le gouvernement de l'AKP, la célébration devient de plus en plus glorieuse. Le feu d'artifice géant orchestré à Balat, sur la rive sud de la Corne d'Or, devient un élément constant du rituel, de plus en plus éblouissant. En 2012, phénomène est amplifié sous l'influence du film à grand spectacle Fetih 1453, de Faruk Aksoy, « le film le plus vu de l'histoire du cinéma turc », avec 6 millions de spectateurs ; il est projeté sur écran géant sur la rive de Balat, en même temps qu'on tire le feu d'artifice, le 25 mai 2013. On assiste ainsi à une redondance croissante des signifiants, d'un discours à l'autre (scolaire, politique, commémoratif) et d'un type de discours à l'autre (l'écrit, le prononcé, le représenté théâtral, le représenté cinématographique).
Depuis 1953, par les manuels scolaires, les cérémonies, les discours, les représentations et pour finir par le film 2, un ample livre d'images et de sentences a grossi comme une pelote, un livre imaginaire qui fait plaisir et rassure sur soi-même, qui aide à vivre : un mythe historique.
Dans l'histoire de ces commémorations de la Fetih, l'élément essentiel est leur maintien au fil des décennies, en dépit de quelques éclipses, depuis 1953, malgré trois coups d'Etat militaires successifs, tout en étant en porte-à-faux avec l'idéologie qui domine jusqu'en 2002, le kémalisme. Elles ont été organisées par des acteurs divers et même antagonistes (l'armée, l'Etat, le parti islamiste du moment, MSP ou RP, les organisations de jeunesse nationalistes MTTB ou MGV). Le phénomène semble dénoter un irrésistible penchant vers l'ottomanisme qui fait que la célébration de la Fetih apparaît comme un élément permanent, stable, de la vie publique dans la seconde moitié du XXe siècle, et presque aussi ancienne que certaines célébrations kémalistes.
Même si la fête garde un caractère stambouliote, le discours lui confère le caractère national des autres célébrations, de la même manière que les célébrations des victoires de Malazgirt (1071) ou des Dardanelles (1915), également événements fondateurs du roman national. En somme, la Fetih est devenue, dans les faits, une fête nationale.
Pourtant, la célébration de la Fetih a un caractère d'exception par rapport à toutes les autres ; elle est la seule qui n'a aucun rapport, réel ou établi par le discours, avec la vie du Guide. Toutes les fêtes chômées sont en rapport direct avec sa vie ; la célébration de la victoire des Dardanelles à laquelle Mustafa Kemal a contribué, non chômée, s'ajoute à cette série. Celle de Malazgirt également : certes, Kemal n'y était pas ! mais les manuels scolaires ont fait du héros de cette bataille, le sultan Alparslan, un prédécesseur d'Atatürk, qui avait les mêmes qualités. On a vu que dans le discours portant sur la Fetih les allusions à Atatürk sont rares et discrètes. Mehmet le Conquérant n'a pas (ou pas encore) été fait son égal.
Il existe donc un paradoxe important entre ce caractère alternatif et la quasi permanence du phénomène pendant six décennies. La célébration de la Fetih répond à un besoin profond, impérieux, d'une partie de la classe politique, pour ne pas dire de la société elle-même, qui transparaît, certaines années, par un ton relativement consensuel dans les comptes rendus des médias, même laïcistes. On assiste même, à la fin du XXe siècle, à d'autres célébrations, comme l'anniversaire de la dynastie à Sögüt, qui aurait dû être grandiose en 1999 3 ; ou à une « ottomanisation » des rituels de partis comme le MHP ; ou même à une contamination ottomanisante de certains rituels étatiques, comme le défilé de mehter parfaitement hors de propos dans le cas de la « libération d'Istanbul » (la fin de l'occupation par les troupes alliées en 1923).
Il faut résoudre cette contradiction en recherchant ce qui, dans la société, dans le discours politique et dans les représentations du passé, justifie ce besoin de célébration ottomane et en particulier de la Fetih, illustré par sa pérennisation par-delà la succession des gouvernements. On ne peut se contenter de parler d'un simple penchant à l'ottomanisme s'expliquant par un besoin de grandeur, la grandeur de la geste kémalienne ne suffisant plus, ou ne pouvant plus jouer son rôle ; ni d'un simple « retour du refoulé », comme je l'ai écrit moi-même. Même si le phénomène a été amplifié sous le gouvernement AKP 4, il dépasse largement cette circonstance politique. Tous ces éléments contribuent à la popularité de cette célébration, mais ils ne suffisent pas.
Dans l'éditorial de Cumhuriyet du 23 mai 1997, cité dans l'article précédent, Ilhan Selçuk nous indique une piste en s'interrogeant ironiquement : « Est-ce que les Français fêtent la conquête de Paris, les Russes la conquête de Moscou, les Anglais la conquête de Londres, les Suédois la conquête de Stockholm ? ». Nous devons nous arrêter sur cette question. Fêter, après cinq siècles, la conquête de la plus grande ville du pays par les Turcs, c'est-à-dire... soi-même, n'est-ce pas se placer dans une posture d'extériorité, d'extranéité par rapport au pays ? Ilhan Selçuk en souligne l'absurdité. Dans cette fête, Constantinople est vue un peu comme une colonie qui n'appartiendrait pas au « monde turc », plus exactement qui n'aurait pas été « faite turque » et qui aujourd'hui encore ne serait pas assez « turque », ce dernier mot étant à prendre tant au sens national que religieux 5. Pour éprouver, en tant que Français, le sens de la question posée par Ilhan Selçuk, il faudrait se mettre en imagination dans la peau d'un « barbare » du temps des Grandes Invasions, qui par les effets d'un récit historique transmis de génération en génération (ou fabriqué dans le but de créer un sentiment national) se sentirait toujours rattaché à une lointaine « nation » en Europe orientale ou en Asie, aurait le sentiment d'avoir conquis Paris ou Rome et qu'il resterait quelque chose à conquérir. Et se sentirait ainsi éternellement étranger car conquérant.
Le discours des manuels scolaires d'histoire et le discours religieux turcs contribuent à cette vision qui nous paraît étrange, l'un en insistant sur l'origine asiatique et la pérégrination d'est en ouest, l'autre en rappelant sans cesse la notion de fetih, conquête religieuse, qui induit elle aussi un déplacement suivi d'une installation en terre conquise.
L'insistance sur la conquête dénote l'incapacité à créer un « Nous », une identité collective résultant de la fusion des « conquis » et des « conquérants » ; pourtant cette fusion s'était opérée, dans une certaine mesure, au cours des siècles ottomans, en une société pluri-ethnique et pluri-religieuse, certes inégalitaire et problématique, mais qui avait donné naissance à une culture commune. Or le discours qui prévaut lors des anniversaires de la Fetih tend à masquer cette coexistence et cette culture commune. En effet, la conquête de la Ville n'est pas fêtée comme la naissance d'une société riche par sa diversité ; si c'était le cas, elle pourrait être une fête de la réconciliation, de la fusion, à laquelle – pourquoi pas – pourrait être associé le patriarche orthodoxe. Or, dans les célébrations, les « vaincus » sont oubliés, sauf pour dire qu'ils ont bénéficié de bons traitements grâce à la tolérance turque. L'évocation des vaincus ne sert qu'à célébrer les vertus turques.
Ainsi la célébration de la Fetih est une manière de rejeter a posteriori l'idée d'une fusion avec les populations conquises, même si celle-ci a partiellement eu lieu ; elle légitime une lecture purement « turque » de l'histoire. Le « Nous » pluri-culturel qui existait partiellement avant la république – et qui aurait pu être consolidé par une politique idoine – a été détruit. Ou plutôt, la possibilité même de créer un « Nous » a été détruite. Dans la Turquie d'après 1964, il ne reste plus qu'un « Je », une identité étroitement définie par l'islam sunnite et la langue turque, mais évidemment fictive et opérant mal.
Le passage du « Nous » au « Je » est un processus de l'histoire récente et se déroule, en gros, en quatre étapes : le génocide des Arméniens (1915), la double expulsion de masse de 1923-1924 dite « grand échange » ; l'expulsion des Rum (orthodoxes) d'Istanbul en 1955-1964 ; enfin l'expulsion manu militari de 200 000 orthodoxes de la partie nord de Chypre en 1974. Il est troublant de constater que la célébration de la Fetih débute au cours des dernières phases de la consolidation du « Je ».
J'ai souligné également que la célébration de la Fetih prend dans les années 1970 un sens religieux croissant, doublé d'une revendication religieuse de la part de certains groupes politiques, la réouverture de Sainte-Sophie au culte musulman 6. Mais on ne peut pas affirmer pour autant que la célébration soit seulement la marque d'une montée de l'islam politique. Puisque l'armée et les pouvoirs étatiques s'en mêlent, c'est une affaire qui dépasse la religion et concerne l'identité nationale turque, qui célèbre et réaffirme le caractère exclusivement turc et musulman de la nation.
Il n'est pas forcément utile de vérifier, en bon historien, si le discours d'une célébration-anniversaire présente une version exacte et véridique du passé. Les historiens de l'empire ottoman, turcs et étrangers, débattent sans fin pour savoir si la Fetih de 1453 a ouvert une ère de tolérance de quatre siècles. Ce fut peut-être le cas. Mais une célébration a lieu dans une contemporanéité de faits, ici la Turquie du XXe siècle, caractérisée par l'intolérance, et c'est dans ce contexte qu'il faut l'analyser. Or, le discours qui prévaut autour des célébrations de la Fetih est en situation de rapport étrange, fait à la fois de contradiction et de conformité, avec la réalité du siècle.
D'une part, un rapport de contradiction.
Les propos sur la tolérance du Conquérant et des Turcs en général, qui émaillent les manuels d'histoire, les discours prononcés au cours des cérémonies et et le discours national-islamiste, sont en porte-à-faux avec le temps où ils sont émis, un temps d'intolérance absolue puisqu'il est celui de la transformation de la Turquie, par la violence, la coercition et la discrimination, en un Etat mono-ethnique et mono-religieux. Un temps à l'issue duquel la tolérance religieuse devient pratiquement sans objet, puisqu'il n'y a presque plus d'altérité non musulmane. La présence résiduelle de gavur 7 en Anatolie sert surtout à étayer le discours sur la tolérance 8.
D'autre part, un rapport de conformité entre l'esprit de conquête (fetih) et la réalité du XXe siècle turc.
Il faut renverser les paradigmes. Si l'on prend au mot le terme fetih (futûh en arabe) qui signifie extension territoriale de l'islam 9, on peut admettre que la Turquie a réalisé une succession de fetih au cours du XXe siècle, puisque l'islam s'est consolidé en Anatolie. On pourrait m'objecter qu'une fetih est une conquête territoriale, l'intégration d'un territoire dans la « maison de l'islam ». Mais n'est-ce pas le cas en Anatolie, puisque de véritables territoires ont été gagnés à l’islam, des quartiers d'Istanbul, de grands bourgs arméniens, des villes, des régions entières comme la Cappadoce, les côtes égéennes où l'islam était très minoritaire voire faiblement présent ?
Or la « fetih » réalisée en exterminant les Arméniens et en expulsant les orthodoxes ne peut être célébrée comme une victoire religieuse, pour au moins trois raisons ; d'une part parce que le génocide des Arméniens est nié ; ensuite parce que l'expulsion des orthodoxes est présentée comme l'expulsion d'une population étrangère (grecque) ; enfin parce que l'Etat turc se dit laïque.
Aussi, la célébration de la Fetih de Constantinople ne serait-elle pas une célébration métaphorique de la fetih du XXe siècle ? Les événements qui ont abouti à cette victoire ont été, du point de vue des nationalistes et de la théorie du nationalisme turc, utiles à la construction nationale, ils en sont même l'aboutissement. Mais ils ne peuvent être ni commémorés ni célébrés, car inavouables.
Il me paraît fécond de se référer à l'ouvrage de Sigmund Freud, La Science des rêves et la notion de "déplacement (Verschiebung)" qu'il propose (pages 228-230 de l'édition française, PUF, 1950). "Dans le travail du rêve, écrit Freud, se manifeste un pouvoir psychique qui, d'une part, diminue l'intensité des éléments de haute valeur et, d'autre part, grâce à la surdétermination, donne une valeur plus grande à des éléments de moindre importance, de sorte que ceux-ci peuvent pénétrer dans le rêve".
Considérons alors la Turquie comme un rêveur, et sa conception officielle de l'histoire comme un rêve. Les "éléments de haute valeur", le génocide et le nettoyage ethnique d'Istanbul et de l'Anatolie, qui sont intolérables, sont déplacés, transférés par le travail du rêve en "éléments de moindre importance": dans ce cas, la Fetih de Constantinople serait une "transposition d'un souhait inconscient" qui fait plus facilement son chemin dans l'élaboration du rêve.
De la sorte, la commémoration de la Fetih, avec ses fastes, les défilés militaires, la musique des mehter, les beaux costumes et les discours glorieux, est peut-être la célébration impossible de la turquification presque complète du territoire au XXe siècle, bien plus que celle d'un événement du XVe siècle.
Articles connexes:
Sur le mythe de la tolérance turque : « Laïcité et tolérance, deux mythes turcs contemporains ? » in Cahiers de la Méditerranée, 86/2013. En ligne : http://cdlm.revues.org/6884
Sur le thème du retour à l'ottomanisme :
Esquisse n° 34 – Mémoire ottomane, retour du refoulé
Esquisse n° 36 - « Nous sommes les petits-enfants des Ottomans »
Esquisse n° 45 – Notes sur les commémorations de la Fetihavant 1996
Esquisse n° 46 – Erdogan, Erbakan et la prise de Constantinople
ainsi que :
Le discours d'Erdogan à l'aéroport Atatürk, essai d'analyse
Notes :
1 Voir la fête de l'Anadolu Gençlik Dernegi, mouvement de jeunesse proche du mouvement national-islamiste Millî Görüs, en 2012 : http://www.youtube.com/watch?v=N_Br-8YxDrg.
2 Voir à ce sujet le mémoire d'Anne Le Taro, Cinéma, séries et politique : les enjeux de la représentation de l'empire ottoman, IEP d'Aix-Marseille, 2013, 149 p.
3 Les célébrations ont été annulées en raison du grand tremblement de terre du 17 août 1999.
4 Cf. Guillaume Perrier, « La Turquie à la sauce ottomane », Le Monde, 22 juin 2013.
5 Le mot « turc » est très ambigu dans son emploi quotidien et est souvent synonyme de « musulman ». Jusqu'au début du XXe siècle, il était employé dans ce sens par les occidentaux. Dans son Voyage en Orient, Gérard de Nerval emploie l'expression « se faire turc » pour parler de la conversion à l'islam.
6 Cf. Inan Özekmekçi, « Türk Sagında Ayasofya Imgesi » [Les représentations de Sainte-Sophie dans la droite turque], in Kerestecioglu et Öztan (dir.), Türk Sagı. Mitler, Fetisler, Düsman Imgeleri [La droite turque. Mythes, fétiches, images de l'ennemi], Istanbul, Iletisim, 2012, pp. 283-306.
7 Ce terme, qui signifie « infidèle » est d'emploi très courant dans la vie quotidienne.
8 Par exemple, Ali Bulaç écrivait à l'occasion de la fête de la Fetih de 1998, « Les Ottomans se sont distingués [...] par leur tolérance. S'il n'en n'était pas ainsi, resterait-il un seul non-musulman entre l'Adriatique et la muraille de Chine ? (Zaman, 29 mai 1998).
9 « Littéralement ‘ouvertures’ [les futûh] ne sont pas considérées comme des conquêtes au sens vulgaire d’acquisitions territoriales, mais comme la destitution de régimes impies et de hiérarchies illégitimes, et l’‘ouverture’ de leurs peuples à la nouvelle révélation et loi [religieuse] » (Bernard Lewis, Le Langage politique de l’Islam, Paris, Gallimard, 1988, pp. 142-143).