Nevruz, Newroz : en 1996, une tentative de récupération par l’Etat turc
(dernière révision : 27 janvier 2013)
Photo Ahmet Sik. Hommage et salut à l'auteur actuellement en prison (publiée par Yeni Yüzyil, 22 mars 1996)
Newroz : ce terme désigne la fête du printemps, fête de l’année nouvelle dans les sociétés irano-kurdes. En turc, on écrit nevruz. Utilisez un w et vous révélez ipso facto des penchants pro-Kurdes, car « la lettre w n’existe pas dans l’alphabet turc ». En Turquie, newroz est fêté dans le sud-est du pays et partout où se trouvent des Kurdes en nombre… c’est-à-dire un peu partout, et comme les Kurdes sont souvent dans les banlieues pauvres, c’est, dans les grandes villes, une fête de déshérités, c’est la fête des quartiers oubliés. Elle se marque par des danses et des feux de joie. Depuis la rébellion de 1984, newroz est lieu d’expression revendicative, un lieu de la rébellion contre le pouvoir oppresseur de la population kurde, c’est un moment de défi. Il y aurait eu 98 morts et 600 blessés lors des fêtes de newroz de 1991 à 1996 1. Les violences ont commencé en 1991 à Nusaybin où des coups de feu ont été tirés sur un marché (un mort). Surtout, en 1992, newroz a été réprimé de façon extrêmement brutale : 57 morts à Cizre et Sırnak. Les années suivantes, la fête a été interdite, ou tolérée sous haute surveillance.
A cette époque, nous sommes dans une période d’enthousiasme turquiste ; peu après la dissolution de l’URSS, les mouvements et lobbies nationalistes turcs tentent de réorienter la politique extérieure du pays vers les « pays frères » du Caucase et d’Asie centrale. On célèbre la grandeur turque, « de l’Adriatique à la muraille de Chine », tout ce qui vient ou est supposé venir d’Asie centrale, dans la culture turque, est jugé authentiquement turc. C’est une tendance déjà ancienne, née à la fin du XIXe siècle, ravivée par les cercles kémalistes des années trente, puis dans les années 1970, et qui connaît un regain de faveur à la fin du XXe siècle. L’État turc, à l’époque où commence à gronder la révolte kurde, pense pouvoir la désamorcer en « prouvant » que les Kurdes viennent eux aussi d’Asie centrale et formeraient une branche de la population turque, parlant une langue d’origine turque. Pourquoi revendiquer une identité différente, dans ce cas ? Un organisme soutenu par l’État, le TKAE, se met à l’œuvre. Aussi, en même temps qu’il réprime les célébrations de newroz, le régime tente, de 1996 à 1998, de prouver qu’il s’agit d’une fête remontant au plus lointain de l’histoire turque, la légende d’Ergenekon, et essaie de l’officialiser. C’est un bel exemple de tentative de récupération politique d’un mouvement d’opposition.
La décision aurait été prise par le Conseil national de sécurité ((MGK) et les célébrations officielles commencent en 1995. Les recteurs publient des directives pour l’organisation de panels, de symposiums dans les universités, d’une journée culturelle à Ankara ; dans les lycées, les élèves peuvent ou doivent participer à un concours de composition sur le thème « Nevruz dans la culture turque ». A Ankara, des membres du gouvernement participent à un feu de joie devant le monument d’Atatürk. Mais, en ce 21 mars 1995, la première tentative de récupération de Nevruz est occultée par un événement d’une autre envergure, l’invasion du nord de l’Irak par 35000 soldats turcs, dans le but de frapper la rébellion kurde dans ses « sanctuaires » : l’armée turque ne peut se contenter d’un affrontement sur le plan culturel.
L’année suivante, l’opération se déroule mieux, avec les mêmes méthodes : mobilisation des institutions culturelles et éducatives officielles, participation des dirigeants, cette fois au plus haut niveau, et surtout élargissement de la « fête » au « monde turc ». Dans une circulaire publiée le 26 janvier 1996, le YÖK 3 appelle à l’organisation, du 4 au 21 mars, d’une campagne d’information sur Nevruz dans les universités du pays ; entre le 15 et le 21, elles doivent organiser des colloques et symposiums sur l’origine turque et centre-asiatique de cette tradition ; enfin, le 21 mars, les universités doivent prendre en charge de « joyeuses fêtes de Nevruz », avec la participation d’étudiants originaires des « républiques turques » d’Asie. « La fête de Nevruz ne doit pas être instrumentalisée par le PKK », déclare le vice-recteur de la Gazi Üniversitesi. Autant donc organiser son instrumentalisation par le nationalisme turc.
Le 2 mars, Zaman prend part au mouvement : Nevruz est connu comme une « fête nationale turque » (millî bayram olarak bilinen Nevruz). Selon un article de Habib Idrisi, de l’Université Atatürk, « on peut considérer que la fête de Nevruz n’est autre chose que l’ancienne fête qui était dénommée ‘Ergenekon’ ou ‘Bozkurt bayramı’. Les coutumes pratiquées sous le nom d’Ergenekon se sont disséminées aux quatre coins du monde sous le nom de Nevruz. »
À l’approche du 21 mars, la tension monte et un vif débat s’instaure dans la grande presse. La direction du HADEP, parti pro-Kurde légal, rétorque à la directive du YÖK : « Si c’est une fête turque, pourquoi ne l’a-t-on pas fêtée jusqu’ici 4 ? » Mais Emin Çölasan, dans Hürriyet du 20 mars, dénonce au contraire l’instrumentalisation de la fête par le PKK, qui, selon lui, contraignait des milliers de personnes à descendre dans la rue le 21 mars. Le même jour, dans Cumhuriyet, Necati Akgür s’évertue à son tour à refaire l’historique de la fête pour en démontrer le caractère turc.
Si le débat est vif, c’est en raison des précédents tragiques, et parce que le gouvernement a décidé de s’en mêler directement. Le 15 mars 1996, le premier ministre Mesut Yılmaz avait annoncé qu’il se rendrait à Igdır, dans l’extrême est du pays, au pied du mont Ararat, pour participer à ce qui est dénommé officiellement la « Fête internationale de Nevruz ».
Le 20 mars, le président Demirel annonce lui-même la tenue de la « Deuxième manifestation scientifique du monde turc sur la fête de nevruz » (Türk dünyası Nevruz bilgi söleni) 5. Elle se déroulera à l’Ögretmenevi d’Ankara, avec la participation de savants et diplomates de l’ensemble du « monde turc ». Il s’agit, selon la présidence, de renouer avec une pratique ancienne, mise sous le boisseau durant les trois dernières années, en raison des « événements » : « Il faut enlever au PKK le monopole de Nevruz». C’est la première fois que les plus hauts dirigeants du pays participent à de telles célébrations. Mais chacun sait que tout ne se passera pas dans la joie : il s’agit de jeter un voile sur les tensions et les probables affrontements qui vont se dérouler. Ayvaz Gökdemir, ministre d’État, demande que, dans les départements du sud-est, les célébrations soient directement organisées par les préfets. « Nevruz, déclare-t-il, n’est pas la fête d’un peuple (kavim) ni celle d’une race [ırk : dans les deux cas comprendre les Kurdes]. Nevruz ne doit pas être une journée de préparation au séparatisme, à l’affrontement sanglant, à la haine ; ce doit être une journée de joie, de paix et de fraternité 6 ».
Une petite controverse surgit cependant, au sujet de la licéité de la célébration pour les croyants musulmans. Le 20 mars, les milieux islamistes proches du Refah s’opposent à toute forme de participation à Nevruz, qu’elle soit perçue comme coutume kurde ou comme fête officielle turque. Nevruz, écrit Millî Gazete, vient d’un mot persan relatif à l’adoration du feu. « Le Prophète (la paix soit sur lui) l’avait absolument interdit. D’ailleurs, les Coptes d’Egypte l’ont adopté comme jour de l’an. Nevruz est une affaire d’infidèles (kafirlik) ». Au contraire le président du Diyanet 7, Mehmet Nuri Yılmaz, qui représente l’islam officiel, souhaite que Nevruz soit célébré comme une fête de la paix.
Le pays a peur. En rappelant les violences de 1992, Zaman souhaite que la fête soit célébrée calmement. Cumhuriyet, qui y consacre une page entière intitulée « La tension de Nevruz », rappelle que c’est une fête traditionnelle, apolitique et qu’y participer n’est pas un acte de rébellion. Dans un pays où tout doit être légitimé par une parole ou un acte d’Atatürk, et pour que tout kémaliste se sente en paix avec sa conscience, le quotidien rapporte qu’Atatürk aurait participé à une célébration de Nevruz, à Keçiören (Ankara), en 1922.
Le jour de Nevruz, la presse s’efforce de transmettre des nouvelles rassurantes ; l’événement doit paraître sous contrôle : à Izmir, la police va jusqu’à fournir des pneus pour les feux de joie (Hürriyet). Pour bien marquer le caractère « turc » et « centre-asiatique » de Nevruz, le ministère de l’Éducation adresse un message aux « étudiants des pays frères » : « Chers étudiants, joyeuse fête de Nevruz ! Les fêtes sont le symbole de l’unité et de la concorde nationales. Nos ancêtres, qui ont quitté Ergenekon, leur foyer d’origine, un 21 mars, ont choisi cette date pour fêter le printemps. C’est ce que nous appelons aujourd’hui Nevruz. » Le maire d’Igdir fait encore publier un appel au calme. On observe qu’à Diyarbakır, chose incroyable, les policiers sont polis 8.
Pourtant, la veille, une manifestation étudiante à l’Université du Tigre à Diyarbakır s’est conclue par cinquante interpellations. Dans tout le sud-est, selon Cumhuriyet, « on retient son souffle 9 ».
Dans son souci de rassurer, de récupérer et de retourner à son profit le sens de la fête, l’État en a fait trop pour être crédible. Le syndicat enseignant Egitim-Sen critique l’instrumentalisation de la fête : « Tous les organismes d’État ont été mobilisés pour vider Newroz 10 de son sens. Ce n’est pas ainsi qu’on nous fera oublier que la fête a tourné en massacre [en 1992] et que le peuple kurde a été écrasé sous les chars et les balles. » Le syndicat DISK craint même que les manœuvres du pouvoir ne renforcent la polarisation de la société. Dans Sabah, tout en réaffirmant « l’enracinement de la fête dans l’histoire de l’Asie centrale », Güngör Mengi se prononce contre son « étatisation ». Dans le même quotidien, Mehmet Altan manifeste plus nettement sa mauvaise humeur ; il dénonce l’initiative du MGK, et « comme rien n’a changé depuis l’an passé, sauf le quantième de l’année, je republie ce que j’avais déjà écrit : si, il y a 70 ans, on avait accepté sincèrement (gönül rızasıyla) que cette fête soit célébrée par Kurdes, les Turcs, les alevi, les sunnites, est-ce que le pays se serait écroulé ? (Ülke batar mı ? Cumhuriyet yıkılır mı) ? » 11.
Le 22 mars, la Turquie est soulagée : la fête s’est déroulée calmement, du moins en apparence. Certes, les premières pages des journaux multiplient les images de joie et de paix. Les feux de joie, et les participants sautant par-dessus les flammes sont les icônes de la presse, le lendemain de Nevruz. Bien entendu Mesut Yılmaz, présent à Igdir, a la vedette ; on le voit faire un saut pitoyable au-dessus d’un feu pitoyable, car il a visiblement peur de salir son costume. 50 000 personnes seraient venues acclamer le premier ministre, et l’on a mêlé le traditionnel (les feux de joie) et le protocolaire (hymne national, minute de silence). Entre deux promesses, Yılmaz proclame : « Que ce soit la fête de toutes les races (ırk), la fête de la fraternité, de l’indivisibilité de la Turquie. Nous éteindrons l’incendie du sud-est avec le feu de Nevruz ! » A Gölcük, siège de l’État major de la marine, sur la mer de Marmara, Nevruz, « une des coutumes les plus importantes des Turcs » est même célébrée – c’est surréaliste – par l’armée (Zaman). A Ankara, la fête officielle a quelque chose de soviétique, avec les démonstrations d’équipes folkloriques des « pays frères » d’Asie centrale, guidées par « des instituteurs au sourire figé comme une fermeture Eclair 12 ».
Sur d’autres clichés, la joie populaire est visible, mais à bien y regarder, on observe plutôt l’expression d’une hargne devant les photographes : le visage grave, beaucoup font le V de la victoire, victoire souhaitée d’un combat qui dure déjà, à l’époque, depuis douze ans. Des femmes de tous âges, en particulier, dansent autour du feu, en costume traditionnel souvent aux couleurs du Kurdistan : rouge, vert, jaune. Sur une photo de Hürriyet, les pancartes qu’elles brandissent sont soigneusement laissées hors-champ : les costumes traditionnels font de belles photos, et visuellement la manifestation est transformée en fête folklorique, alors que ce costume est revêtu par les femmes comme un étendard politique. On se bat avec des signes, des icônes, que les rédactions s’efforcent de retourner.
Au stade de Zeytinburnu, à Istanbul, la fête est un véritable meeting – non autorisé - regroupant plus de 10 000 personnes. On y clame des « slogans interdits », en kurde, que la presse ne traduit pas volontiers en turc. Selon Türkiye, des drapeaux du PKK seraient déployés. La police, armée de grenades lacrymogènes, est présente avec des blindés anti-émeutes, et un hélicoptère tourne en permanence au-dessus des lieux. Observez bien la photo de Tacettin Aktas, ci-dessus : derrière le feu, un jeune homme barbu, sans doute un militant, jette un regard réprobateur sur le photographe; de sa main gauche, à peine visible, il esquisse un geste de refus. Tous se méfient. Cumhuriyet note que les marchands ambulants ne vendent pas que des simit et des köfte, mais aussi des ballons et autres objets aux couleurs kurdes. Un groupe de 200 manifestants veut marcher vers le centre avec un drapeau kurde, mais il en est empêché par les forces d’intervention rapide (Çevik kuvvet). On compte 75 interpellations, dont le président de la section locale du parti pro-kurde HADEP, Kemal Parlak. Ce même jour, de nombreuses manifestations ont eu lieu dans toute la périphérie d’Istanbul : Gaziosmanpasa, Maltepe, Ikitelli, Bahçelievler, Sarıyer, Pendik, Bakırköy. A Diyarbakır, on note plusieurs « petits affrontements ». A Antep, dans une école primaire du quartier Göllüce, un sacrilège est commis : un buste d’Atatürk est incendié avec un pneu autour du cou !
Ainsi, il y a beaucoup de fausses notes dans cette tentative de récupération. Deux présumés militants du PKK, et six personnes soupçonnées d’héberger ou d’aider des « terroristes » ont été arrêtées à Istanbul, soupçonnées d’avoir projeté un attentat meurtrier au centre ville 13 ; la méthodologie mise en œuvre en 1998 contre Pınar Selek opère déjà. La presse des jours suivants fait semblant de croire en la réussite de l’opération. En somme, si l’on en croit les quotidiens, ce n’est pas l’État qui aurait détourné une fête kurde : c’est le PKK qui aurait détourné à son profit une fête turque ! « Le PKK, écrit Ilhan Selçuk dans Cumhuriyet, a essayé de transformer Nevruz en manifestation politique. Mais le Nevruz n’est pas réservé aux Kurdes, Nevruz est propre aux peuples d’Asie et aux Ottomans ». Et Hürriyet ose : « D’ailleurs, le mot ‘Kurde’ [Kürt] ne vient-il pas du mot turc ‘kurt’ [le loup] ? » 14.
Lisez également l'article suivant, concernant les années 1997 à 1999.
1 Cumhuriyet, 22 mars 1996.
2 Mehmet Altan, « Nevruz 96… » Sabah, 21 mars 1996 .
3 MGK : Millî Güvenlik Kurulu, Organisation de sécurité nationale, organisme créé par la constitution de 1982 qui met le pouvoir politique sous la tutelle des militaires. YÖK : Yüksek Ögretim Kurulu, organisme étatique de contrôle de l’enseignement supérieur.
4 Milliyet, 8 mars 1996.
5 Zaman, 20 mars 1996.
6 Türkiye, « Nevruz alarmı », 20 mars 1996.
7 Diyanet Isleri Bakanligi (Présidence des affaires religieuses) : c’est l’organisme qui contrôle la religion, par lequel l’islam (exclusivement sunnite) est une véritable religion d’État.
8 Bengüç Özerdem, « Degisim rüzgarı », Sabah, 21 mars 1996.
9 Je rends ainsi l’expression kus uçturulmuyor : « On n’oserait même pas faire voler un oiseau ».
10 C’est bien ainsi que le mot est orthographié, avec un w.
11 Güngör Mengi, « Nevruz düsleri » ; et Mehmet Altan, « Nevruz 96… » Sabah, 21 mars 1996 .
12 Ece Temelkuran, Cumhuriyet, 22 mars 1996 : « Nizami bir biçimde gülüp oynayarak afiıları fermuarlayalım genelgesi öfiretmenlerden ».
13 Hürriyet, 22 mars 1996.
14 Ilhan Selçuk, « Nevruz ile Ergenekon », Cumhuriyet, 22 mars 1996 ; et « Nevruz coskusu », Hürriyet, même date.