(Dernière modification le 25 juin 2011)
Necmettin Erbakan, décédé en février 2011, est une des figures principales de la période que j’étudie, puisqu’il a dirigé le gouvernement de coalition dit Refahyol, formé du parti islamiste Refah et du Parti de la juste voie (Dogru Yol Partisi (DYP).
Ce n’est pas seulement le récent décès d’Erbakan qui m’incite à écrire cet article, mais la démolition du stade Ali Sami Yen, à Istanbul. Dans mes souvenirs de la vie d’Istanbul, ce grand monument au cœur de la ville était en effet lié au leader du Refah. À l’occasion de l’anniversaire de la prise d’Istanbul par Mehmet le Conquérant, le 27 mai 1996, le parti avait organisé un grand meeting dans ce stade ; c’était un mois avant la formation du gouvernement Refahyol. La foule était aussi excitée qu’un soir de grand match, et au moment le plus fort du meeting, Necmettin Erbakan est arrivé en hélicoptère, descendu du ciel tel un Messie. Le spectacle était réellement inquiétant. Pour moi, le stade Ali Sami Yen, sorte de gigantesque rond-point qu’il fallait contourner pour se rendre de Besiktas à Taksim, est resté associé à cette sourde inquiétude de l’été 1996.
Au printemps 1994, la formation islamiste avait remporté les mairies de nombreuses grandes villes, dont Istanbul et Ankara. La force du Refah s’est accrue, et aux élections générales de décembre 1995, il est sorti vainqueur, mais avec une majorité relative très faible (21% des voix), les partis de centre droite ANAP et DYP étant presque à égalité (19% chacun). La victoire du Refah n’a pas été acceptée par les autres forces politiques : après plus de deux mois de tractations entre les partis, sur fond de pressions de l’armée, une coalition menée par Mesut Yılmaz écartait du pouvoir le Refah, pourtant premier parti de Turquie !
Cette situation ne pouvait durer. En mai 1996, le vote de confiance au gouvernement Yılmaz était invalidé sur requête du Refah. Presque aussitôt, Mesut Yılmaz démissionnait et, le 27 juin 1996, le gouvernement de coalition Refahyol était formé, avec Necmettin Erbakan comme premier ministre et Tansu Çiller (qui avait été précédemment la première femme chef du gouvernement) comme vice-premier ministre.
Je veux seulement aborder ici la manière dont ce premier chef de gouvernement islamiste a été mis en image par les journaux laïcistes. J’ai montré dans l’article précédent comment l’image de la femme voilée avait été utilisée dans la presse pour avertir la population du danger, et, incidemment, ridiculiser l’islam politique et le mode de vie qu’il préconise.
Necmettin Erbakan était un vieux routier de la vie politique turque. Après une carrière d’ingénieur, il était entré en politique comme député de Konya en 1969, en même temps qu’il publiait son manifeste politique, « La vision nationale » (Millî Görüs), et fondait le mouvement politique du même nom, où le mot « national » est à prendre au sens de millet, la communauté des musulmans. Il est vite devenu le leader de l’islam politique en Turquie, fondateur et dirigeant du Parti du Salut national, puis à plusieurs reprises vice-premier ministre (janvier-novembre 1974, mars-juin 1977, juillet 1977-janvier 1978). A la suite du coup d’État de 1980, il est comme beaucoup interdit de vie politique jusqu'en 1987. A cette date, il fonde et dirige le Refah.
Ainsi son visage, sa voix étaient familiers au public; il est familièrement désigné comme le hoca, le professeur, le maître. Mais durant cette période, la presse laïciste a choisi de présenter l’ingénieur qu’il était à l’origine en homme de religion. Quelques photographies sont très intéressantes sur le plan sémiologique ; elles répondent à des stéréotypes bien précis.
L'homme en prière
Si la foi et les convictions religieuses ne peuvent être photographiées ni mesurées, il est facile de mettre en image la pratique, d’autant plus qu’une personne animée par la foi est souvent tentée de l’extérioriser. La pratique religieuse publique, avec ses gestes, ses attitudes corporelles, ses paroles, est en elle-même une sémiologie. Mais la prise de vue lui superpose une seconde sémiologie, iconographique, qui, se greffant sur la gestuelle du sujet photographié, la met en scène grâce au cadrage. Avant tout, c’est le choix par le photographe du moment photographié qui est primordial. En effet, les apparitions publiques d’un homme politique comportent de nombreuses situations « typiques » qui sont autant de « clichés » (s’exprimant à l’Assemblée, sortant du conseil des ministres, siégeant dans une cérémonie officielle, inaugurant un monument, visitant la population et pratiquant le « bain de foule », etc.). Parmi ces situations, qui ont chacune leur sens politique, il n’est pas innocent de diffuser surtout des photographies d’un homme politique en prière. Mais Necmettin Erbakan s’y prêtait volontiers, et c’est peut-être ce message même qu’il voulait adresser à la nation.
Aussi, Erbakan en prière, la tête coiffée de la petite calotte blanche, est une image familière en 1996 et 1997 : c’est ainsi qu’il est présenté par la presse laïque, de manière à rappeler au lecteur quelle est sa ligne politique. Avant son arrivée au pouvoir en juin 1996, il importe aux rédactions d’agiter la menace : il serait un chef de gouvernement légitime certes, mais sa ligne politique, l’abandon de la laïcité kémaliste, ne l’est pas.
Photo Ali Ekeyılmaz, Yeni Yüzyıl, 27 avril 1996
Puisque Necmettin Erbakan n’a pas une pratique discrète de la religion, et qu’il ne fuit pas les photographes, cela nous vaut de beaux clichés, motivés ou non par l’actualité. En avril 1996, Djokhar Dudayev , le leader des Tchétchènes, est abattu par l’armée russe. Une cérémonie religieuse (gıyabi cenaze namazı) est organisée à la grande mosquée de Kocatepe, à Ankara; Erbakan est au premier rang des fidèles, revêtu de la calotte et de l’un des élégants foulards qu’il affectionnait. Il est à genoux, les yeux baissés, c’est l’image même de la piété (photo Ali Ekeyılmaz, Yeni Yüzyıl), une image représentant un puissant dans une posture humble, une image paradoxale. Le message politique n'est pas entièrement inclus dans la photographie elle-même. Il tient avant tout dans la circonstance, l'hommage rendu à Dudayev, icône de l'ultra-nationalisme et de l'islamisme turcs. Le message ne passerait pas si l'on isolait l'image de son contexte. C'est pourquoi il faut inclure dans le cliché des éléments qui puissent par eux-même, visuellement, laisser une impression inquiétante.
Sur un cliché publié par Milliyet en première page, en février 1997, alors qu’Erbakan est un premier ministre menacé par les pressions de l'armée, le cadrage est plus serré, de manière à inclure seulement, outre Erbakan, deux barbus et un homme moustachu coiffé de la calotte ; le message est plus clair. Erbakan a exactement la même attitude que sur le cliché précédent : les yeux baissés, le visage détendu, un chapelet en mains, la rosette du parti au revers de sa veste, très élégamment cravaté en Versace.
Photo publiée en une de Milliyet, 26 février 1997
Mais l'image de la piété candide est associée cette fois à des visages barbus et graves, et même à un visage franchement hostile, à gauche, qui fixe le photographe. Cette image est publiée l’avant-veille du « coup d’État en douceur » qui a précédé l’éviction du premier ministre ; la tension était sensible, la rédaction de Milliyet a choisi de l’illustrer ainsi. La photographie n’est pas référencée, mais toute référence est inutile car l'image est intemporelle, elle représente l'islam politique en général. Erbakan priant est devenu un stéréotype, plus exactement même une icône. L’article correspondant au cliché n’a rien à voir avec la religion : il relate une interview d’Erbakan à une revue américaine.
Sur cette dernière photographie, deux signifiants, la prière et la barbe, sont associés au même signifié, l'islam politique. Mais, dans certains médias et certaines circonstances, un seul signifiant, la barbe, suffit à évoquer l'islamisme. Comme Necmettin Erbakan ne porte que la moustache. S'il est photographié hors de tout contexte religieux, le travail du metteur en image est de l'associer à un signifiant « religieux », la barbe de certains de ses collaborateurs. C'est le procédé de la connotation, qui consiste à inclure dans le champ de la photographie un élément supplémentaire qui précise le sens du sujet dénoté.
Ici, sur un cliché d'Ekeyilmaz pour Yeni Yüzyil, un troisième signifiant intervient, qui consiste simplement dans l'expression du visage de l'homme à l'arrière-plan: sourcils froncés, moue réprobatrice qui font contraste avec le visage rondouillard et rassurant du hoca.
Photo Ekeyılmaz pourYeni Yüzyil, 25 février 1996
Celui-ci fait figure de marionnette manipulée par des personnages bien plus dangereux qui lui-même. Nous sommes en février 1996, époque où le Refah devrait être au pouvoir mais en est empêché par un bricolage politique; des pourparlers entre Yilmaz et Erbakan viennent d'échouer; les deux hommes, sur la photo, expriment leur déconvenue, dont le lecteur est censé se réjouir.
Avant de m'étendre sur le procédé de la connotation, il faut évoquer d'autres clichés évoquant la religiosité, plus originaux que l'attitude de prière. Une image devenue célèbre a été diffusée par Yeni Yüzyil le 12 mai 1996, quelques jours avant la décision du Conseil constitutionnel qui allait ouvrir la voie du pouvoir au Refah. La maladresse d’Erbakan est étonnante : comment a-t-il pu se laisser photographier au moment de la prière, en train de se faire laver les pieds et remettre ses chaussettes par ses collaborateurs ? L’image est politiquement désastreuse : Erbakan apparaît comme un potentat disposant de serviteurs personnels, et l’image de la piété benoîte est remplacée par celle d’une piété bigote ; c’est un peu l’image ingrate d’une star démaquillée, sans apprêt, dans sa loge. L’attitude religieuse, ici, a perdu sa plastique.
Photo publiée par Yeni Yüzyıl, 12 mai 1996
Deux acolytes d'Erbakan, accroupis, s’occupent des pieds du leader. Derrière lui, un moustachu protégé par des lunettes noires, surveille l’entourage. Deux autres barbus, debout, bras ballants, semblent prêts à rendre quelque service au hoca. Lui-même, assis sur une chaise, en chemise, manches relevées, consulte des dossiers sans s'occuper de ses pieds ; à proximité, au sol, un attaché-case est ouvert: contient-il des dossiers ou un nécessaire de toilette? La scène se passe dans un paysage plutôt rural, peut-être la cour d’une mosquée de province, un lieu herbeux planté de peupliers. Est-ce une photo volée? A-t-elle été diffusée intentionnellement pour diffuser l'image d'un homme qui travaille en toute circonstance?
Si tel était le propos, c’est raté, et son effet a été désastreux, au-delà même des frontières. Dans le quotidien français Le Monde du 11 juillet 1996, un mois après l’accession au pouvoir, Nora Seni s’inquiétait ainsi : « On peut cependant s'étonner de voir les élites laïques contempler sans malaise majeur le leader du Refah, Necmettin Erbakan, se faire laver les pieds par ses fidèles devant les journalistes ». En se laissant photographier ainsi, Erbakan n’a fait qu’aggraver le mépris dans lequel le tenaient les laïcistes ; en publiant la photographie, les médias comptaient sans doute aggraver la crainte qu’inspirait le Refah.
Par la suite, la pratique religieuse a collé à l’image d’Erbakan. L’homme semblait ne savoir et ne pouvoir que prier. Très fréquemment, la caricature l'a représenté coiffé de la calotte et un chapelet en mains. Il a également servi de sujet à une intéressante iconographie, celle du jeûne du ramadan. Comment photographier le jeûne ? Comment signifier sur une image le fait de ne pas se nourrir, surtout lorsqu’il s’agit d’un homme relativement corpulent ? La seule manière est de photographier la rupture du jeûne, c’est-à-dire l’acte de se nourrir ! Selon les convenances, on représente rarement un personnage public la bouche grande ouverte, avalant goulûment sa nourriture. Mais cette attitude, et son signifiant – le grand appétit – signifie à son tour la rupture du jeûne, et par suite le respect du jeûne et le ramadan lui-même. C’est une forme de prière, de religiosité, de respect des rites mais aussi d’ostentation (on peut rompre le jeune chez soi, à l’abri des photographes) qui complète la série des images de l’homme en prière.
Milliyet, 28 janvier 1998
Construction d’images connotées
Jusqu’ici, je ne me suis intéressé qu’au sujet des images, Erbakan lui-même, sujet « dénoté ». Mais, lorsqu’on construit une image photographique, on s’arrange souvent pour inclure dans le champ un élément autre que le sujet, qui connote celui-ci. Dans la photo de presse en Turquie, le procédé est extrêmement fréquent. J’ai étudié ailleurs la fonction de l’apparition du drapeau dans le champ d’une photographie (http://cemoti.revues.org/633). Dans un autre article, j’ai étudié comment le portrait d’Atatürk inclus dans le champ photographié connote la représentation d’un homme politique. Il est vrai que les portraits d’Atatürk, comme les drapeaux, sont partout, et qu’il est quelquefois difficile, voire impossible, d’éviter de les placer dans le champ photographié. Mais, très souvent aussi, l’intention du photographe d’inclure le portrait du Guide dans le champ d’un autre portrait ne fait pas de doute. La connotation, d'ailleurs, n'est pas tant dans le choix de l'image incluse dans le champ, que dans l'intention du photographe de l'inclure.
Ce type de prise de vue est devenu un stéréotype de la presse et de la propagande politique. Le portrait d'Atatürk est, dans la presse, un élément connotant au pouvoir ambivalent d'approbation ou de réprobation. L'image d’Atatürk, dans cet usage, a une valeur normative puisqu'elle est elle-même le signe de la norme et signale l’approbation ou la réprobation 1. Dans le cas des photos de Necmettin Erbakan, l'inclusion d'un portrait d'Atatürk dans le champ a presque toujours une connotation négative, une fonction de réprobation.
Dans l'imagerie politique et patriotique turque, Atatürk est souvent traité comme un personnage vivant, qui s'exprime, donne son avis et réagit aux vicissitudes de la vie politique actuelle. En composant une photographie, on peut utiliser les nombreuses expressions du visage d'Atatürk pour le faire « parler » (il faut voir à ce sujet le magnifique travail de Chantal Zakari et Mike Mandel). Or par chance pour les photographes qui ont travaillé sur Erbakan, Atatürk, sur les portraits qui ornent les lieux publics et les salles de congrès, est souvent représenté avec les sourcils froncés, en Père aimant mais sévère, soucieux du devenir de ses enfants.
Sur un cliché d’Ekeyılmaz publié en octobre 1997 (Yeni Yüzyıl), Erbakan n’occupe qu’un petit quart de l’image ; en revanche, Atatürk s’étend sur un bon tiers, avec une partie de son visage seulement, cadrée de manière à ce que l’œil avec son sourcil froncé – aussi important sur la photo que la tête d’Erbakan - semble fixer le leader islamiste.
Avec un tel cadrage, on peut être sûr que le contenu du message est déjà dans la conscience du photographe lorsqu’il appuie sur le déclencheur. D’abord implicite, il est explicité par la titraille : « L’œil d’Atatürk veille » (littéralement : « Au-dessus [d’Erbakan], l’œil du Père »). Sur un autre cliché dû à Ates Tümer (Radikal), où le Père apparaît à nouveau sourcils froncés, occupant les trois quarts de l’image, le procédé est exactement identique.
On peut connoter la photo de n'importe qui avec n'importe quel portrait, pour approuver, réprouver, moquer, admirer, exprimer une filiation alléguée. Si le type le plus fréquent concerne Atatürk, on s'est amusé, dans la presse turque, à connoter le portrait d'Erbakan avec celui de Khomeyni ; l'occasion était trop belle, elle a été saisie lors d'un voyage officiel du Premier turc en Iran, en août 1996. Erbakan donnait une conférence de presse au salon VIP de l'aéroport de Téhéran où, bien entendu, figure le portrait du Guide de la révolution islamique. L'intention du photographe de Hürriyet, ici, est patente, dès lors que le portrait d'Erbakan proprement dit n'occupe qu'une petite moitié du champ. Et le message adressé au lecteur turc est tout aussi clair: Erbakan fait courir à la Turquie un danger semblable à celui que connaît l'Iran. Ainsi, Erbakan a été piégé par les photographes avec les images de deux Guides diamétralement opposés, mais, paradoxalement, connotent tous deux négativement car elles ne fonctionnement pas de la même manière. La connotation par Atatürk est un procédé de réprobation directe. La connotation par Khomeyni procède de manière plus complexe: comme elle est censée mettre en scène l'approbation par un Guide islamiste, l'image est avancée comme preuve du danger représenté par le Refah. Le procédé est double,c'est une approbation réprouvée.
Il est d'ailleurs si familier aux gens de presse en Turquie que le caricaturiste Ulvi, dans Cumhuriyet, s'en est gentiment moqué par une composition en abyme en octobre 1996. Cela frise l'impertinence à l'égard du Père: pourrait on imaginer qu'il existe quelque part un portrait d'Atatürk connoté par un islamiste? Dans la mise en scène d'Ulvi, Erbakan commettrait le plus grand péché, le blasphème!
Il y a encore beaucoup à dire à propos de cette sémiologie. La presse laïque s’en est donné à cœur joie pour présenter Erbakan sous un certain aspect, qui servait les kémalistes. Il ne s’agit là que d’un épisode, mineur, de l’implacable guerre des signes entre islamistes et kémalistes en 1996-1997.
Articles connexes :
Esquisse n° 20 - Prier ne peut pas faire de mal (1)
Esquisse n° 21 - Prier ne peut pas faire de mal (2)
1 Cf. mon article « Le consensus obligatoire », in Rigoni Isabelle (éd.), Turquie : Les mille visages. Politique, religion, femmes, immigration, Paris, Syllepse, 2000, pp. 89-104.