La personne qui me rapporte ceci est d'une autre génération (la mienne), une époque, me dit-il, dont les mouvements cherchaient plus à vaincre - traduire renverser le gouvernement ou carrément le capitalisme. Souvent, en Turquie, dans un combat desespéré voire suicidaire dont le seul résultat est d'avoir laissé des "martyrs" qu'on commémore: Deniz Gezmis dont le portrait figurait sur l'AKM aux beaux jours du mouvement actuel. Mon interlocuteur approuve chaleureusement les propos du jeune lycéen, admettant que cette nouvelle génération nous apprend quelque chose. C'est vrai.
Je viens de "faire", et même deux fois, Istiklal dans toute sa longueur et il ne reste aucune trace de rien. Même chose dans les quartiers qui étaient assez chauds hier soir, Sıraselviler et Çukurcuma. Vraiment, on peut complimenter les services municipaux. Pour la propreté, mais surtout pour la capacité d'effacer le passé même tout récent, ils sont forts.
A l'entrée de la place de Taksim, au débouché de la rue Sıraselviler, nombreuses forces de police au repos. Je suis étonné. Ces Robocop n'ont AUCUNE TENUE. Ils sont vautrés sur les trottoirs, assis par terre, fumant et buvant. C'est étonnant car chez les CRS, en France, on laisse cuire les troupes au soleil ou se geler au froid, debout, pendant des heures avant les manifestations, parfois on laisse même la population les insulter, pour que les policiers soient bien énervés. Le manque de tenue est sévèrement puni dans l'armée française et certainement dans la police. Or je me souviens avoir vu quelquefois, dans ma rue Susam Sokak, des policiers dans leur voiture de service, litéralement vautrés sur leur siège, se faisant servir le thé d'un simple claquement de doigts (je serais étonné qu'ils aient payé ces thés).
Ce manque de tenue n'est pas un détail. Cela montre qu'ils sont les rois de la rue, ils font ce qu'ils veulent. Le manque de tenue dénote leur dangerosité: manque de tenue, ils ne sont pas tenus.
Ma pensée vagabondait en voyant ces Robocop des Forces d'intervention rapide (Çevik kuvvet) aujourd'hui. Non seulement ils n'ont pas de tenue, mais au cours des poses, ils se vautrent ainsi parmi la population, ils sont mêlés à la population, à la foule nombreuse des passants. Je ne peux pas imaginer, en 1968 ou dans les années plus dures qui ont suivi, en France, un policier isolé parmi la foule: il se serait fait sévèrement insulter, si ce n'est agresser. Ç'aurait été dangereux pour lui.
Ici, dans ce contexte extrêmement tendu, les passants ne font rien, ne disent rien, ne les insultent pas. Une amie à qui je m'en étonnais me dit: Eh bien, tu n'as pas compris? On est dans un Etat policier, les gens ont peur, tout simplement. C'est vrai, c'est tellement simple. Et je me souviens que, avec mon esprit de Français fraichement débarqué, dans les années 1990, j'avais "répondu" à un policier qui s'était adressé à moi sans y mettre la moindre forme, en me tutoyant et j'en passe. J'ai été confronté à une réaction violente, des gestes menaçants, une esquisse de claque, et je m'en suis sorti tout juste. Je comprends ce que peut être, en Turquie, la peur de la police. Je l'ai mieux compris encore avec l'affaire Metin Göktepe, ce jeune photo-reporter tabassé à mort dans un commissariat en janvier 1996.
Je comprends... La preuve? Je n'ai pas osé photographier ces Robocop vautrés.