Voici un « flash », un flash différé de plusieurs mois, dû à la découverte de clichés qui ont attendu ce laps de temps pour être développés. Nous sommes à la mi-juin à Istanbul, la batterie de mon numérique est déchargée, mais heureusement j'ai en poche mon Mini-Leica. Les images scannées qui sortent sur mon écran sont très sombres, mais après quelques manipulations je retrouve un souvenir très fort.
Le samedi 15 juin, j'avais parcouru Kadıköy, pour me faire une idée de ce qui pouvait se passer hors du centre, puis, le soir, j'étais retourné au parc de Gezi, qui me semblait relativement morose. Cela sentait la fin d'un mouvement. Il y avait relativement peu de monde, et tout était calme. Une petite manifestation du syndicat DISK parcourait les allées du parc, très classiquement, assez mollement applaudie par les passants.
Le reste était devenu très classique aussi. Le mouvement s'enlisait. Ou alors il s'endormait dans les bras du kémalisme. Entre les arbres étaient tendus des portraits des victimes de la répression, à ce moment-là au nombre de trois, mais des portraits d'Atatürk aussi, en grand nombre et de toutes tailles. Le syndicat d'enseignants Egitim-Is proclamait « Nous sommes les instituteurs de Mustafa Kemal ». Un jeune homme avait monté un stand où il proposait, avec succès, des tatouages de la signature d'Atatürk. Atatürk était partout, en fait. Ce que j'avais constaté depuis quelque temps sur les photos qui parvenaient par le Net, et que je voulais vérifier.
Bref, mon impression était que le mouvement se terminait, ou se « kémalisait ».
A Ankara, on enterrait Ethem Sarısülük, l'une des victimes de la répression.
Je photographiais tout cela, obtenant des images convenues, mille fois diffusées déjà sur les réseaux. Mon regard était déjà formaté.
Alors que le jour baisse, on me propose d'aller à une soirée amicale chez un Français d'Istanbul, près de Galata. Arrivé là, à vingt minutes de Gezi, j'apprends que la répression a commencé, sauvage, violente, insensée : toute la force mécanique et chimique de la police s'y est mise en quelques minutes, qui détruit tentes et installations, disperse les occupants par les gaz et les canons à eau. Mais c'est comme si la révolution recommençait, car la répression aboutit immédiatement à une mobilisation sans précédent.
De là où nous sommes, assez proches de Taksim pourtant, nous n'entendons rien, ne voyons rien. Par instants, des groupes de jeunes descendent précipitamment vers le Bosphore. A la télévision, nous assistons à l'arrivée d'immenses vagues de manifestants montant depuis Besiktas ou de Tarlabası, convergeant vers Taksim. C'est plus qu'impressionnant, presque effrayant. La police use de forces tellement disproportionnées, et il y a tant de monde, que des malheurs sont à craindre. Par Facebook, je transmets en direct des nouvelles pour mes amis en France. Cela dure presque toute la nuit.
Je devais séjourner à l'IFEA, en plein cœur des événements : tout le secteur est dans les gaz, il n'est pas question d'essayer de rentrer « chez moi ». Au petit matin, de l'appartement devenu refuge, les convives s'en vont au fur et à mesure que les choses semblent se calmer.
Je sors vers 5h30, monte vers Tünel et découvre, à l'aube, une rue Istiklal presque déserte et jonchée de débris - normal après une nuit d'agitation - mais sans dégâts ni destructions : remarquable sagesse et contrôle des manifestants, qui ne se sont laissé aller à aucune violence, aucun débordement.
Autre chose m'étonne : la rue est presque vide, parcourue seulement par quelques groupes de jeunes plutôt calmes, mais on entend au loin un vacarme métallique, comme si l'on entassait quelque part des ferrailles.
C'est bien cela. Exactement au niveau de la tour Odakule et de la rue Nuru Ziya, la rue de l'IFEA, un groupe de jeunes coiffés de casques de chantier est en train de vider un immeuble en chantier et entasse bruyamment des tôles, des poutrelles, des fers à béton, et les dispose en une barricade dont les défenses, faites de poutrelles, sont tournées vers Taksim. La scène est étrange, vu l'heure, et surtout parce que le travail se fait calmement, systématiquement, sans la moindre excitation. On dirait des ouvriers du bâtiment qui préparent un chantier. Mais un peu plus loin, au carrefour de Galatasaray, des canons à eau stationnent, et les visages et les actes déterminés des « ouvriers » laissent entendre qu'ils ne se laisseront pas déloger. Des commerçants, qui étaient peut-être restés la nuit pour veiller sur leurs biens, et quelques badauds, les regardent avec inquiétude. Mais personne ne réprouve, dissuade ou empêche d'agir.
Après la violence de la nuit, cela présage une nouvelle phase d'émeute. A l'IFEA, je croise des chercheuses qui se hâtent vers le premier avion : la nuit a été intenable. C'est une nouvelle journée de gaz qui semble s'annoncer, et si je reste à l'IFEA, je ne pourrai en sortir. Après un bref repos, je sors pour un nouvel abri. Je remonte Nuru Ziya, m’attendant à voir une sorte de forteresse ouvrière au débouché de la rue.
Stupeur : il est environ 10 heures, la barricade a disparu. Il ne reste aucune trace de la forteresse.
Mais, dans les heures qui suivent, ce dimanche, la répression reprend. Les manifestants accourent de toute la ville. Beyoglu est enfumé et je monte de temps à autre sur Istiklâl pour me rendre compte. Je voulais voir si ce que projettent les canons « à eau » est bien de l'eau. Non, évidemment, c'est un liquide jaunâtre qui pue le produit chimique et agresse immédiatement les yeux, même à distance.
La discipline des manifestants est impressionnante : lors des assauts de la police, pas de panique, les gens se dispersent dans les petites rues, dans le calme, des milliers de personnes disparaissent en quelques secondes. Il n'y a pas la moindre bousculade. C'est une habitude ancienne, héritée peut-être des années 1970 marquée par des violences presque quotidiennes, j'avais pu le constater moi-même voici vingt ans : au moindre son qui peut ressembler à un coup de feu, la rue se vide en un clin d'oeil.
Une barricade fantôme, une nuit et une journée presque cloîtré, puis, le lundi 17, une manifestation syndicale avortée. Je me suis posé la question : est-il vraiment utile d'être sur les lieux ?