Ce texte dont l'auteur souhaite rester anonyme en raison de ses fonctions à l'université, a été rédigé suite aux appels à témoignage lancés par le journal Le Monde, déjà clôturé au moment où je vous fais parvenir ce message.
En espérant que vous pourrez faire circuler, diffuser, dans la presse de langue française, dans vos réseaux, blogs ou sites web, ce témoignage et bien d'autres pour pallier à la censure ambiante et pour dénoncer les abus non seulement policiers mais aussi judiciaires actuellement en cours.
Bien cordialement,
D.D.
TEMOIGNAGE D'UN JEUNE CHERCHEUR EN DROIT
"Salut au peuple Français, et à l’humanité entière ;
Je suis un assistant de recherche à la faculté de droit d’une université publique à Istanbul. Jusqu’à la nuit du 31 Mai 2013, moi non plus, je ne croyais pas que la résistance de Gezi Parkı allait réussir, j’étais vraiment désespéré et ne pensais pas participer aux protestations.
Le 31 Mai, vendredi soir, je suis allé à Beylerbeyi qui se trouve sur la rive asiatique. Quand j’ai quitté le taxi, j’ai remarqué qu’il y avait l’influence du gaz lacrymogène (dont j’avais déjà eu l’expérience plusieurs fois lors des manifestations du 1er Mai et autres actions collectives), mes yeux et mon nez brûlaient. Imaginez que depuis la Place Taksim et Gezi Parkı qui se trouvent sur la rive européenne de la ville, on a utilisé tellement de gaz lacrimogène qu’on pouvait sentir ses effets sur la rive asiatique. Regardant l’autre rive du Bosphore, on pouvait clairement voir la fumée du gaz qui s’élevait de Taksim et de Beşiktaş.
Moi et mes amis avons decidé de participer aux protestations et sommes allés à Taksim. Vers 22h, nous y sommes arrivés et nous nous sommes dirigés au Barreau d’Istanbul sur l’avenue Istiklal. Le Barreau d’Istanbul orientait les avocats bénévoles aux commissariats et aux postes de police pour aider les personnes se trouvaient en garde en vue et demandaient de l’aide juridique ainsi que pour constater et dénoncer les cas de torture.
Après avoir visité quelques commissariats, nous qui étions dix avocats, sommes allés à la Préfecture de Police d’Istanbul, Avenue Vatan. Là-bas, il y avait 81 manifestants en garde à vue. Avant notre arrivée, ils avaient déjà fait leur déposition avec l’aide des avocats commis d’office et le procureur de la République avait décidé de les relaxer et les papiers étaient signés par les manifestants aussi. Cependant, ni le procureur de la République et ni les policiers n’ont donné aucun exemplaire de ces documents, ni aux manifestants, ni à leurs avocats. Enfin, le procureur de la République a déclaré que, compte renu des récents événements, il avait décidé de ne pas les relaxer. Les avocats ont demandé un exemplaire des papiers de déclaration et de la décision de relaxe, mais la police a insisté pour ne pas donner ces documents aux avocats.
On n’avait aucun moyen de prouver ce geste illégal. Les avocats commis d’office ont recueilli une déclaration sur cette décision de la police et du procureur, qui ne donnaient pas et ne montraient pas les documents aux concernés. Et les avocats bénévoles ont recueilli une autre déclaration sur la détention arbitraire des manifestants qui étaient déja relaxés selon la loi. Puisque la police ne fournissait pas les photocopies, les avocats ont rédigé chaque document au moins 3 fois à la main et ils ont présenté ces déclarations dans les dossiers du procureur et de la police. Les manifestants en garde à vue ont attendu dans les salles de garde à vue, et dans les bus (comme les salles étaient pleines, une partie des personnes étaient surveillées dans les bus) jusqu’au lendemain (samedi) après-midi, puisqu’ils n’ont pas pu plaider au tribunal de garde.
Pour le moment je ne vais pas vous raconter la répression et la violence policières dans les rues. Vous le voyez sur les réseaux sociaux qui sont qualifiés de « trouble à l’ordre public » par notre premier ministre. Mais imaginez ce que peut faire la police d’un pays dont le procureur de la République agit d’une manière si arbitraire."
Voyez aussi ma première réaction du 1 juin: "Les arbres de Taksim cachaient la forêt de la révolte"