Je suis venu à Mardin avec une délégation de membres de l'Association de solidarité France-Kurdistan, à laquelle se sont joints des responsables de SOS-Racisme. Le but était d'observer le déroulement des élections anticipées du 1er novembre, à la demande du Parti démocratique des peuples (HDP), qui avait, lors du scrutin du 7 juin, remporté 80 sièges de députés, une révolution dans l'histoire de la république où, jusqu'à présent, les partis pro-kurdes n'avaient jamais été représentés au Parlement.
C'est pourquoi le pouvoir dirigé par l'AKP a choisi de provoquer de nouvelles élections, le 1er novembre. Cette fois, le parti HDP est en grande difficulté. Les attentats de Suruç (20 juillet), puis d'Ankara (10 octobre) ont traumatisé la population. Les attaques du PKK ont repris, les ripostes du pouvoir ont été sévères, disproportionnées. Des villes entières comme Cizre ont été soumises à un état de siège meurtrier. On estime que, depuis le 7 juin, 700 personnes environ ont été tuées dans des circonstances dramatiques.
Dès lors comment faire campagne ? Le HDP n'a pas pu se mobiliser comme au début de l'été, le pouvoir a multiplié les manoeuvres, et la fraude ou les pressions étaient à craindre. Le HDP avait donc lancé un appel international pour mobiliser des observateurs volontaires. Le vendredi soir à Mardin, des responsables locaux du HDP et du BDP, le parti-frère, nous décrivent l'atmosphère de deuil qui prévaut depuis l'attentat de Suruç. Pour le scrutin du 7 juin le HDP avait ouvert 35 permanences électorales dans le département. Mais en raison des violences, mises à sac, incendies et agressions commises en septembre par les bandes de partisans de l'AKP, deux permanences seulement ont pu être ouvertes cette fois-ci.
L'AKP, pour sa campagne, a illégalement utilisé les services préfectoraux et l'appui du préfet lui-même, ainsi que la police et l'administration. On a fait pression sur les maires des villages (muhtar) en les convoquant dans les garnisons. Nusaybin et Kerboran étaient sous régime de couvre-feu, tandis que dans plusieurs districts de montagne, l'armée avait imposé des restrictions de circulation. Dans l'ensemble du sud-est de la Turquie, 19 co-maires et responsables, toutes féminines, du HDP ou BDP ont été mis sous les verrous : rien qu'à Nusaybin, la co-maire, la co-présidente du HDP et la co-présidente du BDP.
Samedi 31 octobre. La veille du scrutin, un autobus de la municipalité vient nous chercher à Mardin, pour nous rendre à Nusaybin, à environ 50 km.
Nusaybin est exactement sur la frontière syrienne, qui la sépare de sa ville-jumelle Qamishly. La frontière a été établie en 1921, au terme d'un accord franco-turc, le long de la voie ferrée existante: c'est un cas unique dans la géographie mondiale. La route d'Urfa à Nusaybin et Cizre, qui mène plus loin au Kurdistan irakien, la longe, exactement, sur des dizaines de kilomètres, à droite de la route : barbelés, champ de mines, la voie ferrée, barbelés encore, et miradors qui sont en Syrie. Sur le côté nord de la route, nombreux postes et camps militaires turcs. De part et d'autre, champs de maïs irrigués.