Lorsqu'on arrive au centre de la bourgade de Şenyurt, on est frappé par un attroupement autour d'un petit jardin public, dont l'entrée est surmontée d'une banderole en turc et en arabe : « Sous-préfecture de Kızıltepe – Aire d'attente pour les Syriens ». Sous les abris, des tas de ballots, et une centaine de personnes qui, nous voyant arriver, cherchent à nous prendre à témoin de leur situation.
L'"aire d'attente" des réfugiés syriens. Photos E.C. (cliquer pour agrandir)
Şenyurt est située sur la frontière turco-syrienne, au sud de Mardin. Autrefois, la petite agglomération portait le même nom que la ville située en face, en Syrie : Darbasiyah, que les Kurdes prononcent Dirbesiye ou Dirbesî. Il y avait là un point de passage important entre les deux pays, car, lors de l'établissement de la frontière en 1921, de nombreuses familles et tribus avaient été coupées par le tracé. Sans être vraiment dense, le trafic ferroviaire de la ligne Adana-Bagdad et son embranchement vers Mardin assuraient une activité économique ; douanes, police, activité de transit et transport, commerces, hôtels, fonctionnaires, employés des chemins de fer, il y avait une population non agricole importante. D'ailleurs, sur les images de Google Earth, on distingue nettement, à l'est de la petite ville, l'ancien village et ses ruelles, tandis que la ville elle-même, autour de la gare, a des rues rectilignes.
Captures d'écran de Google-Earth. A gauche, Senyurt en Turquie et Darbasiyah en Syrie; la voie ferrée et la frontière (ligne jaune) coupent la photo en diagonale. A droite, vue rapprochée de Senyurt: à gauche l'ancien village, à droite, le long de la voie, la ville moderne ferroviaire.
A la suite du coup d'Etat de 1980, la frontière avec la Syrie a été fermée et le trafic ferroviaire s'est étiolé. Dix ans plus tard, en 1990, la population se maintenait encore à 3500 habitants, pour chuter rapidement ensuite : 1700 en 2012. Depuis cette date, on ne sait plus. Cette année-là, la municipalité de Şenyurt a été supprimée par la loi n° 6360. La bourgade est intégrée dans la « municipalité métropolitaine » de Mardin, elle n'est plus qu'un « quartier » de Kızıltepe qui est à 15 km, les statistiques ont été fondues, et le maire n'est plus qu'un muhtar.
Depuis qu'elle est coupée de la Syrie, Şenyurt est cernée sur trois côtés par des champs de mines. Privée des activités liées à la frontière, la population ne vit plus que de l'agriculture et de l'élevage. Comme dans toute cette région du sud, on ne voit que des champs immenses, irrigués, et un peu partout des silos à céréales.
De l'autre côté des rails, Darbasiyah est une ville beaucoup plus importante, qui a récemment grossi en raison de l'afflux de réfugiés venant de l'ouest de la Syrie ou de localités plus proches comme Hasakah ou Ras al 'Aïn, fuyant les violences des djihadistes ou de l'Armée syrienne libre. En juillet 2012, la ville est passée sous contrôle kurde, en même temps qu'Amudah et Al-Malikiya (Malkiye), plus à l'est. Comme on sait, cette avancée kurde est due à la branche militaire syrienne du PKK, le YPG (Unités de protection du peuple), ce qui a provoqué un renforcement immédiat des positions militaires turques, à Mardin comme ailleurs sur la frontière.
Un poste militaire s'est installé sur l'étroite bande de territoire turc séparant les voies de la frontière, qui passe au ras des grands silos, masse blanche bien visible sur les photos verticales. Les positions du YPG sont à quelques mètres du poste turc, et le drapeau kurde flotte sur les silos. Scène magnifique que je n'ai même pas pu photographier tant les militaires se montrent agressifs.
Şenyurt/Dirbesî vit depuis 2012 avec des flux de réfugiés. En novembre, une contre-attaque de l'armée syrienne avait provoqué le passage d'environ 500 Syriens (voir haberler.com, 9 novembre 2012), puis le mouvement n'a plus vraiment cessé. Le passage est illégal, dangereux ; régulièrement des Syriens sont victimes de tirs, de mines ; ces personnes rendues fragiles par leur situation subissent des coups, extorsions, viols. En juin 2014, les femmes du Demokratik Özgür Kadın Hareketi (Mouvement démocratique des femmes libres) de Kızıltepe ont manifesté dans la ville au mot d'ordre de « Halte aux massacres et aux viols à la frontière », guidées par la co-présidente du BDP de Mardin, Hasibe Mengilkaon.
Dans un reportage publié en mai 2015 sur le site d'information bianet.org, Vecdi Erbay retrace le mouvement de va-et-vient autour de la gare de Şenyurt/Dirbesî, où sont passées des milliers de personnes malgré les champs de mines. De nombreux jeunes Kurdes de Turquie se sont engagés dans les combats en Syrie : souvent, presque chaque semaine selon Vecdi Erbay, ils reviennent dans des cercueils. Le 20 mai, au cours du séjour du journaliste, les corps de trois jeunes tués au Rojawa sont rapatriés : Metin Ceylan (Tofan Gernas), Tayfun Kaygısız (Hasan Kıvırcık) et Mehmet Aslan (Brusk Amed). Les cercueils sont accueillis par des applaudissement, des youyous, des slogans. Des personnalités sont venues à leur rencontre, notamment Rahsan Anter et Anter Anter, fille et fils de l'écrivain kurde Musa Anter assassiné en 1992.
Après la reprise de contrôle de Darbasiyah par le PYG, un mouvement de retour a commencé, sous contrôle de l'armée turque qui laissait passer les réfugiés par paquets de cinq à dix personnes. Du coup une certaine vie a repris à Şenyurt ; Erbay parle de bavul ticareti, « commerce à la valise », petits trafics à la sauvette ; deux hôtels abritent pour la nuit ceux qui comptent passer le lendemain ; plutôt des marchands de sommeil qui entassent les clients à 10 ou 15 par chambre. Ceux qui n'ont pas d'argent passent la nuit dans le jardin public, hiver comme été.
Depuis trente ans, la violence n'est jamais loin, comme dans tout le Kurdistan turc. De nombreux villages de la région ont été évacués de force, souvent détruits, par l'armée (voir mes "esquisses" n°56, 57, 58). A Şenyurt, toutes les familles kurdes comptent parmi leurs membres des victimes de la répression, ou des tués au combat. Tout récemment encore, le 30 septembre et le 4 novembre 2015, la police affirme avoir déjoué des attentats du PKK sur la route de Kızıltepe.
Le signe jaune indique le petit parc où attendent les réfugiés. Immédiatement à sa droite, le point de passage, raccordé à la route de Darbasiyah. Le poste militaire turc est installé au pied des silos blancs visibles en bas à droite du cliché.
Ce que nous avons observé ce 31 octobre à Şenyurt fait donc partie depuis quelques années de l'ordinaire de la ville, dont la vie est entièrement sujette aux événements frontaliers. Après que les militaires nous aient chassés du quai de la gare, d'où l'on peut trop facilement prendre des photos, les responsables de la ville nous ont conduits devant une forte grille qui barre l'ancien point de passage de la frontière. De là, en se contorsionnant, on peut apercevoir le drapeau du YPG.
Nous sommes assaillis par les Syriens qui « logent » à côté. En même temps, un détachement de militaires turcs se précipite sur nous. Nous sommes bousculés, pressés de questions et d'invectives de la part des Syriens en même temps que des aboiements d'un gradé. Un homme de grande taille se fraie un passage vers la grille, répond au gradé de façon très agressive ; il défend notre droit à observer la situation, à témoigner ; on va vers l'incident. Les Syriens nous parlent, on nous traduit en turc.
Réfugiés syriens à Senyurt (photos E.C.)
Leur situation est absurde : ils ont fui les combats, ils ont réussi à passer au péril de leur vie. Ils ne vont pas plus avant en territoire turc car ce qu'ils veulent c'est rentrer chez eux. Ils sont là avec leurs ballots, leurs couvertures, les maigres biens qu'ils ont pu emporter, ils dorment en plein air, parfois sous la pluie, mal abrités par un auvent qui couvre partiellement le jardin. Un homme en djellaba blanche impeccable, aux cheveux rares et très noirs nous explique en arabe qu'ils ne veulent rien d'autre que rentrer chez eux.
Mais l'administration turque les en empêche, les militaires leur bloquent le passage, car ils n'ont pas de papiers ! « Mais nous n'avons pas pu les prendre nos papiers ! Nous avions d'autres soucis que de nous mettre à la recherche d'une carte d’identité quand nous avons pris la fuite ! ». Ces gens sont dans une rage folle et bien compréhensible, ils sont à cent mètres de leur pays, à proximité d'un territoire qu'on espère apaisé, et ne peuvent franchir cette ligne stupide !
Un mouvement de foule en retrait : on nous entraîne vers le café du lieu, qui est orné d'une banderole « Kantona Rojawa ». Très vite, on sort des chaises qu'on dispose en demi-cercle, les thés arrivent, le grand homme qui invectivait les militaires nous salue, il s'avère que c'est le muhtar de Şenyurt. Des habitants, des militants, des responsables locaux viennent nous parler, de leurs problèmes, de ceux des réfugiés, des élections qui se tiennent le lendemain. Autour, des réfugiés et des habitants écoutent, écoutent nos réponses.
Le maire est dans la rage depuis longtemps : « Mon village a été brûlé en 1991, mon frère a été tué, j'en suis là, nous en sommes là avec en plus les problèmes de la Syrie ! C'est pire que dans les années 1990 ! ». Kurde, il affirme pleinement ses convictions politiques, il est aux côtés du YPG et dit combattre pour les valeurs universelles, « celles que défend notre président Abdullah Öcalan ». Son village, Salkım, ou Vardims pour les Kurdes, est encore visible sur Google Earth, mais n'a plus de nom. Seules quelques maisons ont repoussé parmi les fondations de celles qui ont été brûlées voici 25 ans.
Après cette réunion informelle, beaucoup d'embrassades, d'étreintes, de promesses. Nous ne pouvons rien faire d'autre que témoigner et, le lendemain, dans la mesure de notre petit nombre, observer le déroulement des élections.
Nous repartons pour Kızıltepe où nous sommes attendus.
A gauche, Ziyad Agaoglu, maire/muhtar de Senyurt. A droite, une partie de la délégation de l'Association de Solidarité France-Kurdistan (photos E.C.)