Et nous comprenons vite pourquoi on nous a entraînés dans cette rue. Ici, la manœuvre d'intimidation de l'AKP a consisté à peindre une grande marque rouge sur les boutiques des commerçants qui votent pour le HDP ou le soutiennent. Les commerçants, au fur et à mesure de notre passage, baissent leur rideau de fer pour nous montrer les marques. C'est un procédé qui a été utilisé plusieurs fois, en Turquie, pour désigner les Alévis, pour désigner en général l' « ennemi ». Un procédé supposé faire planer la menace d'ennuis à venir. Mais ces gens ne se laissent pas impressionner. Au contraire, ils seraient plutôt dans le défi, comme ce gamin qui me demande de photographier son crâne, où il s'est fait tondre les lettres « HDP » !
Les marques rouges à Kızıltepe/Qoser (photos E.C.)
Nous étions le 31 octobre. Une semaine plus tôt, l'école Ferhat Kurtay avait été ouverte, inaugurée par Gülser Yıldırım, députée HDP, les deux co-maires de la ville, une délégation des Mères pour la Paix (Barıs Anneleri), et Rabia Kurtay, sœur aînée de Ferhat Kurtay, un militant kurde d'extrême-gauche qui, avec trois camarades, s'étaient suicidés par le feu dans la cellule de leur prison, le 17 mai 1982. « Cela fait quarante ans que nous luttons de tous notre corps pour vivre librement dans notre pays, et nous n'avons jamais accepté d'être assimilés dans le cadre d'une entité monolithique. Nous croyons que tout peuple doit pouvoir vivre dans sa propre langue et sa propre identité. C'est un beau principe, et ce pays sera beau seulement quand tous les peuples qui le composent pourront parler librement dans leur langue », avait notamment déclaré Gülser Yıldırım. L'une des Mères pour la Paix, Hüsnügül Bilge, avait dénoncé « le pouvoir qui fait tuer ses enfants, aussi bien turcs que kurdes ».
Sur cette lancée, quatre jours plus tard, le 28 octobre, l'école du Martyr Gelhat était inaugurée à Silopi (département de Sırnak), et à Nusaybin, l'école Ehmed Beyhan, dans les mêmes conditions, également par les autorités locales (HDP ou BDP) et des délégués des associations et des syndicats. Pour le représentant du syndicat Egitim-Sen de Silopi, « On a constamment fait obstacle à l'enseignement en kurde. Certains se demandent pourquoi les enfants kurdes réussissent moins dans la vie ! La seule et unique raison est l'absence d'enseignement dans leur langue maternelle ». Douze instituteurs allaient commencer la classe pour soixante enfants, en kurde.
Mais très vite l'Etat intervient. D'abord à Nusaybin où la police, venue en véhicules blindés, appose des scellés. Puis à Silopi. Enfin à Kızıltepe le 29 octobre. Une conférence de presse est aussitôt organisée au siège local du HDP, à laquelle participent les Mères pour la Paix et un membre du conseil municipal. Pour Rabia Kurtay, sœur du « martyr » éponyme, « Nous vivons la même chose que lorsque Leyla Zana a été arrêtée pour avoir parlé en kurde [au parlement]. Nous sommes nés Kurdes, nous mourrons Kurdes. Personne ne pourra jamais le nier. Quoi qu'ils fassent, nous nous battrons. Ils fermeront des écoles, nous en ouvrirons d'autres ».
Il y avait du monde devant l'école de Kızıltepe durant notre visite. Beaucoup d'enfants, en particulier, et de mères. La colère était perceptible. Une entreprise pacifique, pacifiste, une entreprise d'éducation, avait été empêchée à l'aide de blindés...
Je connais bien l'enseignement qu'on dispense aux enfants turcs, pour l'avoir longuement analysé. Une chose seule prévaut, un nationalisme rigide qui a été érigé en valeur positive, absolument intangibles. L'enseignement en Turquie est une lourde machine à broyer les esprits, qui infuse la xénophobie voire le racisme, prêche la supériorité absolue du Turc dans l'Histoire, la supériorité de l'islam et surtout l'idéologie de la synthèse turco-islamique, selon laquelle l'islam fait partie de l'essence même de la nation turque. Ce dernier point n'est d'ailleurs pas une invention d'Erdogan, mais du régime militaire qui a suivi le coup d'Etat de 1980.
On comprend que les Kurdes veuillent échapper au système éducatif turc, pour cette raison au moins autant que pour des raisons de langue. L'éducation turque, c'est le culte du Chef, du drapeau, de la nation, des « martyrs », la glorification du sang versé, de la guerre, le travestissement de l'histoire et son instrumentalisation au service du nationalisme.
Un doute me vient pourtant, une tristesse. Toutes ces écoles portent un nom de « martyr », et dans le cas de Kızıltepe, d'un suicidé. Ce culte sacrificiel prend le relais de l'iconographie, avec les portraits de jeunes dont certains et surtout certaines (voir le cas de Zilan, examiné dans un article antérieur) sont littéralement des victimes sacrificielles. Quelles conséquences ces choix peuvent-ils avoir dans un processus éducatif ?
Je ne peux pas me mettre à la place de personnes qui ont souffert, dont les parents et grands-parents ont souffert, depuis des décennies, de l'oppression politique et culturelle, de la violence militaire et policière, de la prison, de l'exil, qui ont vécu des humiliations insurpassables, et qui ont été, par centaines de milliers, expulsés de leurs villages ensuite détruits par l'armée. Il est certain qu'une si longue oppression nourrit des désirs de vengeance, comme le proclament des graffiti sur les murs. Mais elle nourrit également, en miroir, en copie conforme, un nationalisme qui utilise les mêmes ressorts que le nationalisme turc : culte du Chef, des « martyrs », du drapeau, de la nation à bâtir, du sacrifice, convocation et instrumentalisation de l'histoire...
Le nationalisme paraît difficilement évitable dans le processus d'une lutte de libération. Le mouvement kurde saura-t-il, ultérieurement, s'en émanciper, se dégager du culte des « martyrs » et du Chef, et saura-t-il mettre en place un enseignement qui permette aux enfants devenus adultes de le dépasser ?
Sources (outre les observations personnelles) :
http://www.diclehaber.com/tr/news/content/view/480678?from=2975960978
http://www.bestanuce7.com/218879/dibistana-seretayi-ya-sehit-gelhat-acildi&dil=tr
http://www.bestarss.com/news/dibistana-seretayi-ya-ehmed-beyhan-muhurlendi
http://www.diclehaber.com/tr/news/content/view/481420?from=2975960978
http://ozgur-gundem.org/haber/148387/dibistana-ferhat-kurtay-da-kapatildi
Lire également cet article très complet de Hamit Bozarslan (en ligne):
« Le nationalisme kurde, de la violence politique au suicide sacrificiel. », Critique internationale 4/2003 (no 21) , p. 93-115
URL : www.cairn.info/revue-critique-internationale-2003-4-page-93.htm.
Association de solidarité France-Kurdistan
MESSAGE reçu de l'amie et la députée kurde LEYLA ZANA : Dans un message très chaleureux, Leyla Zana s'adresse aussi à vous. : (.... )"Nous sommes choqués par l... 'attaque terroriste brutale ...
https://www.facebook.com/Association-de-solidarit%C3%A9-France-Kurdistan-212172358906648/?fref=ts