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Susam-Sokak

Turquie - Les racines du présent - Le blog d'Etienne Copeaux


Notes sur Mardin (7) - Kızıltepe, les marques rouges et l'école interdite

Publié par Etienne Copeaux sur 9 Novembre 2015, 21:19pm

Catégories : #Kurdistan, #La Turquie d'aujourd'hui

Qoser, officiellement Kızıltepe (« la colline rouge », en turc), n'est qu'une sous-municipalité de la « municipalité métropolitaine » de Mardin. Si le prestige de l'histoire et de l'architecture a conféré à la vieille ville le rôle de centre administratif de la métropole, Kızıltepe est peut-être la vraie capitale, tandis que l'autre pourrait devenir un musée en plein air.

Kızıltepe est né d'un carrefour, du croisement de la grande route Adana-Bagdad et de celle qui mène à Mardin et Diyarbakır, de même que Senyurt est né d'un embranchement ferroviaire. De 60 000 habitants en 1990 – ce qui en faisait déjà l'égale de Mardin-centre, la ville est passée à 230 000 actuellement, peut-être 300 000 en raison de l'afflux des réfugiés syriens. En 2014, les habitants ont voté à 62 % pour le BDP dont sont issus les deux jeunes co-maires, Ismail Ası et Leyla Salman.

 

Leyla Salman et Ismail Ası, co-maires de Kızıltepe (Qoser). A droite, la mairie (photos E.C.)Leyla Salman et Ismail Ası, co-maires de Kızıltepe (Qoser). A droite, la mairie (photos E.C.)

Leyla Salman et Ismail Ası, co-maires de Kızıltepe (Qoser). A droite, la mairie (photos E.C.)

C'est au siège local du HDP/BDP que la délégation française (France-Kurdistan et SOS-Racisme) est d'abord reçue. Atmosphère enfiévrée la veille des élections, beaucoup de va-et-vient, présentations, échanges de paroles de soutien et de paroles engagées, sous les portraits d'Abdullah Öcalan, président du PKK, de Selahattin Demirtas, président du HDP, et de ceux qui sont tombés pour la cause kurde.

Nous sortons, pour parcourir un quartier de petits commerces, accompagnés par des membres du HDP et un petit homme sec en tenue de peshmerga. L'un des participants, Michel Cosnier, maire de Château-Renault, a eu l'idée de prendre son écharpe tricolore, qu'il revêt pour déambuler. L'idée est reçue avec sympathie par les chalands ; l'écharpe attire les questions, provoque contacts et échanges et nécessite des explications sur notre démarche. Jamais nous n'avons perçu la moindre réaction hostile ou xénophobe, même discrète.

Et nous comprenons vite pourquoi on nous a entraînés dans cette rue. Ici, la manœuvre d'intimidation de l'AKP a consisté à peindre une grande marque rouge sur les boutiques des commerçants qui votent pour le HDP ou le soutiennent. Les commerçants, au fur et à mesure de notre passage, baissent leur rideau de fer pour nous montrer les marques. C'est un procédé qui a été utilisé plusieurs fois, en Turquie, pour désigner les Alévis, pour désigner en général l' « ennemi ». Un procédé supposé faire planer la menace d'ennuis à venir. Mais ces gens ne se laissent pas impressionner. Au contraire, ils seraient plutôt dans le défi, comme ce gamin qui me demande de photographier son crâne, où il s'est fait tondre les lettres « HDP » !

 

Les marques rouges à Kızıltepe/Qoser (photos E.C.)
Les marques rouges à Kızıltepe/Qoser (photos E.C.)
Les marques rouges à Kızıltepe/Qoser (photos E.C.)
Les marques rouges à Kızıltepe/Qoser (photos E.C.)
Les marques rouges à Kızıltepe/Qoser (photos E.C.)
Les marques rouges à Kızıltepe/Qoser (photos E.C.)

Les marques rouges à Kızıltepe/Qoser (photos E.C.)

Le second point fort de la visite de Kızıltepe est une école.

Depuis trente ans, des progrès ont été faits sur la place de la langue kurde dans l'espace public puisque les parents de nos interlocuteurs n'avaient même pas le droit de s'exprimer en kurde dans la rue. Le kurde a maintenant sa place dans les médias, et dans les services publics locaux. Mais l'Etat turc reste fermé sur la question scolaire. La veille, les responsables du HDP et de la ville de Kızıltepe nous avaient parlé de la répression étatique dans ce domaine. Comme souvent, la société civile passe outre. Un petit retour en arrière est nécessaire.

Le 15 mai 2014, à l'occasion de la « Fête de la langue kurde », un ensemble d'associations de la société civile kurde avait lancé un appel aux politiciens et élus kurdes pour faire pression sur l'Etat dans le domaine de l'éducation. Les principaux acteurs dans ce domaine sont l'association culturelle kurde Kurdî-Der, la MAPER (Mala Perwerdehîye, Maisons de l'éducation), le BDP, le syndicat de la fonction publique KESK, le syndicat d'enseignants Egitim-Sen, la Ligue turque des droits de l'Homme (IHD); ils mobilisent la population kurde autour de slogans tels que « Un langage libéré pour une société libérée », « La langue est le miroir du peuple », « Restreindre ma langue c'est limiter mon monde », « La langue, c'est le savoir, et le savoir, c'est se connaître soi-même ».

Pour la rentrée 2014, ces associations avaient fait, réglementairement, plusieurs demandes d'ouvertures d'écoles kurdes au ministère de l'Education. Les autorités n'ayant pas répondu à temps, des écoles ont été ouvertes sans autorisation à Yüksekova, Cizre et Diyarbakır, mais le ministère a ordonné de faire poser des scellés. Outre les fermetures d'écoles, les autorités ont exercé des pressions sur les enseignants eux-mêmes, par exemple en relevant de leurs fonctions la plupart des directeurs d'école affiliés au syndicat Egitim-Sen.

Mais un an plus tard, et toujours malgré la mauvaise volonté du ministère, d'autres établissements ont été ouverts : l'école (dibistan) Ehmed Beyhan à Nusaybin, l'école du Martyr Gelhat à Silopi, et l'école Ferhat Kurtay à Kızıltepe.

Cette dernière avait été installée dans l'ancienne mairie de la ville, où on nous a emmenés. Au cours de leur conférence de presse, Sylvie Jan (présidente de France-Kurdistan) et Ibrahim Aydogan (enseignant à l'INALCO, Paris), ont exprimé leur soutien aux enseignants qui prennent beaucoup de risques, aux parents qui continuent à envoyer leurs enfants à l'école et aux enfants eux-mêmes qui ne sont pas épargnés par la répression : « Le droit d'apprendre dans sa langue maternelle est inscrit dans toutes les conventions internationales concernant les Droits fondamentaux humains, et particulièrement les Droits de l'enfant. »

L'école Ferhat Kurtay, et des enfants venus nous accueillir (photos E.C.)L'école Ferhat Kurtay, et des enfants venus nous accueillir (photos E.C.)

L'école Ferhat Kurtay, et des enfants venus nous accueillir (photos E.C.)

Nous étions le 31 octobre. Une semaine plus tôt, l'école Ferhat Kurtay avait été ouverte, inaugurée par Gülser Yıldırım, députée HDP, les deux co-maires de la ville, une délégation des Mères pour la Paix (Barıs Anneleri), et Rabia Kurtay, sœur aînée de Ferhat Kurtay, un militant kurde d'extrême-gauche qui, avec trois camarades, s'étaient suicidés par le feu dans la cellule de leur prison, le 17 mai 1982. « Cela fait quarante ans que nous luttons de tous notre corps pour vivre librement dans notre pays, et nous n'avons jamais accepté d'être assimilés dans le cadre d'une entité monolithique. Nous croyons que tout peuple doit pouvoir vivre dans sa propre langue et sa propre identité. C'est un beau principe, et ce pays sera beau seulement quand tous les peuples qui le composent pourront parler librement dans leur langue », avait notamment déclaré Gülser Yıldırım. L'une des Mères pour la Paix, Hüsnügül Bilge, avait dénoncé « le pouvoir qui fait tuer ses enfants, aussi bien turcs que kurdes ».

Sur cette lancée, quatre jours plus tard, le 28 octobre, l'école du Martyr Gelhat était inaugurée à Silopi (département de Sırnak), et à Nusaybin, l'école Ehmed Beyhan, dans les mêmes conditions, également par les autorités locales (HDP ou BDP) et des délégués des associations et des syndicats. Pour le représentant du syndicat Egitim-Sen de Silopi, « On a constamment fait obstacle à l'enseignement en kurde. Certains se demandent pourquoi les enfants kurdes réussissent moins dans la vie ! La seule et unique raison est l'absence d'enseignement dans leur langue maternelle ». Douze instituteurs allaient commencer la classe pour soixante enfants, en kurde.

Mais très vite l'Etat intervient. D'abord à Nusaybin où la police, venue en véhicules blindés, appose des scellés. Puis à Silopi. Enfin à Kızıltepe le 29 octobre. Une conférence de presse est aussitôt organisée au siège local du HDP, à laquelle participent les Mères pour la Paix et un membre du conseil municipal. Pour Rabia Kurtay, sœur du « martyr » éponyme, « Nous vivons la même chose que lorsque Leyla Zana a été arrêtée pour avoir parlé en kurde [au parlement]. Nous sommes nés Kurdes, nous mourrons Kurdes. Personne ne pourra jamais le nier. Quoi qu'ils fassent, nous nous battrons. Ils fermeront des écoles, nous en ouvrirons d'autres ».

Il y avait du monde devant l'école de Kızıltepe durant notre visite. Beaucoup d'enfants, en particulier, et de mères. La colère était perceptible. Une entreprise pacifique, pacifiste, une entreprise d'éducation, avait été empêchée à l'aide de blindés...

Je connais bien l'enseignement qu'on dispense aux enfants turcs, pour l'avoir longuement analysé. Une chose seule prévaut, un nationalisme rigide qui a été érigé en valeur positive, absolument intangibles. L'enseignement en Turquie est une lourde machine à broyer les esprits, qui infuse la xénophobie voire le racisme, prêche la supériorité absolue du Turc dans l'Histoire, la supériorité de l'islam et surtout l'idéologie de la synthèse turco-islamique, selon laquelle l'islam fait partie de l'essence même de la nation turque. Ce dernier point n'est d'ailleurs pas une invention d'Erdogan, mais du régime militaire qui a suivi le coup d'Etat de 1980.

On comprend que les Kurdes veuillent échapper au système éducatif turc, pour cette raison au moins autant que pour des raisons de langue. L'éducation turque, c'est le culte du Chef, du drapeau, de la nation, des « martyrs », la glorification du sang versé, de la guerre, le travestissement de l'histoire et son instrumentalisation au service du nationalisme.

Un doute me vient pourtant, une tristesse. Toutes ces écoles portent un nom de « martyr », et dans le cas de Kızıltepe, d'un suicidé. Ce culte sacrificiel prend le relais de l'iconographie, avec les portraits de jeunes dont certains et surtout certaines (voir le cas de Zilan, examiné dans un article antérieur) sont littéralement des victimes sacrificielles. Quelles conséquences ces choix peuvent-ils avoir dans un processus éducatif ?

Je ne peux pas me mettre à la place de personnes qui ont souffert, dont les parents et grands-parents ont souffert, depuis des décennies, de l'oppression politique et culturelle, de la violence militaire et policière, de la prison, de l'exil, qui ont vécu des humiliations insurpassables, et qui ont été, par centaines de milliers, expulsés de leurs villages ensuite détruits par l'armée. Il est certain qu'une si longue oppression nourrit des désirs de vengeance, comme le proclament des graffiti sur les murs. Mais elle nourrit également, en miroir, en copie conforme, un nationalisme qui utilise les mêmes ressorts que le nationalisme turc : culte du Chef, des « martyrs », du drapeau, de la nation à bâtir, du sacrifice, convocation et instrumentalisation de l'histoire...

Le nationalisme paraît difficilement évitable dans le processus d'une lutte de libération. Le mouvement kurde saura-t-il, ultérieurement, s'en émanciper, se dégager du culte des « martyrs » et du Chef, et saura-t-il mettre en place un enseignement qui permette aux enfants devenus adultes de le dépasser ?

 

Sources (outre les observations personnelles) :

 

 

https://rojavareport.wordpress.com/2014/05/16/kurdi-der-we-must-now-wait-for-the-state-for-kurdish-education/

 

http://bianet.org/english/education/158726-kurdi-der-awaiting-response-for-kurdish-teaching-schools

http://www.diclehaber.com/tr/news/content/view/480678?from=2975960978

http://www.bestanuce7.com/218879/dibistana-seretayi-ya-sehit-gelhat-acildi&dil=tr

http://www.bestarss.com/news/dibistana-seretayi-ya-ehmed-beyhan-muhurlendi

http://www.diclehaber.com/tr/news/content/view/481420?from=2975960978

http://ozgur-gundem.org/haber/148387/dibistana-ferhat-kurtay-da-kapatildi

https://rojavareport.wordpress.com/2014/05/16/kurdi-der-we-must-now-wait-for-the-state-for-kurdish-education/

http://bianet.org/english/education/158726-kurdi-der-awaiting-response-for-kurdish-teaching-schools

http://devrimciler.blog.com/ferhat-kurtay/

 

Lire également cet article très complet de Hamit Bozarslan (en ligne):
« Le nationalisme kurde, de la violence politique au suicide sacrificiel. », Critique internationale 4/2003 (no 21) , p. 93-115
URL :
www.cairn.info/revue-critique-internationale-2003-4-page-93.htm.

 

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