Le discours historique d'inspiration nationaliste, engendré par la Perte, est aussi glorieux que celle-ci est immense. A tel point qu'à force d'évoquer la gloire, les héros et leurs exploits, il exprime en réalité une profonde frustration et un malaise incurable, sauf par la reconnaissance de ce qui est advenu. Pour masquer et refouler le crime originel, il a fallu des constructions rhétoriques et politiques nationalistes imposées par des régimes autoritaires. C'est pourquoi la démocratie ne pourra jamais exister en Turquie tant que la Perte ne sera pas acceptée, et que ce crime sera nié.
[Dans leurs grandes lignes, ces réflexions ont été exposées lors d'un colloque organisé par Catherine Perron et Anne Bazin-Begley sur le thème « Penser la perte », CERI (Paris), décembre 2015.
L'article a été publié sous la référence suivante:
"Turkey's Guiding Light and Consolation in Addressing the Loss: Nationalism", in Bazin (Anne), Perron (Catherine) (eds.), How to Address the Loss? Forced Migrations, Lost Territories and the Politics of History. A Comparative Approach in Europe and at its Margins in the XXth Century, Bruxelles-Bern-Berlin-New York- Oxfors-Wien, Peter Lang, 2018, pp. 167-178.]
Après les guerres des Balkans et la première guerre mondiale, au tournant des XIXe et XXe siècles, l'Empire ottoman avait perdu la plus grande partie de ses territoires européens, et pratiquement tous ses territoires de population arabe au Proche-Orient. En 1913, Victor Bérard écrivait dans la préface du livre de G. Gaulis, La Ruine d'un Empire : « L’on attendait d’heure en heure [en 1912] l’arrivée des Bulgares sous les murs de Stamboul, la rentrée de la Croix à Sainte Sophie, la fuite du Sultan, du Grand Vizir, du Croissant à Scutari, à Brousse, en Asie » (Bérard 1913: v). Ainsi l'histoire du renouveau de la « nation turque » débute par une grande peur de disparaître qui, associée au nationalisme turc naissant, très fortement imbriqué dans l'islam, est certainement, par contre-coup, l'un des moteurs du génocide des Arméniens d'Anatolie (1915), un crime originel dont les conséquences pèsent non seulement sur les proches et descendants des victimes, mais sur la société turque tout entière.
Cette période est un point nodal.
Après la victoire définitive des Alliés (France, Grande-Bretagne, Italie) et l'armistice de Moudros (30 octobre 1918), Istanbul et l'Anatolie sont occupés militairement, ou placés sous « protection » étrangère. L'armée grecque occupe la Thrace occidentale jusqu'aux abords d'Istanbul, puis débarque à Smyrne (Izmir) en mai 1919, appuyée par la Grande-Bretagne et la France. Un an plus tard, toute la partie occidentale de l'Anatolie est sous occupation grecque.
Le traité de Sèvres (10 août 1920) réduisait l'Empire ottoman à la partie occidentale de l'Anatolie, et la partie européenne était réduite à la ville de Constantinople. Outre la cession des provinces arabes à la France et à l'Angleterre, de la Thrace et de la région de Smyrne à la Grèce, des portions du territoire étaient placées sous contrôle des Alliés ; le Nord-Est était cédé à l'Arménie nouvellement indépendante, et un Kurdistan indépendant était projeté.
La simple évocation de ce traité catastrophique pour les Turcs, même de nos jours, évoque la menace de disparition. Dans le discours nationaliste turc, « Sèvres » est le nom du ressentiment envers l'Occident, supposé chercher en permanence à affaiblir et déstabiliser la Turquie par son soutien, réel ou allégué, aux Arméniens, aux Kurdes, aux Grecs. Ce « syndrome de Sèvres » ressurgit lors de chaque crise, grave ou bénigne, qui oppose la Turquie à un pays européen.
Le grand sursaut républicain ou « guerre de Libération » (Kurtuluş savaşı), mené de 1919 à 1922 par le général Mustafa Kemal (nommé Atatürk, le Turc-Père, en 1934) réussit à repousser l'armée grecque, à libérer l'Anatolie de l'occupation étrangère et à lui éviter la division. Un nouveau traité conclu le 24 juillet 1923 à Lausanne rendait caduc le traité de Sèvres et reconnaissait le nouveau régime dans son territoire, la péninsule anatolienne tout entière et la Thrace orientale. Inversement, le gouvernement de Mustafa Kemal reconnaissait la perte des autres territoires anciennement ottomans. Le mouvement kémaliste avait sauvé la nation turque du danger de disparition en tant qu'Etat, et avait réussi à créer une entité nouvelle dans un cadre géographique qui n'avait été celui d'aucun Etat unifié dans le passé. La république de Turquie fut proclamée le 23 octobre 1923.
Mais la peur n'était pas oubliée, à tel point que l'hymne du nouvel Etat, adopté par l'Assemblée nationale d'Ankara dès 1921 et toujours en vigueur, commence par l'injonction « Korkma ! N'aie pas peur ! ».
La perte des anciens territoires ottomans, en particulier balkaniques, était durement ressentie. Une bonne part des élites, à la fin de l'Empire et au début de la république – à commencer par Mustafa Kemal – était originaire de Macédoine, de Thrace, d'Albanie, du Kosovo, de Bosnie. De Salonique, Istanbul était perçue comme une ville arriérée. La perte était irréparable.
Car la perte territoriale se compliquait par des bouleversements démographiques multiformes. Depuis le dernier tiers du XIXe siècle, à la suite de la guerre russo-turque (1877-1878), puis des guerres des Balkans (1912-1913), plusieurs centaines de milliers de musulmans s'étaient réfugiés en Anatolie. Puis, à partir de 1914, de nombreux Rum (ce mot désigne les Orthodoxes d'Istanbul, d'Anatolie et de Chypre, quelle que soit leur langue) avaient été expulsés de la région de la mer Noire. L'année 1915 avait vu le génocide des Arméniens. Enfin, le 30 janvier 1923, la Grèce et la nouvelle Turquie avaient signé à Lausanne une convention sur l' « échange » des Rum d'Anatolie contre les musulmans du nord de la Grèce : ce fut en réalité une double expulsion de masse, opérée militairement et en toute hâte.
Cette succession d'événements obéissait, sciemment ou non, à une logique, celle de la construction d'une « nation » dont la définition était tant religieuse qu'ethnique. Le mot « Turc », à l'époque, si on met de côté son sens péjoratif de « paysan », « villageois », était assez précisément synonyme de « musulman », qu'il soit turc, kurde, bosniaque, albanais ou macédonien. Et, dans la sphère ottomane, l'idée de nation (turque, grecque, arménienne) était indissociable de la religion, car elle était coulée dans le moule des anciens millet, les communautés religieuses (arménienne grégorienne, orthodoxe, juive) de l'Empire ottoman. La confusion entre nation et religion, en Turquie, est allée jusqu'à l'emploi de millet et ses mots dérivés (milliyet, millî) pour désigner la nation et le national.
Le territoire de la Turquie ne comprend presque plus que des musulmans. Ce qui permet à l'auteur d'un manuel scolaire de géographie d'écrire en 1929 que « la Turquie est aujourd'hui un pays où ne vivent que des Turcs, les non-Turcs, des étrangers, ayant été déplacés hors de la patrie » (Duran 1929: 177-178). Ou à l'anthropologue suisse Eugène Pittard, doyen puis recteur de l'université de Genève et propagandiste de la nouvelle Turquie, de se réjouir, en 1931, que « la Turquie [se soit] débarrassée de tous ses éléments allogènes », confondant lui-même ethnie et religion (Pittard 1931: 76).
L'ancienne fabrique de meubles Loucrezis dans le quartier de Pera (Istanbul). L'enseigne de gauche est en turc écrit en caractères arméniens: "Mefrusat Fabrikası". A droite, le nom de l'entrepreneur en caractères latins. Sous la fenêtre de gauche, Εργοστάσιον επίπλων, "Fabrique de meubles" en grec. Invisible sur la photo, à gauche de la porte d'entrée, la même mention en français: "Fabrique et dépôt de meubles". Photographié en mars 2014. Cliché E.C. Je remercie Hervé Georgelin pour son aide en arménien et en grec, et "Bert", qui a commenté cette façade sur le site "Painted signs and mosaics" (lien en fin d'article)
La « nation turque », de facto, a été pensée et créée comme musulmane, d'autant que le processus s'est poursuivi en 1934 avec des pogroms anti-juifs, et en 1955 une véritable « Nuit de cristal » turque, visant les quelque 100 000 Rum et Grecs d'Istanbul, suivie de leur expulsion de 1955 à 1964. On peut même considérer que le processus se poursuit jusqu'en 1974, avec l'expulsion par l'armée turque des 200 000 Rum du nord de Chypre.
Les morts du génocide ne reviendront pas. C'est une perte irréparable, non seulement pour les proches ou descendants des victimes, mais aussi pour le pays qui a commis le forfait, la perte d'une population active, entreprenante, qui a aggravé le retard économique du pays.
Quant aux expulsions, l'expression « échange de population » suggère faussement une sorte de jeu démographique à somme nulle. Ce n'est certainement pas le cas, car le point de vue simplement comptable ne suffit pas à rendre compte de ce qu'est une perte. Autant un mort est irremplaçable, autant un vivant ne peut être « remplacé » par un autre vivant. L'Etat ottoman, puis turc, a subi des pertes territoriales et démographiques (dont, en l'occurrence, il est lui-même l'auteur), mais il faut considérer aussi que chaque individu composant cet Etat, cette société, a subi des pertes irréparables : non seulement des biens matériels comptabilisables (biens immobiliers, fonciers, bétail), mais aussi la perte d'un environnement social, d'un réseau, des voisins, des amis, et bien souvent la perte d'honorabilité, car l'expulsé n'est plus rien pour personne. Si le génocide des Arméniens est désormais vigoureusement dénoncé, les expulsions le sont moins, elle paraissent plus humaines car elles ne sont pas – en principe - mortelles. Mais l'expulsé, et souvent aussi les êtres qu'il doit quitter, vivent un trauma d'amputation dont ils se remettent bien difficilement.
En 1923, ces « échangés » qui avaient tout perdu sont arrivés en Anatolie, dans un pays dont beaucoup ne comprenaient même pas la langue. Souvent, leur seul point commun avec leurs nouveaux voisins était leur religion. Le sort des Orthodoxes expulsés de la mer Noire et de Cappadoce est identique. Tous ont été amputés et désorientés.
Levissi (aujourd'hui Kayaköy) près de Fethiye, petite ville "rum" (orthodoxe) jusqu'en 1923, aujourd'hui ville fantôme
La part de la population anatolienne qui avait eu la chance de rester chez elle au long de ces décennies a, de son côté, assisté à la perpétration d'un génocide et d'une série de déportations et d'expulsions. On y pense moins, mais cette part de la population a également subi une perte, même si elle n'est pas mortelle, sous la forme d'une rupture majeure dans la vie quotidienne, l'organisation de la vie collective locale et régionale, la structure de la vie économique, agricole, artisanale, industrielle, etc. On doit tenir compte également des effets individuels de la perte brutale de nombreux voisins, amis, qu'ils fussent des Arméniens ou des Orthodoxes ; d'ailleurs, on sait de mieux en mieux que beaucoup de musulmans ont protégé des Arméniens, et que des responsables locaux ont refusé d'exécuter les ordres. Certes, beaucoup ont directement profité de ces bouleversements par la redistribution des biens des disparus, mais, à n'en pas douter, il en est resté, dans la société turque, un profond malaise et un sentiment de culpabilité.
En Turquie, ce sentiment s'exprime par deux symptômes : par une montée constante du nationalisme tout au long du siècle écoulé, et, aujourd'hui, par un irrépressible retour du refoulé.
Cette période de l'histoire turque, et les problèmes immenses qui s'y déroulent, doivent être examinés dans le cadre de l'articulation entre société et individu. Les pertes territoriales et démographiques, qu'on comptabilise généralement au niveau de l'Etat, ont eu, à l'évidence, des effets sur les individus. Inversement, la multiplicité des traumas individuels a eu un effet collectif, social, voire étatique.
Les dirigeants de la république de Turquie ont rejeté la responsabilité des pertes territoriales et du « transfert » des Arméniens (selon la terminologie officielle) sur le régime précédent, l'Empire ottoman. De ce qui est advenu avant 1923, la république s'en lave les mains. La rupture avec l'Empire, jugée politiquement nécessaire, a été concrétisée par des réformes radicales comme – outre la proclamation de la république – l'adoption d'une laïcité formelle (en fait un contrôle de l'Etat sur la religion), l'abolition du califat, l'alphabet latin et l’épuration de la langue, qui ont coupé les Turcs de leur passé, et le port obligatoire du vêtement occidental. La rupture avec le passé ottoman est devenue un dogme kémaliste.
Cela pouvait sembler évacuer certaines responsabilités, bien que le raisonnement ne tienne pas, comme l'a démontré l'historien Taner Akçam : les élites politiques, en 1915 et après 1923, étaient les mêmes ; les persécutions d'Arméniens se sont poursuivies durant la guerre de Libération, par les forces kémalistes ; le plan de « turquisation » de l'Anatolie s'est poursuivi en 1929-1930 par des expulsions et confiscations de biens, suivi par de très graves mesures discriminatoires à l'encontre de tous les non-musulmans (Güven 2005 : 103 sq).
La rupture avec le passé, si tant est qu'elle fût possible, ne pouvait pas panser les plaies de l'amputation et de la désorientation éprouvées par une grande partie de la population. Il fallait lui fournir une boussole, et une consolation. Ce fut le nationalisme turquiste.
Le nationalisme est l'un des « six principes » intangibles d'Atatürk, martelés par la propagande et dans les écoles pendant des décennies. Ipso facto, le nationalisme n'est pas une opinion politique mais une vertu sacrée et obligatoire. Il était censé rendre aux Turcs une fierté : certes, l'Empire avait été vaincu, mais la République avait opéré un sursaut spectaculaire, une renaissance de la nation, la création d'un Etat libéré de toute emprise étrangère.
Le nationalisme n'est pas une abstraction. Il doit être concrétisé dans des institutions, des signes, des comportements, des fêtes, des commémorations, des croyances et des mythes. Tout cela peut être élaboré et prodigué par le système éducatif, et le mythe nécessaire à la reconstruction de la nation et de l'individu pouvait être construit sur l'Histoire.
Un mythe historique n'est pas une accumulation d'erreurs. Il est basé sur une réalité, qu'il suffit de déformer même légèrement. Le mythe doit aider à vivre. En Turquie, il devait contribuer à effacer l'humiliation des défaites successives, à amoindrir le sentiment de malaise et culpabilité consécutif au génocide et aux persécutions, à montrer une direction, un but, aux populations désorientées par les expulsions. Et, comme les composantes arménienne et grecque-orthodoxe de la population anatolienne avaient été presque anéanties, il était également nécessaire d'effacer leur passé et leur histoire, depuis les origines.
Ce fut un processus d' « invention de l'histoire » initié par Atatürk lui-même, sur la base de récits historiques forgés par les premiers nationalistes turcs à la fin du XIXe siècle, utilisant des données récentes de la préhistoire et de l'archéologie, comme la découverte de la civilisation hittite en Anatolie. La « thèse d'histoire turque » fut d'abord exprimée en 1930 dans Les grandes lignes de l’histoire turque, un gros ouvrage édité par l'Etat, puis en 1931 sous la forme d'une collection de manuels scolaires ; enfin, en 1932, au cours d'un Congrès international d'histoire turque organisé sur le modèle stalinien, auquel participèrent des savants étrangers complaisants. Dès lors, les Turcs étaient pourvus d'un « nouveau passé ».
Selon le nouveau récit historique, les Turcs, originaires du centre de l'Asie, y auraient bâti une brillante civilisation urbaine sur les rivages d'une mer disparue, dont l’assèchement aurait provoqué leur migration à travers tout le continent eurasiatique, au VIIe millénaire avant J.-C. Les civilisations chinoise, indienne, mésopotamienne, crétoise, hittite, grecque, étrusque et toutes les autres, seraient nées au contact de ces migrants turcs : c'est ce que durent apprendre lycéens et collégiens à partir de 1931.
"L'Asie centrale et les migrations des turcs" dans un manuel scolaire de 1989 (Ferruh Sanır et al., Ilkokul sosyal Bilgiler 4, Istanbul, Millî Egitim Basımevi, 16e édition, 1989, p. 197).
Le récit ne servait pas qu'à restaurer la fierté. Il devait fonctionner comme une légitimation du processus de nettoyage ethnique du XXe siècle. Car selon cette « thèse », les Turcs étaient venus en Anatolie non pas avec les Seldjoukides, au XIe siècle, mais dès la plus haute antiquité ; les Hittites étaient donc des Turcs et auraient fondé le premier Etat turc en Anatolie au IIe millénaire avant J.-C. Selon cette logique, Grecs et Arméniens ne pouvaient plus arguer d'une antériorité dans l'occupation de l'Anatolie. Les kémalistes firent beaucoup d'efforts pour fournir des preuves « scientifiques » de ce qu'ils prétendaient. En 1939, la fille adoptive d'Atatürk, Afet Inan, soutint à Genève une thèse d'anthropologie dirigée par Eugène Pittard, intitulée L'Anatolie, pays de la 'race' turque. Ce détournement de l'histoire et de l'archéologie fut encore complété par une théorie farfelue, la « théorie solaire de la langue », qui voulait prouver que toutes les langues du monde étaient d'origine turque.
Ces théories ont imprégné les manuels scolaires et pollué la production académique turque pendant des décennies. Après 1970, elles ont été un peu émoussées dans les manuels scolaires, mais elles existent toujours sous forme de présupposés et d'inférences, moins caricaturaux, moins visibles, mais justement pour cela même, peut-être plus efficaces et plus difficiles à analyser et déconstruire.
On peut donner plusieurs sens à l' « invention de l'histoire » par les kémalistes. Tout d'abord, il est classique que le processus de construction nationale soit accompagné d'une reconsidération du passé, voire de la création d'un nouveau passé ; ce fut le cas également en Grèce. L'histoire et le mythe historique agissent comme ciment de la communauté qui se crée, et le nouveau passé est garant de l'avenir de la nation. Ensuite, face à la destruction des communautés non musulmanes d’Anatolie, il fallait couper court à toute revendication sur ce territoire de la part des Arméniens ou surtout de la Grèce (animée depuis 1844 par un puissant mouvement irrédentiste, la Megali Idea, la « Grande idée »), en prétendant que l'Anatolie était turque depuis toujours. Enfin et peut-être surtout, comment ne pas voir dans ce récit un alibi, forgé pour masquer le forfait, le crime originel, ainsi que les traces mémorielles des disparus ? Un alibi si maladroit qu'il dénonce, en fait, l'auteur du forfait.
Les conséquences ont été très graves sur la vie scientifique turque. L'histoire est devenue, comme l'écrit Leyla Neyzi (2010), « une discipline établie, hégémonique et historiquement alliée au pouvoir ». La remise en question de l' « histoire nationale » par des historiens et chercheurs sérieux n'a commencé qu'à la fin du siècle, avec, notamment, les travaux du sociologue Ismail Besikçi (1977) et de l'historienne Büsra Ersanlı (1992). Répondant à un besoin de plus en plus fort dans les milieux universitaires et éducatifs, mon propre travail d'analyse a été traduit et publié en Turquie en 1998.
En raison des bouleversements démographiques et de l'effacement des disparus de l'histoire, le passé réel de l'Anatolie, son héritage architectural, la présence de nombreuses églises un peu partout, restent incompréhensibles à la majorité des citoyens turcs. Arméniens et « Grecs » orthodoxes sont souvent considérés comme des ennemis qui auraient tenté d'envahir l'Anatolie après l'arrivée des Turcs. Leur élimination serait donc légitime.
En outre, la « thèse d'histoire » peut encore servir. L'attirail d'allégations, de présupposés, d'inférences, de raisonnements basés sur une logique biaisée et de fausses causalités, tous les cadres de pensée des années trente ont été réutilisés au moins jusqu'à la fin du XXe siècle. Seul l'objectif a changé, car il s'agit alors de fournir des preuves de l'inexistence des Kurdes : ceux-ci seraient une tribu turque venue d'Asie centrale, et dont la langue, turque, aurait été déformée par l'influence du persan. Pour ce faire, durant le dernier tiers du siècle, l'Etat turc a favorisé la formation de toute une couche d' « intellectuels » de complaisance qui ont tenté de prouver cette origine turque des Kurdes.
Mais le récit historique forgé par les kémalistes et Atatürk lui-même est exagéré, bancal, peu crédible. Il est évidemment en porte-à-faux avec la réalité kurde et la mémoire familiale de tous les « échangés » de 1923. Il a également été fortement critiqué par la droite religieuse, qui lui reprochait de minimiser l'importance de l'époque ottomane et de laïciser le récit.
C'est pourquoi le traumatisme de la Perte a été ensuite compensé par une autre rhétorique, celle de la « synthèse turco-islamique », qui s'est superposée au récit kémaliste sans vraiment le remettre en cause. Cette idéologie qui propose une définition religieuse de la nation turque a été formulée par l'un des premiers théoriciens du nationalisme turc, Ziya Gökalp, en 1918, dans un livre dont le titre est un programme : Turquiser, islamiser, moderniser. Mise sous le boisseau du vivant d'Atatürk, elle a resurgi sous le gouvernement du Parti démocrate avec Adnan Menderes (1950-1960). Puis elle a été développée par un courant conservateur, le Foyer des intellectuels (Aydınlar Ocagı) dans les années 1970, avant d'être officiellement promue par les auteurs du coup d'Etat militaire de 1980. La synthèse turco-islamique est entrée dans la constitution de 1982, sous le nom de « culture nationale » (millî kültür).
Cette idéologie s'appuie fortement sur l'histoire et au prix de quelques torsions, présente la nation turque comme le « bouclier et fer de lance de l'islam ». Les Turcs des steppes d'Asie étaient prédestinés à se convertir à l'islam car leur propre vision du monde correspondait à celle de cette religion. Sans eux, l'islam se serait sclérosé car il serait resté confiné au monde arabe. En retour, ce courant estime qu'on ne peut être vraiment turc si l'on n'est pas musulman sunnite. Le récit historique correspondant, passé dans les manuels scolaires à partir des années 1970, est bien plus crédible et entre bien plus en résonance dans l'esprit de la population que celui de la « thèse d'histoire turque ». Toutes les traces de laïcité, telles qu'elles existent dans le récit de 1931, en ont été effacées : c'est un récit écrit par des musulmans s'adressant exclusivement à des musulmans.
Il existe un point commun important aux deux versions du récit historique, celle de 1931 et celle de la fin du siècle, c'est leur scénographie pluri-continentale (l'Eurasie, l'aire musulmane, l'aire ottomane) s'appuyant notamment sur des cartes qui transforment en images aisément mémorisables la grandeur turque. De la sorte, au lieu de se focaliser uniquement sur le sol de l’Anatolie, le nationalisme propose aux Turcs une identité hypertrophiée. Le citoyen turc, si le « roman national » est efficace, peut se sentir comme appartenant au « monde turc » s'étendant « de l'Adriatique à la muraille de Chine » ; au « monde musulman » ; ou encore à l' « aire ottomane ». Et cette hypertrophie peut à son tour nourrir la fierté.
Ce discours a eu beaucoup d'influence au moment de la dissolution de l'URSS, lorsque les républiques « turques » du Caucase et d'Asie centrale sont devenues indépendantes. Les courants nationalistes ont vu la Turquie comme le futur leader des « Turcs de l'extérieur », qui allait pouvoir disposer d'une vaste aire d'action économique et culturelle. Ainsi le XXIe siècle serait l'avènement de la revanche sur Sèvres.
Mais ce rêve séduisant s'est vite évanoui. L'Asie centrale est loin, tant géographiquement que culturellement. Les Turcs se sentent bien plus en phase avec le monde post-ottoman européen, dont ils sont souvent originaires, et avec lequel ils ont vibré durant la guerre de Yougoslavie et des événements comme le siège de Sarajevo (1992-1995) et le massacre de Srebrenica (1995). Les pays musulmans d'Europe (Albanie, Bosnie, Kosovo) sont considérés comme le « sceau de l’islam apposé par les Turcs en Europe », « l'héritage des Turcs ». Ainsi le refoulé ottoman a refait surface, grâce à l'affect dont cette zone est porteuse, et aux idéologues de la synthèse turco-islamique. Des dirigeants politiques comme Adnan Menderes, Süleyman Demirel, Necmettin Erbakan et aujourd'hui R.T. Erdogan l'ont encouragé avec tous les moyens de l'Etat.
Le discours historique d'inspiration nationaliste, qui a été, précisément, engendré par la Perte, est aussi glorieux que la perte est immense. A tel point qu'à force d'évoquer la gloire, les héros et leurs exploits, il exprime en réalité une profonde frustration et, de manière sous-jacente, un désir de grandeur, et de revanche sur les ennemis de 1919, les puissances occidentales, les responsables de « Sèvres ».
Il est beaucoup plus difficile de gérer l'autre perte, celle que chacun ressent individuellement, comme descendant de victime, de témoin ou même de bourreau, après le génocide et les massacres, ou comme descendant des « déplacés » de 1923. En effet, l'Etat, d'une part, ne reconnaît pas le génocide de 1915, et présente le nettoyage ethnique de 1923 comme une série de mesures rationnelles pour le bien de la nation ; il a fallu cinquante ans pour qu'on se remette à parler du pogrom de 1955 et l'expulsion des Rum du nord de Chypre n'est pas sujet à débat. Enfin, l'Etat clame son innocence ou sa non-responsabilité en invoquant sans cesse une supposée vertu intrinsèque de la nation, la tolérance, que les Turcs auraient même introduite dans l'islam. Attitude paradoxale puisque la Turquie est le seul Etat post-ottoman ayant éliminé presque toute sa population non-musulmane.
Le silence et le déni, pourtant, créent un malaise qui ne disparaît pas avec le temps. L'Etat, par son récit historique, a créé « une relation tordue, torturée et souvent traumatique avec le passé » (Neyzi 2010), et la sensation de perte, aujourd'hui, se répand et s'approfondit dans la population. C'était très net lors des funérailles de Hrant Dink (janvier 2007), journaliste d'origine arménienne assassiné à Istanbul, où un million de personnes clamaient : « Nous sommes tous des Arméniens ». Le sentiment de perte refait surface dans d'innombrables publications, depuis les années 2000, notamment celles d'Ayşegül Altınay, Fethiye Çetin ou Hasan Cemal (petit-fils de Cemal Pacha, l'un des responsables du génocide).
Mais la reconnaissance de ce qui est advenu n'est pas la seule réaction, elle est même très minoritaire dans la société. Car, à l'opposé, le malaise pousse la plus grande partie de la population vers le nationalisme, dont les valeurs carrées, rassurantes et consolantes peuvent, en apparence, aider à oublier ou refouler le sentiment de culpabilité. En outre, le nationalisme propose une figure de leader charismatique, une figure paternelle, rassurante et protectrice (qu'elle soit le « Turc-Père » Atatürk, ou R.T. Erdoğan).
En somme, le discours historique réconfortant et glorieux, la figure paternelle bienveillante, et plus généralement le cocon de la nation turque-musulmane, ne sont-ils pas les réponses à l'injonction de l'hymne national : « N'aie pas peur » ? Fichte, dans un autre contexte, a trouvé les mots justes pour décrire ce phénomène : pour oublier « l’époque et le monde dans lesquels [ils avaient] vécu jusqu’alors », les peuples blessés se pressent vers un monde « où souffle un air vivifiant, chaud et amoureux » ; c'est en ces termes que le philosophe allemand désigne la nation (Fichte 1807, premier discours).
Une peur telle que celle qui a été engendrée par la menace de disparition, entre 1912 et 1919, peut rendre fou ou criminel, et, dans ce cas, elle a engendré un génocide, suivi d'expulsions de masse (1923, 1955). Il ne suffisait pas de nier le crime, il fallait un alibi : le récit historique a joué ce rôle, ses silences et dénégations établissant a contrario la réalité du crime.
Enfin, le désir de revanche et de puissance internationale exprimé par le nationalisme résulte également du refus d'accepter la Perte. Beaucoup pensent que ce désir sera assouvi grâce au président Erdoğan, qui pousse le nationalisme à un point rarement atteint.
Le crime originel, le génocide, doit être refoulé par les individus et masqué par l'Etat. Pour cela, il a fallu des constructions rhétoriques et politiques nationalistes imposées autoritairement, par des régimes qui, depuis un siècle, ont pour le moins négligé la démocratie. C'est pourquoi la vraie démocratie ne pourra jamais exister en Turquie tant que la Perte ne sera pas acceptée, et que ce crime sera nié.
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Articles sur susam-sokak.fr
« Un discours de vérité de l'Etat sur les Kurdes », 19 janvier 2013, en ligne : http://www.susam-sokak.fr/article-esquisse-n-33-un-discours-de-verite-de-l-etat-sur-les-kurdes-114522281.html.
« Mémoire ottomane, retour du refoulé », 1 mars 2013, en ligne: http://www.susam-sokak.fr/article-esquisse-n-34-memoire-ottomane-retour-du-refoule-115790163.html.
« Nous sommes les petits-enfants des Ottomans », 16 mars 2013, en ligne: http://www.susam-sokak.fr/article-esquisse-n-36-les-ottomans-ne-passeront-pas-116237146.html.
Part of this post was rewritten following the comment left by Bert. As today marks the second anniversary of this blog I thought I ought to post something special. That's why we are heading once ...
http://paintedsignsandmosaics.blogspot.fr/2011/07/furniture-factory-istanbul.html