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Susam-Sokak

Turquie - Les racines du présent - Le blog d'Etienne Copeaux


Expression murale chez les Unités spéciales (2)

Publié par Etienne Copeaux sur 30 Mai 2018, 14:49pm

L'affaire des inscriptions murales analysées précédemment s'inscrit dans un contexte bien précis. La période qui va de l'été 2015 au printemps 2016, et qui précède le « coup d'Etat » du 15 juillet 2016, est un basculement. En janvier 2013 commençait le « processus de paix de Dolmabahçe » pour la recherche d'une solution pacifique au conflit kurde ; il avait ouvert de grands espoirs pour le pays. Mais à la suite de la révolte de Gezi (juin 2013), Erdogan a radicalisé et étendu son pouvoir. Bien qu'élu président en été 2014, il a sans doute senti son pouvoir fléchir lors des élections générales du 7 juin 2015, qui furent un succès pour le parti d'opposition pro-kurde HDP. Pour la première fois, un parti pacifiste pro-kurde passait le seuil de 10 % des suffrages, lui permettant d'obtenir d'obtenir, avec 13  % des voix, 80 sièges au parlement. On pensait qu'une nouvelle ère commençait.

Mais à la suite de l'attentat de Suruç (20 juillet, 33 morts), probablement l’œuvre de Daech avec possible complicité du gouvernement, une période de grande confusion a suivi (attentats, assassinats, opérations de police, raids de l'armée turque en Syrie) qui a abouti à la rupture des pourparlers de Dolmabahçe et à la reprise des hostilités ouvertes entre le PKK et l'Etat turc.

Après le 7 juin, le pouvoir a fait traîner la formation d'un gouvernement reflétant les résultats du scrutin, et a outrepassé le délai fixé par la constitution. Ainsi sous des apparences légales, Erdogan a pu annuler le scrutin de juin et convoquer de nouvelles élections pour le 1er novembre 2015.

Vu la violence perpétrée par les forces gouvernementales et les milices d'extrême-droite (militants et cadres inquiétés voire arrêtés, permanences attaquées...), le HDP n'a pu mener une campagne électorale normale. Ses résultats lors du scrutin de novembre sont en fort retrait par rapport à juin (10,8  % des voix, 59 sièges) : Erdogan a réussi ce qu'on a appelé un « coup d'Etat dans les urnes » (sandık darbesi).

Durant l'été, le PKK avait créé dans les villes des « zones libérées » protégées par des barricades, des fossés, des militants armés, qui tentaient de résister à la violence de l'Etat et à s'affranchir de son contrôle. La guerre de l'automne-hiver 2015-2016 a essentiellement consisté à organiser un siège impitoyable de ces zones tenues par le PKK, puis à raser des quartiers entiers.

En haut, la vieille ville de Nusaybin en janvier 2015 et en janvier 2017 - Au centre, la vieille ville de Diyarbakır (Sur), en mai 2015 et en juillet 2017 - En bas, quartier central de Sırnak en novembre 2013 et en août 2016 (captures d'écran Google Earth)En haut, la vieille ville de Nusaybin en janvier 2015 et en janvier 2017 - Au centre, la vieille ville de Diyarbakır (Sur), en mai 2015 et en juillet 2017 - En bas, quartier central de Sırnak en novembre 2013 et en août 2016 (captures d'écran Google Earth)
En haut, la vieille ville de Nusaybin en janvier 2015 et en janvier 2017 - Au centre, la vieille ville de Diyarbakır (Sur), en mai 2015 et en juillet 2017 - En bas, quartier central de Sırnak en novembre 2013 et en août 2016 (captures d'écran Google Earth)En haut, la vieille ville de Nusaybin en janvier 2015 et en janvier 2017 - Au centre, la vieille ville de Diyarbakır (Sur), en mai 2015 et en juillet 2017 - En bas, quartier central de Sırnak en novembre 2013 et en août 2016 (captures d'écran Google Earth)
En haut, la vieille ville de Nusaybin en janvier 2015 et en janvier 2017 - Au centre, la vieille ville de Diyarbakır (Sur), en mai 2015 et en juillet 2017 - En bas, quartier central de Sırnak en novembre 2013 et en août 2016 (captures d'écran Google Earth)En haut, la vieille ville de Nusaybin en janvier 2015 et en janvier 2017 - Au centre, la vieille ville de Diyarbakır (Sur), en mai 2015 et en juillet 2017 - En bas, quartier central de Sırnak en novembre 2013 et en août 2016 (captures d'écran Google Earth)

En haut, la vieille ville de Nusaybin en janvier 2015 et en janvier 2017 - Au centre, la vieille ville de Diyarbakır (Sur), en mai 2015 et en juillet 2017 - En bas, quartier central de Sırnak en novembre 2013 et en août 2016 (captures d'écran Google Earth)

Le cœur des affrontements semble être la ville de Silvan (60 km à l'est de Diyarbakır), qui a connu sept mesures de couvre-feu au cours de l'automne 2015, et où l'on a compté 20 morts. Début novembre, au neuvième jour d'un couvre-feu de douze jours, le HDP déclarait : « C'est la sixième fois que le couvre-feu est instauré dans cette sous-préfecture. Nous n'avons pas d'informations sur le nombre de morts et de blessés. Par centaines, des maisons et des lieux de travail ont été rendus inhabitables. De nombreux quartiers sont sans eau, sans électricité, sans pain, sans communication avec l'extérieur. Ils sont survolés sans cesse par des hélicoptères ou des drones. Chars et engins blindés des « forces spéciales », de la police et de la gendarmerie acheminent des munitions et installent des tireurs d'élite. Le bombardement des quartiers se poursuit par des blindés installés sur les hauteurs. ».

A Silvan, à Bismil (également à l'est de Diyarbakır), et à Sur (la vieille ville de Diyarbakır), des inscriptions signées « Esedullah Timi – l'Equipe des Lions de Dieu » sont remarquées dès la mi-octobre, dans les ruines laissées par les commandos. La population, qui ne pouvait même pas se montrer aux fenêtres, n'a pas pu observer de visu les membres des commandos ; une rumeur prétend alors que ce sont des gens « différents des commandos habituels », barbus et s'exprimant en arabe ou en azéri.

Mais dès lors, on se demande qui sont ces Esedullah Timi. Des allégations circulent : ils seraient en lien avec l'organisation de l'Etat islamique (Daech), ou même en seraient des membres. Le député HDP de Diyarbakır, Çaglar Demirel, pose une question écrite au ministre de l'intérieur Selami Altınok : « Qui sont ces équipes Esedullah ? Il y a déjà des milliers de policiers des équipes spéciales à Sur, certains ont-ils pris le nom d'Esedullah ? Ont-ils un lien avec l'organisation de l'Etat islamique ? Quel est leur lien avec l'Etat [turc], avec le gouvernement provisoire de l'AKP ? A-t-on créé des forces de contre-guérilla sous ce nom ? ».

Le 17 novembre, Elçin Yıldıral, dans Birgün, publie un article sur le sujet et, en rappelant les allégations sur la langue parlée par les membres des commandos (arabe ou azéri), « leur air d'appartenir à Daech », la profération des « tekbir » et la ressemblance de leurs méthodes de guerre avec celles de Daech, conclut que cela rappelle l' « Etat profond » des années 1990. Mais jusqu'à présent, « il n'existe aucune preuve de l'existence de ces équipes d'Esedullah ». Les représentants locaux du pouvoir disent n'avoir aucun contrôle sur eux, qui dépendraient directement d'Ankara. On attend toujours la réponse du ministère de l'Intérieur aux questions posées par le député Çaglar Demirel (HDP) qui, lui aussi, attire l'attention sur les signes extérieurs (langue, tekbir, barbe) et sur un comportement très différent de celui des forces de sécurité : armes braquées sur les enfants, les hommes couchés à terre face contre terre avec les menottes dans le dos, pressions sur les mains, les pieds, le dos, arrestation de familles entières y compris des femmes et des enfants.

Deux tags signés "Esedullah Timi - L'équipe des Lions de Dieu"Deux tags signés "Esedullah Timi - L'équipe des Lions de Dieu"

Deux tags signés "Esedullah Timi - L'équipe des Lions de Dieu"

Sezgin Tanrıkulu, député CHP (kémaliste) de Diyarbakır, pose la question de la profération de tekbir par les PÖH, avérées à Idil (département de Sırnak) : « Est-ce conforme à la loi ? Qui sont ces Esedullah qui signent les inscriptions ? De qui dépendent-ils, quels sont leurs objectifs ? Les opérations sont faites sous le signe de la vengeance, est-il confirmé que les auteurs de ces inscriptions appartiennent aux forces de sécurité ? Y a-t-il enquête ? De telles inscriptions ne tombent-elles pas sous le coup de la loi sur l'incitation à la haine ? Les autorités ont-elles mis le holà ? »

Sibel Yigitalp, députée (HDP) de Diyarbakır, fait des déclarations semblables concernant le comportement et la langue parlée par les membres de commandos. Et Raci Bilici, représentant de la Ligue des droits humains (IHD) à Diyarbakır, appuie ces déclarations. Ces combattants sont relativement âgés, leurs slogans sont islamistes et visent les gavur (infidèles), comme si les Kurdes n'étaient pas musulmans. A force de questionner les pouvoirs locaux, ceux-ci finissent par admettre que ces commandos ne sont pas sous leur contrôle et dépendent directement « d'Ankara ».

Visiblement, en cette mi-novembre, les esprits sont désemparés par la violence de la répression dans les villes du sud-est du pays. Après le succès électoral du HDP en juin, les événements et la nouvelle politique d'Erdogan ont mis fin de manière extrêmement brutale à tous les espoirs de paix. Le mode de répression (siège d'une ville ou quartier tenu par le PKK) n'est pas vraiment nouveau (on avait vu cela en 1992), mais, de ponctuel, il est devenu systématique et s'est étendu à toute la région. En outre, il est opéré non par une armée de conscription mais par des professionnels parfaitement entraînés et aguerris.

Aussi, les signes observables déconcertent et traduisent un virage important dans la politique répressive : slogans islamistes, profération du tekbir, violence désormais systématiquement dirigée contre les civils avec des méthodes de guerre et de police anti-gang, intimidation et humiliation des combattants et de la population, inscriptions racistes et vengeresses sur les murs, parfois signées Esedullah Timi, « Equipe des lions de Dieu ».

L'inquiétude était d'autant plus grande que cette répression aux méthodes de guerre faisait suite au processus de négociations dans lequel on avait placé de grands espoirs. Or, bien avant l'état d'urgence instauré à la suite du coup de juillet 2016, les mesures de couvre-feu permises par la loi n° 5442 sur l'administration locale ont été multipliées et banalisées jusqu'à devenir un état de fait « normal » dans le sud-est du pays.

La continuité avec les organisations para-étatiques ou souterraines des décennies précédentes est patente. Le président du groupe CHP à l'assemblée, Özgür Özel, souligne la ressemblance avec les organisations de « contre-guérilla » des années 1980, et avec les JITEM (Services de renseignement de la gendarmerie) des années 1990, ou, à la même époque, celles du Hizbullah (une organisation islamiste anti-PKK officieusement soutenue par l'Etat). « A l'époque, explique-t-il, on était terrorisé les commandos qui agissaient avec les fameuses Toros blanches [des Renault-12 fabriquées en Turquie]. Désormais ce sont les Esedullah, avec les mêmes méthodes, simplement les Toros ont été remplacées par des Jeep de luxe. En fait, avant les élections [du 1er novembre], il s'agissait de créer une atmosphère de crainte dans le subconscient de chacun. Aussi nous demandons la création d'une commission d'enquête ».

Image de gauche : "Rien ne change sauf les apparences" (littéralement "Les légendes ne meurent pas mais changent d'apparence" - En haut, commandos des années 1990 et actuellement. En bas, une "Toros" blanche, vehicule des barbouzes de l'époque, et une Jeep de luxe. source de l'image: https://galeri.uludagsozluk.com/r/beyaz-toros-868854. Image de droite : "L'armée turque des Loups gris 1990-2016" Image extraite d'une chaîne nationaliste sur youtubeImage de gauche : "Rien ne change sauf les apparences" (littéralement "Les légendes ne meurent pas mais changent d'apparence" - En haut, commandos des années 1990 et actuellement. En bas, une "Toros" blanche, vehicule des barbouzes de l'époque, et une Jeep de luxe. source de l'image: https://galeri.uludagsozluk.com/r/beyaz-toros-868854. Image de droite : "L'armée turque des Loups gris 1990-2016" Image extraite d'une chaîne nationaliste sur youtube

Image de gauche : "Rien ne change sauf les apparences" (littéralement "Les légendes ne meurent pas mais changent d'apparence" - En haut, commandos des années 1990 et actuellement. En bas, une "Toros" blanche, vehicule des barbouzes de l'époque, et une Jeep de luxe. source de l'image: https://galeri.uludagsozluk.com/r/beyaz-toros-868854. Image de droite : "L'armée turque des Loups gris 1990-2016" Image extraite d'une chaîne nationaliste sur youtube

Malheureusement, il ne s'agissait pas d'intimider la population seulement avant les élections. La guerre a duré tout l'hiver, jusqu'au printemps 2016, avec la réduction et la destruction des quartiers soulevés, notamment dans les localités qui avaient voté à 90% pour le HDP en juin 2015, comme Silvan, Sur (Diyarbakır), Nusaybin, Silopi, Yüksekova, ou Varto : il s'agissait d'intimider et de mater l'ensemble des Kurdes de Turquie.

En fait, comme c'est le cas un peu partout dans le monde, les « forces spéciales » ont pris le pas sur l'armée régulière. Ces signes – et la répression elle-même – induisent une peur, largement partagée, de retour à la violence des années 1990, la période des « équipes spéciales », de l' « Etat profond », des exécutions extra-judiciaires et des commandos para-militaires comme les « Brigades de Vengeurs » (Intikam Tugayı) (voir l'article « En 2015, la peur du retour aux années 1990 ») .

Au cours de l'été et au début de l'automne, des faits très inquiétants avaient horrifié l'opinion publique non seulement en Turquie mais à l'étranger, et qui justifiaient la comparaison avec les méthodes de l'organisation de l'Etat islamique. Le 10 août 2015, le corps d'une jeune femme, Kevser Eltürk, était découvert entièrement dénudé près de Varto. Début octobre, le corps d'un jeune combattant du PKK, Hacı Lokman Birlik, avait été traîné derrière une voiture de la police à travers les rues de Sırnak.

Agauche, Hacı Lokman Birlik et son corps trainé par une voiture de police. A droite, manifestation à Stockholm en mémoire de Kevser EltürkAgauche, Hacı Lokman Birlik et son corps trainé par une voiture de police. A droite, manifestation à Stockholm en mémoire de Kevser Eltürk

Agauche, Hacı Lokman Birlik et son corps trainé par une voiture de police. A droite, manifestation à Stockholm en mémoire de Kevser Eltürk

Les protestations officielles ont été exprimées en un langage très mesuré ; la réponse du gouvernement s'est faite attendre, mais le 21 novembre, la presse annonçait que la Direction de la Sécurité avait produit une circulaire promettant des sanctions exemplaires à tous les personnels qui se rendraient coupables de comportements « non conformes à la loi et/ou aux droits de l'homme » et « contrevenant aux articles 132, 133, 134, 135, 136 [qui protègent la vie privée] et 286 [qui interdit l'espionnage en dehors de toute procédure juridique] du Code pénal et à l'article 8 du code de discipline de la Sécurité nationale ». On sait bien qu'en Turquie le code pénal est constamment contourné et violé par les autorités elles-mêmes, mais cette circulaire avait au moins le mérite de reconnaître que les auteurs des inscriptions vengeresses et racistes relevaient de la Sécurité nationale. C'était un aveu.

 

Dans les protestations relevées dans la presse de l'époque, particulièrement en novembre, on sentait que l'inquiétude venait de la brutalité des méthodes, et l'on a un peu cherché à se rassurer en colportant les allégations selon lesquelles les assaillants des quartiers kurdes, dont les « équipes Esedullah » seraient des étrangers relevant de l'organisation de l'Etat islamique, ce qui expliquerait les slogans islamistes. Dans plusieurs déclarations, on soulignait que « ces gens sont très différents de nos commandos, que nous connaissons et dont nous connaissons les méthodes » ; une familiarité rassurante avec l'adversaire, en quelque sorte, qui permettrait de lui résister plus efficacement.

Comme on l'a vu, des témoignages faisaient état de l'âge relativement avancé de certains membres des commandos, ce qui aurait exclu leur appartenance à l'armée régulière constituée de jeunes appelés. Cette question d'âge est en effet pertinente. Sur certaines photos et vidéos de cérémonies des PÖH et JÖH diffusées sur le Net, on peut distinguer des hommes qui ne sont plus tout jeunes, certains ayant même les cheveux gris. Dans les régions kurdes, ce sont presque exclusivement ces commandos de professionnels qui ont opéré, et leurs membres sont autrement plus redoutables que les appelés.

Sur les photographies où des miliciens posent devant leurs inscriptions murales, la plupart sont masqués ; lorsqu'ils ne le sont pas, on ne distingue jamais de barbe, malgré le floutage. Personnellement, je n'ai vu qu'une photo d'un homme barbu, et âgé, faisant le signe du loup gris et posant devant une inscription murale. Après vérification, il s'agit d'un Turkmène de Syrie, photographié après la prise de Djerablous par l'armée turque en octobre 2016, au cours de l'opération « Bouclier de l'Euphrate ». Cette photo, qui a battu des records de diffusion sur les réseaux, est souvent jointe de manière anachronique et non pertinente à celles des commandos ayant opéré dans le Kurdistan turc un an plus tôt.

En Turquie, dans les villes du sud-est, pas de barbe. En revanche, les hommes photographiés font presque toujours le signe du loup gris, parfois des deux mains. Comme je l'ai souligné dans l'article précédent, les signifiants relevant de l'extrême-droite turque sont redondants : la tête du loup, les trois croissants, les hommages à Alparslan Türkes ou aux chefs mafieux turcs, les runes provenant du turc ancien... On ne voit pas pourquoi des membres de Daech ou des étrangers auraient multiplié ces signes renvoyant à un courant politique raciste et proprement turc.

D'ailleurs, très souvent, et comme on l'aura vu, ces inscriptions sont signées JÖH ou PÖH, les commandos spéciaux de la gendarmerie et de la police. Enfin, sur les murs des quartiers « conquis », les membres de commandos ont souvent exprimé des saluts confraternels à leur lieu d'origine, fréquemment situé dans l'ouest de la Turquie. Tout cela désigne les commandos de la police et de la gendarmerie turcs, qui de toute manière sont fiers de leurs agissements ; pour leurs membres et leur hiérarchie, il n'y a même pas matière à accuser, tout cela est selon eux légal et légitime car c'est un devoir civique et religieux que d'éliminer le « terrorisme ».

Quant au caractère religieux des slogans, quoi d'étonnant ? On a pu voir de nombreuses vidéos où les membres des commandos prêtent un serment à caractère religieux, profèrent des Allahüekber et des tekbir. Bien avant Erdogan, et même depuis l’époque de sa naissance, le nationalisme turc a un caractère religieux et les mouvements ultra-nationalistes considèrent depuis toujours que « la nation turque est musulmane ». Malheureusement, la Turquie n'a pas besoin de miliciens de Daech pour proclamer la victoire de Dieu sur les murs du Kurdistan. Enfin, des membres de Daech auraient-ils proclamé que « les Turcs sont l'armée de Dieu » ?

Le sociologue Ohannes Kılıçdagı, actuellement chercheur à Harvard et éditorialiste à Agos, le journal turco-arménien d'Istanbul, a publié un article très pertinent sur la question (Agos, 7 avril 2016). Il ne s'embarrasse pas des allégations qui ont circulé sur les langues parlées par les miliciens et détecte dans les inscriptions murales, tout simplement, l'idéologie de la turcité (Türklük), du turquisme (Türkçülük) et de la Synthèse turco-islamique (Türk-Islam sentezi). Considérant comme acquis que c'est là l'oeuvre de policiers et de militaires turcs, il énumère plusieurs éventualités :

« Ou bien le gouvernement n'est pas de la même espèce que ces miliciens, et dans ce cas il tente d'empêcher de tels agissements mais n'y parvient pas ; ou bien il ne veut pas les empêcher ; ou bien encore il les encourage. J'ignore s'il existe d'autres éventualités. Et j'ignore laquelle est la plus grave. Etant donnée la diffusion constante de ces agissements sur les réseaux sociaux, on ne peut imaginer que le gouvernement ne soit pas au courant. Mais si c'est le cas, nos dirigeants doivent rendre les clés du pays. Il y a bien eu promesse d'enquête mais c'était en novembre, on n'en connaît aucun résultat, et d'ailleurs depuis cette date les agissements ont continué. Et si le gouvernement n'empêche rien, ou ne peut rien empêcher, c'est qu'il ne contrôle ni la police ni l'armée. »

« (…) Il peut exister plusieurs raisons dont celle-ci : on ne voudrait pas, par des sanctions ou des pressions, briser le moral ni la motivation de ces troupes. Ou alors, si ces agissements sont encouragés, cela voudrait dire qu'on veut créer les conditions d'une guerre psychologique. Je répète que j'ignore, parmi ces éventualités, laquelle est la pire ; jugez-en par vous-mêmes. »

« Mais que nous disent ces inscriptions ? (…) Si la situation dans laquelle nous nous trouvons nécessite pour l'Etat l'utilisation de forces armées illégales, si cela nécessite le contrôle de la population jusque dans les chambres à coucher, qu'est-ce que cela veut dire ? Pourquoi l'Etat aurait-il besoin de telles méthodes ? A qui veut-on envoyer de tels messages ? Est-ce ainsi qu'on peut espérer 'gagner' les Kurdes ? ('Gagner' d'ailleurs n'est pas le bon terme : il s'agit de créer de nouvelles conditions de vie commune, dans l'égalité, la liberté et la justice – n'est-il pas amer et décourageant de constater qu'il faille encore essayer de faire vivre ces principes, qui sont la base de la politique depuis plus de 200 ans ? ; mais oublions cela un instant : en disant 'gagner les Kurdes', je veux seulement dire que de tels agissement n'aideront pas ceux qui visent cet objectif). Si vous êtes kurde – je ne parle même pas d'être soutien ou sympathisant du PKK – qu'allez-vous penser, ressentir en présence de ces hommes qui portent des uniformes de forces de l'Etat ? Le slogan ‘Si tu es turc, sois fier, si tu ne l'es pas, obéis !' va-t-il vous inciter à 'être turc', ou à obéir ? »

« Savez-vous ce qui est intéressant dans tout cela ? Sur les murs des bâtiments, sur les tableaux des salles de classe, jusque dans les chambres des gens, les inscriptions sont signées ! Les miliciens ressentent le besoin d'écrire leur lieu d'origine : Konya ('Gonya' !), Rize, Emirdag.... Ils expriment ainsi, implicitement, leur extériorité tout en faisant valoir leur pouvoir par la force (…) ».

En résumé, s'il est bien possible que des membres de Daech aien topéré en Turquie, s'il est possible que le gouvernement turc soit complice de l'Organisation de l'Etat islamique, il est encore bien plus inquiétant que ce soient des Turcs qui ont accompli les violences de 2015-2016 dans le sud-est du pays. Il est très inquiétant qu'ils en soient fiers et qu'ils s'en vantent, et qu'ils invoquent pour légitimer leurs actes leur appartenance à la « race » turque, leur fidélité à l'Etat et à l'islam, jusqu'à faire de l'armée turque « l'armée de Dieu ».

(A suivre)

Références (par ordre chronologique de publication) :

« Silvan’da 10 Günde Ne Oldu ? », bianet.org, 12 novembre 2015. En ligne : https://m.bianet.org/bianet/insan-haklari/169165-silvan-da-10-gunde-ne-oldu

Polat (Veysi), « Kim bu Esedullah Timi ? », t24.com, 16 novembre 2015. En ligne: http://t24.com.tr/haber/kim-bu-esedullah-timi,313230

Yıldıral (Elçin), « Esedullah Timi ile ilgili vahim iddialar: Ankara’ya bağlılar », Birgün, 17 novembre 2015. En ligne: https://www.birgun.net/haber-detay/esedullah-timi-ile-ilgili-vahim-iddialar-ankara-ya-baglilar-95315.html

« Esedullah Timi nedir kim bu yüzü maskeli adamlar? », internethaber.com, 18 novembre 2015. en ligne :www.internethaber.com/esedullah-timi-nedir-kim-bu-yuzu-maskeli-adamlar-1487817h.htm

« CHP 'Esedullah Timi'nin Peşine Düştü: İntikam Timi Gibi... Kim Bunlar ? », haberler.com, 18 novembre 2015. En ligne : https://www.haberler.com/chp-intikam-timi-gibi-kim-bunlar-7886388-haberi/

« CHP: Silvan ve Şırnak'ta, duvarlara 'Esedullah Timi' yazanlar kim? », radikal.com.tr, 18 novembre 2015. En ligne : http://www.radikal.com.tr/turkiye/chp-silvan-ve-sirnakta-duvarlara-esedullah-timi-yazanlar-kim-1474660/

« CHP ve HDP Hükümet'e 'Esedullah Timi'ni sordu »,Birgün, 19 novembre 2015. En ligne : https://www.birgun.net/haber-detay/chp-ve-hdp-hukumet-e-esedullah-timi-ni-sordu-95539.html

Avcı (Bekir), « 'Devlet geldi' : Silvan'daki duvar yazıları üzerine », bianet.org, 19 novembre 2015. En ligne : https://bianet.org/bianet/siyaset/169368-devlet-geldi-silvan-daki-duvar-yazilari-uzerine

« Toros’tan Esedullah indi », Cumhuriyet, 19 novembre 2015. En ligne : http://www.cumhuriyet.com.tr/haber/siyaset/425099/Toros_tan_Esedullah_indi.html

« HDP ve CHP 'Esedullah Timi'ni hükümete sordu », Evrensel, 19 novembre 2015. En ligne : evrensel.net/haber/265530/hdp-ve-chp-esedullah-timini-hukumete-sordu

« Esedullah Timi için harekete geçildi », internethaber, 21 novembre 2015. En ligne : http://www.internethaber.com/esedullah-timi-icin-harekete-gecildi-1488674h.htm

« 'Esedullah Timi' hakkında genelge », odatv.com, 21 novembre 2015. En ligne : https://odatv.com/esedullah-timi-hakkinda-genelge-2111151200.html

« HDP 'Esedullah Timi'ni meclise taşıdı », demokrathaber.org, 17 février 2016. En ligne : https://www.demokrathaber.org/siyaset/hdp-esedullah-timi-ni-meclise-tasidi-h62602.html

Yesiltepe (Mehmet), « Duvar yazılarındaki fasizm », bianet.org, 6 mars 2016. En ligne : https://bianet.org/bianet/bianet/172739-duvar-yazilarindaki-fasizm

Kılıçdagı (Ohannes), « Türk’sen övün, değilsen itaat et », Agos, 16 avril 2016. En ligne : https://www.google.com/url?sa=t&rct=j&q=&esrc=s&source=web&cd=1&cad=rja&uact=8&ved=2ahUKEwidyY7P2PDaAhUS6KQKHWjLAWcQFjAAegQIABAy&url=http%3A%2F%2Fwww.agos.com.tr%2Ftr%2Fyazi%2F14946%2Fturksen-ovun-degilsen-itaat-et&usg=AOvVaw2a2bSNfO2N3rWBqdRXOQjX

 

Sur Hacı Lokman Birlik et Kevser Eltürk:

https://www.youtube.com/watch?v=6-iOcHSoGtg

http://siyasihaber3.org/senin-bedenin-benim-canimdir-gulfer-akkaya

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