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Susam-Sokak

Turquie - Les racines du présent - Le blog d'Etienne Copeaux


Vous avez raison d'avoir peur, on arrive !

Publié par Etienne Copeaux sur 15 Juin 2018, 09:08am

Catégories : #La Turquie d'aujourd'hui

Gros plan sur une courte émission de télévision et les réactions qu'elle a suscitées, pour mettre en lumière le point d'aboutissement d'un flux, et nous permettre de voir comment se forme, dans la société turque d'aujourd'hui, le terreau du fascisme, et les conditions qui permettent à la fois d'accueillir favorablement un discours raciste et de le retransmettre.

 

[Cet article conclut la série consacrée à l'idéologie véhiculée par les "Unités spéciales", en particulier aux articles sur les inscriptions murales laissées sur les murs des villes ruinées du Sud-Est de la Turquie au cours de l'hiver 2015-2016 :

"Expression murale chez les unités spéciales" 1 et 2]

 

Silvan, 9 novembre 2015. Photo Hürriyet

Silvan, 9 novembre 2015. Photo Hürriyet

Après avoir examiné quelques réactions des médias aux inscriptions murales des PÖH et JÖH, je vais rétrécir l'angle de vue sur l'une d'entre elles, et surtout sur les réactions qu'elle a elle-même suscitées sur le Web. Cette opération me permet d'entrer plus profondément dans un discours que je suis à la trace, depuis l'étude des manuels scolaires entreprise voici trente ans.

On a vu que les médias ont réagi aux inscription murales racistes et injurieuses, vers le milieu du mois de novembre 2015, lors de la levée du couvre-feu instauré sur Silvan. C'est également à ce moment que le présentateur de Fox TV Fatih Portakal alerte son public, à la fois sur les inscriptions murales et sur la profération de manière tout à fait ouverte du tekbir (ce mot-slogan qui est une affirmation de l'unicité de Dieu - voir ce lien) par les commandos JÖH et PÖH. En fait, comme la plupart des autres commentateurs, Fatih Portakal est intrigué par l'équipe des « Lions d'Allah » (Esedullah Timi) qui signe une partie des inscriptions ; son bref « sujet », au cours d'un bulletin d'information daté du 18 novembre, figure sur Youtube sous le titre « Qui sont ces 'Lions d'Allah' ? ».

Le traitement du sujet dure un peu plus de deux minutes. Le présentateur évoque la vague des inscriptions murales, et fait écho de la préoccupation qu'elle a fait naître dans une partie de la population. Il fait défiler quelques éléments d'un reportage de Kemal Aktas et Mahmut Özgün à Silvan, des scènes de rue où les habitants, consternés, commencent à sortir dans les ruines. Et surtout, il passe plusieurs fois une scène se déroulant dans la cour d'une école servant de casernement à des « équipes spéciales » de JÖH ou PÖH. Là, parmi les blindés, des dizaines de militaires cagoulés, dont l'un a revêtu le drapeau turc sur les épaules, se mettent à tirer des rafales en l'air, sur injonction d'un gradé. Puis, on peut voir leurs semblables à l'oeuvre dans les rues, munis de bombes de peinture aérosol, et taguant des slogans nationalistes et racistes. Fatih Portakal précise bien que toutes ces scènes émanent de l'agence Dogan, contrôlée par le pouvoir, ou de l'agence officielle Anadolu. L'inquiétude personnelle du présentateur est manifeste. « Détail à noter », précise-t-il à la fin, ces agences indiquent elles-mêmes qu'il s'agit d'agissements de membres des PÖH.

A la suite des scènes filmées, il présente des réactions de trois personnalités politiques : Mehmet Özhaseki, vice-président de l'AKP, parti au pouvoir ; Sezgin Tanrıkulu, vice-président du CHP, le parti d'opposition kémaliste ; et Idris Baluken, président du groupe parlementaire HDP, l'opposition pacifiste pro-kurde.

Les brefs propos de Mehmet Özhaseki n'ont rien d'étonnant. Il demande à l'opinion de « comprendre nos frères », comprendre leur psychologie et le combat qu'ils mènent au sud-est ; s'ils profèrent des tekbir et tirent des rafales, c'est « pour se protéger ».

Pour Sezgin Tanrıkulu, qui s'étonne que personne n'intervienne quand sont tirées les rafales, « voilà des scènes, [les tirs en l'air et les tekbir] que nous n'avons pas vu souvent dans le passé en Turquie ».

Enfin Idris Baluken est scandalisé par le slogan « Si tu es turc, sois fier ; sinon, obéis ! » inscrit sur les murs de Silvan. Cela revient, analyse-t-il, à vouloir diviser le pays. Il renvoie ainsi au pouvoir lui-même l'accusation de sécessionisme (bölücülük), constamment reprochée aux Kurdes.

Mais au cours du reportage, et dans les propos des interviewés et du présentateur, personne ne répond clairement à la question « Qui sont ces 'Lions d'Allah' ».

Un journaliste engagé

 

Fatih Portakal a commencé sa carrière de présentateur à Star TV puis, en 2006, a rejoint l'équipe du fameux reporter Mehmet Ali Birand sur Kanal D, et sur CNN Türk ; enfin, en 2010, il rejoint Fox TV. Depuis 2013, il donne un cours à l'université d'Aydın sur le journalisme d'investigation et les pouvoirs locaux. Par ailleurs, en amoureux de la vie rurale méditerranéenne, il est oléiculteur bio.

C'est un journaliste engagé. Parmi ses prises de position, le 19 novembre 2015 (soit le lendemain de l'émission où il attire l'attention sur les inscriptions murales), il participe à une campagne de 24 heures d'émissions en soutien aux journalistes emprisonnés. En mai 2017, il soutient le présentateur Irfan Degirmenci, licencié par Kanal D. En juin 2017, il fut l'un des 111 signataires d'une pétition en faveur de Nuriye Gülmen et Semih Özakça, enseignants licenciés après le coup de juillet 2016, en grève de la faim depuis mars 2017. Depuis, il est l'un des journalistes les plus fréquemment agressés ou menacés.

Le 10 janvier 2018, à l'occasion de la journée du journalisme, le président Erdogan avait déclaré : « Le métier de journaliste ne consiste pas seulement à faire connaître l'actualité. Le journaliste est également un commentateur. Mais malheureusement certains profitent de notre attachement à la liberté d'expression, ils font de la désinformation et de la manipulation, et cherchent à fragiliser l'esprit fraternel de la nation et l'unicité de l'Etat ».

Le lendemain, en direct sur Fox TV, Fatih Portakal a répondu ainsi à Erdogan : « Nos dirigeants voudraient qu'on pense comme eux, ils voudraient que nos écrans contribuent à former des clones : 'Tu dois penser comme moi, sinon je te désignerai comme partisan de Gülen [FETÖ], du PKK, comme traître à la nation'. (…) Monsieur le Président, (…) rien ne nous oblige à penser comme vous, ni à partager vos croyances, ni à marcher sur les mêmes chemins. Chacun a le droit de réfléchir. Chacun peut choisir sa route, en conscience et en toute intelligence. Dirigez le pays, mais ne cherchez pas à diriger les esprits! ».

Ainsi Fatih Portakal ne s'est pas laissé décourager par les campagnes d'agressions répétées, d'autant qu'il a ses soutiens ; nombreuses sont les personnes qui adressent au « grand-frère Fatih » des saluts chaleureux, des remerciements, des compliments : « Tu es objectif, impartial, je suis fier de toi ! » - « Tu as du cœur, tu es intègre, nos avons énormément besoin de personnes comme toi dans notre pays ! » - « Ceux qui distillent des infos tendancieuses te détestent ! » - « Vos bulletins d'infos sont faits avec une grande intelligence ! » - « Vous faites la fierté de la Turquie, vous êtes un journaliste libre ! » - « Notre pays a besoin de personnes comme vous, qui êtes un fervent républicain, au style fort, au cœur généreux, et surtout sans peur ! » (quelques avis laissés par les internautes sur le site biyografi.net entre le printemps 2015 et janvier 2017).

Fatih Portakal présente son bulletin d'informations sur Fox TV

Fatih Portakal présente son bulletin d'informations sur Fox TV

Les commentaires sur Internet : un « discours » cohérent

 

L'une des campagnes d'insultes a commencé dès la publication de sa petite émission sur la chaîne Youtube de Fox Haber ; elle donne une idée de ce doivent endurer les journalistes d'opposition en Turquie, avant même de connaître des ennuis plus concrets (licenciement, agression, arrestation ou pire encore).

Les quelque deux cents commentaires publiés par les internautes sont remarquablement homogènes. Malgré l'éparpillement et la diversité de leurs auteurs, on peut considérer qu'on est en présence d'un discours cohérent, et cet ensemble peut s'analyser comme tel. Les thèmes identifiés montrent à quel point le discours d'origine – celui qui est proféré par l'Etat, l'école, les mouvements d'extrême-droite - est « pertinent », c'est-à-dire qu'il s'adresse à un public acquis d'avance, qui a assimilé les concepts et les valeurs, les reçoit favorablement car les émetteurs et les récepteurs sont en phase et n'attendent que des paroles qui vont dans leur sens. La répétition incessante des thèmes du discours, leur redondance, produisent un effet de certitude, de vérité, de dogme. C'est pourquoi, à l'inverse, la réception d'idées non conformes (comme lors de l'émission de Portakal), produit une réaction violente, car il n'est pas question de discuter un dogme et de laisser ébranler les certitudes, qui touchent aux tréfonds de la satisfaction narcissique : la nation, l'identité, la foi religieuse.

Beaucoup de pseudonymes choisis par les internautes sont tout aussi signifiants que leurs commentaires : « Türk Türk », « Esedullah », « Türk Wolf », « Hun », « Osmanlı Devleti (Empire ottoman) », « Kafkas Kartalı (l'Aigle du Caucase) », « Commando 'La Victoire est à Nous' », « Ils obéiront », « Petit-Fils des Ottomans », « Obersturmbannführer », « Soldat turc », « Adolf Hitler », « Lion turc », « Unité des Turcs », « Ismail des PÖH », etc...

Passons rapidement sur les grossièretés qui émaillent les commentaires, et tous ceux qui n...ent Portakal, et sa femme, et sa mère, et ses enfants. Au-delà de sa personne, les médias dans leur ensemble, et la Fox en particulier, tous ceux de l'opposition et bien sûr le PKK sont copieusement injuriés. Quelques exemples : « Je nique leur mère, je nique leurs gosses ! » - « Depuis des années sur les murs on insulte notre police, pourquoi vous n'avez rien dit ? » - « Je nique ceux du HDP je nique leur femme je nique leur fille ! » - « Esedullah qu'est-ce que c'est ? : c'est un commando qui baise ta mère, sale PKK, et qui continuera ! » - « Idris Baluken parle de 'régions kurdes' : Chiens ! Bâtards ! Nous, on nique ta région, on nique ta langue, il n'y a qu'une Turquie, tout est Turquie, vous allez le comprendre quand on vous baisera ! » - « Ceux du PKK sont des chiens ! » - « J'en..le tes mômes sale cochon de juif ! » - « Fais gaffe à ce que tu dis, je baise ta femme ! [cette dernière amabilité est signée 'Adolf Hitler'] ».

Mais ceci n'est pas très intéressant : on peut en trouver l'équivalent dans toutes les langues du monde dans les commentaires publiés chaque jour sur le Web, à propos de n'importe quel sujet.

D'autres commentateurs sont vaguement explicatifs et s'étonnent de l'étonnement de Portakal en prenant la défense des Lions d'Allah : « Esedullah veut dire Lions d'Allah, ce ne sont pas des 'çapulcu' [les 'vandales' de Gezi et Taksim selon Erdogan], ce ne sont pas des terroristes, eux ; ils respectent le drapeau, ils respectent l'Etat, ce sont des croyants. Vivent les Lions d'Allah ! ». Ou bien : « Qu'ils écrivent [sur les murs] ! Du moment qu'ils n'écrivent pas des slogans du PKK ! Bravo : ce sont les Lions d'Allah ! » - « C'est une bonne nouvelle que vous soyez inquiets ; vous préfériez les inscriptions du PKK, hein ? Vous n'aimez pas les inscriptions des lions de l'Etat ! Alors écrivez les gars, continuez d'écrire sur les murs ! ». Ainsi de nombreux commentaires, dans cette veine, s'offusquent parce que le CHP et les partis d'opposition en général n'ont jamais protesté contre les graffiti en faveur du PKK, dans les villes du sud-est. Aussi, le CHP est suspecté de complicité avec le PKK : « Est-ce qu'ils ont écrit en faveur d'Apo ? Non ! Alors vous êtes au service de qui, vous les partisans du CHP ou du HDP ? ». D'ailleurs, le but que poursuivent ces Lions d'Allah, l'élimination du « terrorisme », justifierait les méthodes : « Ces policiers combattent des terroristes : évidemment il faut rugir, pas miauler. Ce sont des lions ! ».

Et l'on en revient à l'éternelle remarque concernant la profération des tekbir : « Pourquoi ce serait un problème de clamer des tekbir dans un pays musulman ? Vous n'avez pas de cervelle ? » Ou encore, on justifie la pratique par l'histoire : « Le CHP s'étonne qu'on tire en l'air et qu'on crie des tekbir mais ça s'est toujours fait sous les Ottomans et les Seldjoukides, quoi d'étonnant ? c'est naturel ! ».

Vous avez raison d'avoir peur, on arrive !

Toute critique est une trahison

 

Ainsi quelques mots suffisent à renvoyer à la « nature » musulmane du pays, et à des systèmes politiques passés, comme si d'une part le pays avait toujours été entièrement musulman, et comme si ces systèmes politiques étaient toujours vivants et devaient être inspirateurs des pratiques politiques et militaires actuelles. Sont gommés la révolution républicaine kémaliste et surtout le grand nettoyage ethnique du XXe siècle, puisque ce type de propos ou de pensée (« la Turquie est à 99  % musulmane ») élude toujours la manière dont le pays est devenu musulman, à coups de génocide, d'expulsions de masse, de pogroms. Le résultat, pour quelques-uns des internautes, comme pour beaucoup d'auteurs d'inscriptions murales, est que si la Turquie est devenue « le porte-drapeau et le bouclier de l'islam », comme le veut le nationalisme turc, il est logique que son armée soit l'armée d'Allah : « C'est dur pour vous mais l'armée d'Allah c'est l'armée des Turcs ! ».

L'un des thèmes principaux des commentaires est la réprobation du CHP : les internautes sont scandalisés que le représentant du parti dénonce les pratiques des commandos ; c'est même, selon eux, une offense à Atatürk. Voici un choix de réactions : « C'est honteux que ce CHP soit le parti d'Atatürk ! » - « Si vous n'aimez pas ça fichez le camp. Les députés du CHP marchent sur les os d'Atatürk ! » - « Je n'ai jamais vu de tels salauds ! Le CHP ce n'est pas le parti d'Atatürk ce sont des clowns ! » Le CHP, ce vieux parti très modéré, serait désormais complice du HDP et du PKK ; ainsi : « Le PKK n'est même plus utile puisque le CHP joue son rôle maintenant ! » - « Quels intérêts sert le CHP ? » - « Vous avez remarqué ? CHP et HDP parlent la même langue ! »

Le refrain habituel, dans ce cas, est la qualification de traîtrise. Tous sont des traîtres : Fatih Portakal, la Fox, le CHP et le HDP : « Traître sans cervelle ! » - « Portakal est un chien, un traître ! Un bâtard ! » - « La Fox et ce Fatih sont des traîtres à la nation ! » - « Vous autres du CHP, vous êtes des sans-race (soysuz), des traîtres, un jour vous rendrez des comptes ! » - « Maintenant j'ai bien compris que ces CHP sont des traîtres au pays ! » Et inversement : « Au moins, les Lions d'Allah ne sont pas des sans-honneur, des traîtres, des sans-sang, des Arméniens ! » - « Ces traîtres ont peur même des inscriptions sur les murs ! Ne craignez rien, les PÖH sont là ! » - « Ho ! Les Lions ! Frappez sans cesse les traîtres à la patrie ! ». Là encore, l'un des internautes s'appuie sur une citation d'Atatürk pour dénoncer Fox TV et annoncer la punition promise par le Guide : « Il n'existe aucune circonstance atténuante pour ceux qui trahissent, tôt ou tard ils devront en payer le prix ! ». Ici encore, nous avons une instrumentalisation des citations d'Atatürk, retournées contre les Kurdes ; une requête sur les moteurs de recherche avec cette citation donne toute une collection de sites fascisants anti-Kurdes, dont une vidéo tournée dans une ville détruite ; le lieu n'en est pas précisé, ce n'est peut-être pas en Turquie, mais il est clair que le champ de ruines est l'avenir promis aux Kurdes, en conformité avec l'esprit présumé du kémalisme.

Par leur supposée traîtrise, en réclamant non seulement l'autonomie mais l'indépendance des Kurdes, tous ces « sans-race » rejoignent les ennemis éternels de la Turquie : les Arméniens sont invoqués, mais plus généralement l' « Occident laïque ». Or, « l'histoire des Turcs n'est pas une petite histoire de cent ans, elle ne commence pas en 1900 : nous avons eu les Ottomans, les Seldjoukides, les Huns, les Oguz... Nous avons laissé des traces en Asie centrale, en Europe, en Afrique, en Arabie, alors pourquoi s'étonner que dans une Turquie à 90 % musulmane on profère des tekbir ? Tous ces gens sont des traîtres à la patrie, des complices des mouvements terroristes d'extrême-gauche et du DHKPC ». « Le problème est que, parmi nous, il y a plein de bâtards et de valets des Occidentaux ! » (ce dernier trait est signé « Obersturmbannführer »).

La punition promise aux "traîtres". Capture d'écran d'une vidéo intitulée "Vatana ihanetin nedeni olmaz! Bedeli olur"  - https://www.youtube.com/watch?v=NF0_BaU1tC0

La punition promise aux "traîtres". Capture d'écran d'une vidéo intitulée "Vatana ihanetin nedeni olmaz! Bedeli olur" - https://www.youtube.com/watch?v=NF0_BaU1tC0

Encore le fantôme...

 

Comme je le soulignais dans les articles précédents, le fantôme des Arméniens est toujours là qui rôde dans les consciences. Il faut le chasser, le dénoncer, l'insulter, lui jeter des pierres, au nom de l'histoire, au nom de la religion, au nom de la pureté de la race : « Les Lions d'Allah, ce sont cent mille personnes, des Azéris, des Turkmènes, des Ouïgours, des Kazakhs, des Tatars, une partie seulement de l'armée de Touranie ! Ils vont niquer la mère des PKK, deux millions et demi de Syriens vont arriver, des sunnites, on va vider la région et on va la turquifier ! Vous les Kurdes vous subirez le sort des bâtards d'Arméniens ! Ou tu meurs, ou tu fous le camp, ou tu te fais Turc ! » Les Kurdes sont des bâtards d'Arméniens, comme tous ces gens qui les soutiennent sont eux-mêmes manipulés par les Arméniens. Tous seront « traités comme les Arméniens ». « C'est le choeur des Arméniens ! » – « Portakal, c'est de la graine d'Arménien ! » - « Les médias sont des putes ; si ça ne vous plait pas allez chez Barzani, allez chez les Arméniens ! » Enfin : « Que Dieu protège les Turcs et ceux qui se disent turcs ! Vous obéirez comme les Arméniens ont obéi ! Dieu est grand, Dieu est grand ! Dieu est grand ! ».

Il existe ainsi dans ce public une conscience panislamique et pan-turque, doublée d'une sympathie pour le mouvement d'extrême-droite des Loups gris et des « Idéalistes » (ülkücü) : on invoque les « frères » que sont les « Turcs de l'extérieur », la grande armée des Turcs dont les Lions d'Allah seraient l'avant-garde : « Les Lions d'Allah sont les combattants des Idéalistes. Ils sont partout, en Tchétchénie, au Karabagh, au Turkestan, à Kandil, à Alep, à Mossoul, à Diyarbakır, à Hakkari, à Istanbul – le fascisme kurde ne passera pas. Ils devront s'incliner devant les Turcs ; Dieu est grand ! » - « Que Dieu protège les Turcs et la patrie des Loups gris ! ».

Les commentaires sont de l'ordre de la satisfaction narcissique de l'être-turc. Comme l'écrit Freud dans Malaise dans la civilisation, pour unir une grande masse d'hommes, il est nécessaire « qu'il en reste d'autres en-dehors d'elle pour recevoir les coups ». La satisfaction narcissique se double donc de la menace et de l'hostilité à l'égard de tous les « traîtres » : « Vous avez raison d'avoir peur, on arrive ! » - « Si tu n'es pas fier d'être turc, obéis, chien ! » - « Heureusement qu'il y a des mains pour frapper les mains qui écrivent ! » - « Ce sont les Lions d'Allah, vous vous êtes les chiens de Satan ! » - « Ils vont bien être obligés de nous obéir maintenant ! » - « Ils obéiront quoiqu'il arrive ! » - « Si tu es turc, sois fier sinon tu dois souffrir ! ».

Sous le pseudonyme de « Türk Birligi (Unité turque) », un internaute résume tout cela, dans un langage approprié : « Les putes de Fox TV ont à nouveau diffusé des nouvelles putassières. Ça ne m'étonne pas. Tout ce qui tombe dans leurs mains est bon pour nuire à la Turquie, même moi, si je n’en étais pas conscient, ils arriveraient à me transformer en ennemi de l'armée. Ces chiens galeux sont tranquilles dans leurs fauteuils, qu'est ce c'est pour eux la psychologie de guerre ? Fatih-La-Mandarine [Portakal signifie « orange »], trouillard, tu n'as jamais été en face de la mort ? Tu n'as pas envie de faire un reportage sur les tags du PKK sur les murs dans l'Est ? Les équipes spéciales de la police sont notre âme. Les Lions d'Allah sont notre âme. Il y en a qui parlent arabe, d'après ce fils de pute du HDP. « Zafer islamındır, L'islam vaincra », c'est de l'arabe selon toi ? Tout ce qu'ils trouvent ils en font de la putasserie. Ils font tout pour salir nos policiers et nos soldats. Je baise les mains de nos grands frères qui écrivent sur les murs. Que Dieu protège notre armée ».

Dans cet ensemble cohérent, il y a tout de même un commentaire divergent, petite pépite perdue dans le torrent de haine : « Ceux qui aiment leur nation, leur patrie, qu'ils viennent aussi dans l'Est, et nous partagerons notre pain et notre eau avec les frères kurdes. Malgré toutes les difficultés, je les salue et je prie pour eux, pour tous ceux qui ne renoncent pas à l'amour de la patrie. Pour que ces combats que le PKK a prolongés prennent fin. On a détruit vos maisons, vous n'avez plus rien mais passez là-dessus. On reconstruira vos maisons, de nos mains, et de nouveau nous chanterons ensemble, dans la liberté ! ».

Flux tourbillonnaire, terreau du fascisme

 

Ce gros plan sur une courte émission de télévision et les réactions qu'elle a suscitées met en lumière le point d'aboutissement d'un flux, et nous permet de voir comment se forme, dans la société d'aujourd'hui, le terreau du fascisme, et les conditions qui permettent à la fois d'accueillir favorablement un discours raciste et de le retransmettre.

Le flux infuse les extrémités de la société : simples individus qui ont tous reçu la même éducation, subi la même rhétorique nationaliste diffusée à longueur de vie par ce que Michel Foucault considérait comme les veines capillaires du pouvoir.

Aucun des thèmes exprimés sur les inscriptions murales des troupes de choc, ou dans les commentaires sur Internet, n'est en contradiction formelle avec l'éducation reçue par un Turc à l'école, même si, dans les manuels de morale, on incite les élèves à la bonté, à la tolérance, à la fraternité, etc.

L'école, avec son dressage comportemental, la coercition quotidienne qu'elle exerce sur les esprits, l'instillation de réflexes patriotiques, nationalistes, militaires, la diffusion d'une conception nationaliste de l'histoire, et, depuis les années 1970, d'une conception musulmane de la nation et donc également de son histoire, est à la source du flux, et son premier vecteur. Certes, on ne dit pas aux enfants des écoles : « Tu seras raciste, tu haïras les Kurdes, tu maudiras les Arméniens et les étrangers, au nom de la nation, au nom de l'islam ». Les injonctions ne sont pas explicites, elles revêtent des formes positives comme la fierté d'être turc, la méfiance à l'égard de supposés ennemis intérieurs et extérieurs, la supériorité de la culture turque qui aurait permis des avancées décisives de la civilisation humaine... La fidélité à l'islam est en filigrane dans le discours scolaire, malgré les affirmations du principe de laïcité. Tout le discours historique s'adresse implicitement à des enfants supposés musulmans.

On a constaté dans le discours formé par les inscriptions et leurs commentaires une certaine présence d'Atatürk, des références fréquentes à ses maximes, prises au pied de la lettre ou réinterprétées. Le mixage de ces références avec des propos d'extrême-droite n'est pas étonnant. Le parti fascisant MHP se proclame kémaliste et n'en réfute aucune valeur. Et le kémalisme, même dans la version « laïque » et « démocratique » proposée par le parti historique CHP, contient en germe la xénophobie, l'hypertrophie de l'identité turque, la supériorité, bref, il a pendant un siècle alimenté un narcissisme nationaliste que les partis extrêmes ne font que pousser à bout.

Ainsi le parti fascisant MHP et sa mouvance (Loups gris, Idéalistes, etc.) sont le bras armé de l'Etat ; ils prennent son discours au mot et agissent au nom de ses valeurs, y compris par la violence meurtrière. L'assassin de Hrant Dink, Ogün Samast, a agi par conviction nationaliste, imprégné des valeurs racistes que l'Etat, sans les diffuser explicitement, laisse se propager librement dans la population. L'assassin n'a fait qu'aller au-devant des désirs de l'Etat, même si celui-ci le désavoue officiellement et le condamne. Il en est de même pour les milliers d'exécutions extra-judiciares perpétrées en Turquie depuis des décennies.

Les membres de ces mouvements, ainsi que des électrons libres plus ou moins téléguidés, les fous de la nation, imprègnent l'armée, tous les corps répressifs de l'Etat, et les organisations paramilitaires. Les mouvements nationalistes ont même été le vivier dans lequel l'Etat a prélevé les hommes de ses troupes de choc. Ainsi s'est diffusé le discours national-raciste et national-islamique, et c'est ainsi que le flux réapparaît sur les murs des villes en ruines du sud-est.

L'écoulement du flux a été facilité par ce que j'ai appelé le « consensus obligatoire », une sorte de consentement général à la coercition idéologique exercée sur tout ce qui concerne les sujets sensibles (en particulier la négation du génocide), et qui transcende les clivages politiques. Ce consensus, que j'ai cru voir s'écrouler en 2013, au moment de Gezi, n'est-il pas aujourd'hui la base idéologique et comportementale d'un fascisme naissant ?

 

L'écolier, futur citoyen, reçoit un discours qu'il retrouve plus tard dans la rue, dans les médias, dans les mosquées, à l'armée, et qui paraît d'autant plus vrai (pertinent) : le citoyen et l'Etat sont en phase. Mais il existe des freins : en particulier, le discours historique reçu à l'école ne correspond pas au récit familial. Le secret et la négation imposées sur le génocide produisent une dissonance cognitive majeure qui ne peut être surpassée que de deux façons, par la résistance ou la soumission au dogme : il faut que le dogme devienne non seulement la vérité, mais la réalité. Celui qui résiste se met en porte-à-faux avec l'ensemble du système cognitif ; celui qui se soumet est heureux de sa soumission car son univers mental est cohérent, harmonieux, procure une satisfaction d'être comme tout le monde.

Le flux qui aboutit, en dernier ressort, aux commentaires sur Internet (avant de repartir ailleurs), se diffuse depuis un siècle. Il est renforcé par les « attaques » extérieures et intérieures, réelles (mouvement kurde, réveil arménien) et/ou imaginaires et dans tous les cas renforcées par la propagande, car il faut des ennemis pour souder. Ainsi, au moins depuis 1984, c'est la guerre qui gouverne le pays.

Nourri par l'école, le kémalisme, le nationalisme et la religion, s'étant immiscé dans les veines de l'armée et de la police, le flux donne justification et légitimité à l'accomplissement de nouvelles violences, commises à l'encontre de ceux qui se dressent contre le consensus, notamment les Kurdes. Il renforce donc la violence elle-même. Le sentiment de légitimité est conféré par les supérieurs hiérarchiques ; les valeurs invoquées sont celles de l' « ordre », celles de l'Etat. Le contenu du « serment » analysé précédemment illustre l'amalgame entre l'histoire, les mythes historiques narcissiques, les valeurs de force (l'Etat), et les valeurs religieuses associées étroitement à celles de la nation. Ces valeurs concernent un large pan de la société, qui la soudent facilement grâce à la force de l’affect qu'elles transportent avec elles. Mais, rappelons-le, ce qui nourrit aussi cet amour est la haine envers tous ceux « qui restent en-dehors pour recevoir les coups ».

Enfin le flux doit se rendre visible, car la force et la violence doivent être visibles et non honteuses d'elles-mêmes. Il trouve son aboutissement dans l'affichage des valeurs sur les murs mêmes de ceux qu'on a vaincus, car la ruine ne suffit pas. L'ensemble de manifestations constitué par les inscriptions murales, les photos qui les transmettent sur le Web et les commentaires qui les accompagnent, devient un phénomène en soi, une manifestation de fierté, d’orgueil, de narcissisme.

Le flux est tourbillonnaire, il tourne en rond, en spirale, il se nourrit lui-même, s'ancre dans les esprits, devient vérité, et fournit la base mentale au fascisme naissant.

Du point de départ au point d'arrivée, depuis la gestation de l'idéologie nationaliste turque à la fin du XIXe siècle jusqu'aux commentaires sur Internet au début du XXIe, la figure de l'Arménien est constamment présente, figure fantomatique de l'ennemi par excellence, témoin d'un sentiment de culpabilité qui n'a pas fini de ronger la société. Elle permet de tracer le parcours du virus nationaliste, contre lequel la société turque n'a guère d'anticorps.

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