Bonsoir!
J'ai préféré ne pas le crier sur les toits - et d'ailleurs nous avions des consignes de discrétion.
J'ai rejoint une délégation de l'Association de Solidarité France-Kurdistan qui a effectué une mission d'observation du déroulement des scrutins présidentiel et législatif du 24 juin en Turquie. Comme en 2015, le groupe a choisi comme base Mardin, très belle ville du Kurdistan de Turquie située non loin de la frontière syrienne. un demi groupe (celui auquel je me suis joint) s'est rendu aujourd’hui à Nusaybin, un autre demi-groupe à Kızıltepe, deux villes situées sur la frontière, qui étaient dirigées par le Parti démocratique des peuples (HDP) et qui sont maintenant, comme des dizaines d'autres, sous tutelle de l'Etat après la destitution et l'arrestation de leurs maires et co-maires.
C'était un séjour très bref, trois jours à peine, mais qui a permis aux huit personnes de la délégation de faire des rencontres importantes et chaleureuses avec des dirigeants locaux ou militants du HDP. La discrétion du groupe a permis d'éviter des désagréments (rétention, arrestation, confiscation des passeports, expulsions) subis par d'autres délégations.
Nous venons de passer une soirée à regarder les résultats du dépouillement des scrutin. Résultats à la fois décevants et encourageants pour la démocratie en Turquie.
Décevants : Erdogan est réélu, il n'y aura pas de deuxième tour, et donc la réforme constitutionnelle adoptée par référendum en avril 2017 sera appliquée, qui va étendre considérablement les pouvoirs présidentiels. Cette réélection va donner une légitimité par les urnes à un régime qui tend vers la dictature. Je vous invite à jeter un coup d’œil à l'article dans lequel j'analysais les dispositions inquiétantes de ce référendum, et qui vont être appliquées dans les prochains jours. C'est une victoire d'Erdogan, qui s'est permis le luxe de faire une déclaration à la télévision alors que le dépouillement n'était pas terminé. En ce moment même, ses partisans défilent dans les rues de Mardin, triomphalement, comme dans toute la Turquie probablement.
Pourtant, nous avons de fortes raisons d'espérer et d'être confiants dans les forces démocratiques de Turquie. Muharrem Ince, candidat du vieux parti kémaliste CHP, a remporté plus de 30% des voix. Cet homme était encore un inconnu voici quelques mois, et son succès relatif illustre une profonde volonté de changement dans la population. Mais le CHP est un vieux parti qui s'est toujours montré très conservateur sur les sujets sensibles.
Surtout, Selahattin Demirtas, leader du HDP, emprisonné depuis novembre 2016, a obtenu plus de 8% des voix, alors que son parti n'a pas pu faire campagne, et qu'il a été écarté des médias. 8% des voix, qui en font le troisième candidat, alors qu'il est isolé dans sa cellule de la prison d'Edirne, à la frontière bulgare, à 1700 km du Kurdistan, et qu'il n'a pu s'adresser à l'électorat que par quelques coups de téléphone... Dans de telles conditions, ce résultat est un exploit.
Et puis, le parti HDP a réussi à passer le "barrage" des 10% de voix requis - au niveau national - pour obtenir une représentation parlementaire. Il a fait un score de plus de 11%, ce qui lui assure 66 sièges au parlement, et en fait la troisième force politique du pays.
Bien entendu, c'est un résultat fragile si l'on se souvient de 2015. Le 7 juin 2015, le HDP avait connu un succès tel (80 députés) que le pouvoir a choisi de tarder à former un gouvernement, outrepassant le délai légal, ce qui a permis à Erdogan d'annuler le scrutin, tout à fait légalement, et de convoquer de nouvelles élections en novembre, dont la campagne s'est déroulée dans des conditions désastreuses - comme pour celle que nous venons de vivre.
Ces résultats, obtenus en dépit de difficultés énormes (agressions contre les candidats, et contre les permanences du parti, et pour cette dernière campagne, tenue des élections dans les conditions de l'état d'urgence), prouvent que la base qui soutient le HDP est solide, que le désir de démocratie est fort, que les démocrates de Turquie ne se laissent pas impressionner par la violence et les menaces.
Dans les jours qui viennent, après mon retour en France, je vous rendrai compte de ces quelques journées denses passées à Mardin, Nusaybin et Istanbul.
A bientôt!
[Cet article a été publié en espagnol sur kedistan.net. Un grand merci à la traductrice Maité]