Le 24 juin, jour des élections présidentielles et législatives en Turquie, la délégation de l’Association de solidarité France-Kurdistan avait choisi de se partager entre deux villes de la grande municipalité de Mardin: Kızıltepe, ville nouvelle située sur la grande route qui longe la frontière syrienne jusque Cizre avant de pénétrer en Irak; et Nusaybin, une de ces villes qui ont été coupées en deux par le tracé de la frontière turco-syrienne en 1921: Nusaybin du côté turc, Qamishly du côté syrien. Je faisais partie du groupe de quatre personnes qui avait choisi Nusaybin, déjà visitée lors des élections du 1er novembre 2015.
Le gouvernement turc avait, par avance, interdit la visite d'observateurs étrangers dans les bureaux de vote. Il ne nous était donc pas possible d'effectuer la même mission qu'en 2015. D'ailleurs, outre la situation d'état d'urgence qui prévaut dans toute la Turquie, Nusaybin est en "zone rouge", sous contrôle militaire renforcé (sıkıyönetim). Toutefois, nous avons pu visiter à peu près tout ce que nous voulions voir et nous déplacer à notre guise durant cette journée électorale.
De toute manière, l'atmosphère était étrangement calme. Alors qu'en 2015, sur les routes, nous croisions ou accompagnions sans cesse d'interminables convois de voitures couvertes de drapeaux du HDP, du portrait d'Öcalan et transportant une population exubérante, l'état d'urgence faisait son effet: pas de convois (sauf un de l'AKP à Mardin), pas de propagande électorale (de rares affichettes en faveur de Demirtas, de la taille d'une carte postale...). Mais, de Diyarbakır à Mardin et à Nusaybin, pas un seul portrait d'Erdogan! Ce qui fait que malgré l'absence d'affiches, on se sentait en territoire HDP. Les personnes que nous interrogions sur ce silence des murs répondaient, sarcastiques: "Nous n'avons pas besoin de faire campagne, tout le monde ici votera pour Demirtas et le HDP!". Toutefois, à Diyarbakır, Erdogan a tout de même réuni 28% des suffrages, et presque 37% à Mardin pour "seulement" 58% à Demirtas (les résultats de Nusaybin sont inclus dans ceux de la "grande municipalité" de Mardin).
Ce bref séjour était très enrichissant mais je n'ai pas l'intention de faire ici un récit de voyage. Tout ce que j'ai pu observer a été si stimulant que j'ai choisi, au retour, de beaucoup lire, de m'informer, pour aboutir à des analyses plus approfondies, non pas des résultats du scrutin, mais de la situation dans cette région de Turquie en me focalisant ensuite sur Nusaybin.
Pour vous faire patienter, je vous propose ici quelques photos de Nusaybin. Tout d'abord, des captures d'écran faites sur le site Google-Earth, qui vous feront prendre conscience du changement ahurissant survenu à la suite de la guerre menée par les "forces spéciales" de l'Etat contre les quartiers contrôlés par le PKK. Deux vastes quartiers de la ville sont non seulement détruits mais rasés.
En haut, Zeynel Abidin, le quartier de Nusaybin qui jouxte la frontière syrienne, en janvier 2015 et en janvier 2017. En bas, quartier central en mai 2016 et juin 2017. Captures d'écran Google Earth (cliquer pour agrandir)
La frontière a une très grande présence à Nusaybin, face à la ville-jumelle syrienne de Qamishly, aujourd'hui intégrée dans le Rojava, gouverné par le parti kurde YPG, "parti-frère" du PKK. La frontière est fermée hermétiquement depuis des années, en particulier pour empêcher les contacts entre la population kurde de Turquie et celle du Rojava, et éviter une "contamination" démocratique et autonomiste. En 2017, l'Etat turc a fait construire un mur de plus de 700 km qui court le long de la frontière. Voici le segment qui sépare les deux villes-jumelles.
Qamishly (Rojawa/Syrie) vue depuis l'ancien cimetière de Nusaybin (Syrie). Entre les deux villes, la frontière et le mur construit en 2018 photo E.C.
A partir du 10 août 2015, à la suite des violences perpétuelles infligées par les forces spéciales, les "assemblées populaires" de seize villes kurdes ont proclamé leur autonomie. Je reviendrai sur ce geste politique qui n'avait pas grand sens sauf dans le domaine de l'auto-défense. Le PKK et surtout son organisation de jeunesse, le YDG-H, ont fait creuser des fossés et construire des barricades pour résister aux forces de l'Etat et les empêcher de pénétrer dans les quartiers.
Le pouvoir a réagi en décrétant des périodes de couvre-feu absolu, durant lesquelles il était interdit de sortir de chez soi, même pour raisons médicales, même pour enterrer les morts. Selon le HDP, 783 personnes ont perdu la vie durant les combats pour la "reconquête" des quartiers par les forces spéciales. En particulier, des dizaines de personnes sont mortes carbonisées dans une cave à Cizre; une vingtaine d'autres ont été abattues par les militaires alors qu'elles essayaient de passer à Qamishly. En juin 2018, sur les maisons et les immeubles proches de ces quartiers, de nombreux impacts de balles témoignent de la violence des combats.
Mais très bientôt, on ne verra plus d'impacts de balles ni aucune trace des combats. Les quartiers insurgés, en particulier la vieille ville de Diyarbakır, Sur, des quartiers entiers de Sırnak, de Silvan, et de Nusaybin, ont été rasés après leur "prise" par les forces spéciales de la gendarmerie et de la police. Ci-dessous, une série de photos du quartier Zeynel Abidin, qui jouxte la frontière: il ne reste rien. Sur l'une des photos, le seul mur qui soit resté debout.
Remarquez que le quartier est en chantier: les propriétaires légitimes de ces quartiers ont été expulsés et dépossédés, et le tout-puissant TOKI (Toplu Konut Idaresi Baskanlıgı, Administration pour le développement du logement public) a pris possession des terrains, pour construire très vite de "beaux" immeubles "modernes"... qui ne sont pas destinés aux anciens occupants. On dit que la Turquie va loger ici les réfugiés sunnites et non-kurdes de Syrie...
Le quartier Zeynel Abidin est à côté du cimetière de la vieille ville de Nusaybin, tout à côté de la frontière. Nous avons pu le visiter sans problème. J'ai photographié une spécificité de l'armée turque et des forces de sécurité: la destruction de tombes. Il faut tuer l'ennemi, puis encore tuer les morts, ce qui a été fait systématiquement à Chypre en 1974. Parmi les photos, vous reconnaîtrez quelques tombes de "martyrs" du PKK, saccagées elles aussi (les murets sont peints aux couleurs kurdes, rouge-vert-jaune). Certaines pierres tombales ont même été mitraillées.
Voici enfin l'état actuel (juin 2018) du quartier Abdulkadir Pacha, situé plus au nord, lui aussi entièrement rasé, et en cours de reconstruction. Tout cela va très vite et très bientôt il ne restera que le souvenir des combats de 2015-2016 - et des morts.
Photographs of 11-Day Curfew in Nusaybin
What had happened during the curfews which had lasted 11 days in four neighbourhoods, four days in 11 neighbourhoods and had been lifted yesterday morning (December 24) has reflected to photographs
http://bianet.org/english/human-rights/170530-photographs-of-11-day-curfew-in-nusaybin