Depuis 1995, le mouvement des Mères du Samedi (Cumartesi Anneleri) qui regroupait des mères et, de plus en plus, des proches (pères, enfants, frères et soeurs etc.) des personnes disparues au cours d'une garde à vue en commissariat ou autre circonstance douteuse, organisait un rassemblement hebdomadaire devant le lycée de Galatasaray, dans le quartier central de Beyoglu à Istanbul. Mères et proches se rassemblaient à midi, en silence, soutenues par quelques associations dont la Ligue turque des droits de l'Homme. On s'asseyait à terre, par tous les temps, en toute saison, pour présenter aux passants le portrait de la personne disparue, rappeler ainsi aux autorités responsables son existence et sa mémoire, et signifier qu'on ne renonçait pas, jamais, à découvrir ni la cause ni les responsables de la disparition.
Le mouvement est né peu après les événements de Gaziosmanpasa, un quartier alévi de la banlieue d'Istanbul, où à la suite d'une provocation la répression policière avait fait 22 morts. C'est semble-t-il Emine Ocak, la mère d'une des victimes, Hasan Ocak, qui a eu l'idée de protester en silence devant Galatasaray. L'influence du mouvement des Mères de la place de Mai, en Argentine, né en 1981, est probable.
Le 27 mai 1995, une vingtaine de personnes se sont rassemblées pacifiquement. Depuis, le rassemblement a eu lieu chaque semaine. Mais la police est intervenue de plus en plus brutalement, et le mouvement a dû s'interrompre en 1999. Il a repris en 2009.
Le 25 août dernier, ce devait être la 700e manifestation. Mais le pouvoir a décidé que cet événement devait prendre fin. La police est intervenue avec des moyens renforcés, blindés et canons à eau, et a employé les gaz lacrymogènes et des balles en plastique contre les manifestants. 34 personnes ont été placées en garde à vue, jusqu'au soir. Emine Ocak elle-même, qui a maintenant 82 ans, a été interpellée brutalement mais les réactions de la foule ont été telles qu'elle a été libérée.
La répression du 25 août 2018. A droite, l'arrestation d'Emine Ocak. Photos Beyaz Kural pour bianet.org
Depuis septembre, la manifestation a été empêchée chaque semaine. Mais de nombreuses personnes se rassemblaient devant le siège de la Ligue des droits de l'Homme, dans une ruelle toute proche, qui était elle-même placée sous haute surveillance.
Depuis le 6 octobre, la police agit préventivement. Elle boucle le quartier de Galatasaray, plaçant des blindés légers et de canons à eau prêts à intervenir, au débouché de chaque ruelle. Autour du lycée, elle dispose de solides barrières métalliques de façon qu'on ne puisse s'approcher du lieu de la manifestation. On ne peut non plus y accéder par les rues perpendiculaires comme celle qui monte de l'Institut français (IFEA). Partout des policiers en tenue de combat et armés font peser une ambiance menaçante. De très nombreux policiers en civils, simplement revêtus d'une chasuble marquée "Polis", veillent à tout et sont présents partout dans la foule des passants. Il y a certainement, en plus, de nombreux policiers sans signe distinctif dans la foule.
Pourtant la foule est indifférente, ou feint l'indifférence. Mais chacun sait que le moindre mot ou geste de protestation signifierait des ennuis immédiats.
Les Mères et proches de disparus gardent leur détermination intacte. Nul ne peut dire si leur manifestation est interrompue pour longtemps. Mais on peut prédire que tant que les disparitions ne seront pas reconnues par l'Etat responsable, ces personnes trouveront des moyens de continuer à faire vivre la mémoire de leurs proches.
L'événement dure depuis 1995 et rappelle des faits qui s'étalent depuis les années 1970 jusqu'aux années 2000. Le pouvoir en place, en réprimant maintenant ce mouvement, montre qu'il endosse et assume les disparitions du passé, et qu'il est le successeur et continuateur de toutes les répressions qui se sont succédé. Encore une preuve que le régime de l'AKP se situe bien dans une continuité de l'histoire de la Turuqie républicaine.
Pour ma part, j'ai fréquemment photographié l'événement du samedi, et pour le faire vivre au moins sur susam-sokak j'ai choisi de publier une partie de mes clichés. Ces photos ont été prises de 2011 à 2014.