Ce que nous imposent les événements de Turquie
En mémoire d'Ugur
Mes esquisses d'études sur les années 1990 portent sur un passé récent, qui est à la fois celui de la Turquie et le mien. Mais au fur et à mesure, j'ai ressenti combien ce passé restait à bien des égards un présent. Si je mets à part une série d'articles publiés autour de l'année 2000, dans lesquels je pouvais parler au présent de cette période de l'histoire de la Turquie, j'ai attendu une quinzaine d'années pour exploiter les documents amassés au cours de mon séjour de quatre ans à Istanbul. Je pensais disposer d'un certain recul, et pouvoir faire un travail d'historien.
La période d'exercice du pouvoir par l'AKP, déjà longue, me semblait avoir fermé cette période, par une politique qui paraissait nouvelle sur bien des points.
Puis est survenu le tournant autoritaire, entre 2008 et 2011.
En travaillant sur certains événements de l'été 1998, en redécouvrant l'épisode de l'arrestation de la sociologue Pınar Selek, en recherchant quelles avaient été les suites de cette affaire, j'ai pris conscience d'une continuité : puisque les tourments judiciaires continuaient pour Pınar Selek, à travers douze années, à travers plusieurs gouvernements et péripéties politiques, c'est qu'une politique répressive se poursuivait. J'ai pu faire le même constat à partir d'autres exemples, notamment la répression du mouvement étudiant et le cas de Bahadır Ahıska.
Ainsi, tout en écrivant, je voyais changer ma perspective : dans le domaine de la guerre, et dans le domaine de la répression policière et judiciaire, le passé restait présent ; les motifs d'arrestation, de poursuite, d'emprisonnement restaient les mêmes d'une décennie à l'autre, si l'on exclut, bien sûr, les suites de l'affaire Ergenekon et un fait absolument nouveau, qui semblait concrétiser une rupture radicale, l'emprisonnement de militaires de haut rang.
Parmi mes articles de la série « Esquisses sur la Turquie des années 1990 », nombreux sont ceux qui, parfois de manière presque involontaire de ma part, tiraient des fils entre passé et présent, et tendaient à mettre en évidence une certaine continuité.
J'avais déjà présenté l'hypothèse d'une continuité dans un colloque organisé à Paris par l'OBTIC, en février 2010 ; en m'appuyant sur de nombreux faits, j'avais cherché à démontrer que l'arrivée au pouvoir de l'AKP, puis l'exercice du pouvoir par ce parti, n'avaient pas provoqué de rupture. La série des « Esquisses », commencée à la suite de ce colloque, continuait dans le même esprit.
Je réagissais contre une tendance qui consiste à tout déduire des phénomènes politiques de pouvoir, de gouvernement, d'organisations partisanes. Que le pouvoir passe des mains de forces supposées « laïques » à d'autres supposées « islamistes », ou de forces de centre gauche à des forces de centre droite, devait, selon cette optique, provoquer un changement.
Les Français de ma génération sont très sceptiques sur ce genre de jugement. Lorsque le pouvoir change de mains, ses extrémités restent longtemps stables ; les exécutants du pouvoir, tout en bas de la hiérarchie et dans la pratique quotidienne, constituent une formidable force d'inertie.
Cela me semblait aller dans le sens de mon hypothèse, selon laquelle la Turquie n'avait pas fondamentalement changé depuis la fin du XXe siècle ; même si le commandement de l'armée était passé sous contrôle au lieu de contrôler le gouvernement, il me semblait impossible qu'un changement fondamental survienne tant que la guerre au sud-est continuait. La Turquie restait un pays en guerre, avec ses lois d'exception, et le gouvernement de l'AKP, de mon point de vue, s'était coulé dans le moule de l'appareil répressif qui s'appuyait sur l'état de guerre. Je renversais même la perspective : l'Etat poursuivait la guerre parce que celle-ci légitimait le maintien de lois spéciales, la répression et le contrôle de la société, l'Etat utilisait la guerre comme moyen de gouvernement.
La longue suite d'événements répressifs semblait me donner raison ; l'annulation du troisième acquittement de Pınar Selek (février 2011) m'a fait penser que le pouvoir qui prenait cette décision était de la même essence que le pouvoir de 1998 (pourtant de centre gauche). Puis, l'arrestation de deux journalistes d'investigation, Nedim Sener et Ahmet Sık, en mars 2011, suivie en octobre de grandes vagues d'arrestation (dont celles de Ragıp Zarakolu, Ayse Berktay, Büsra Ersanlı) touchant tous ceux et celles qui cherchaient à participer à la recherche d'une solution pacifique au conflit du Kurdistan, touchant les milieux étudiants de gauche, les journalistes, les écrivains, traducteurs, éditeurs, bref cherchant à établir la peur et l'auto-censure parmi les intellectuels, tout cela me rappelait des épisodes des années 1990... et rappelait à d'autres les lendemains du coup d'Etat de 1980 ou même des années 1970. Continuité de la guerre, continuité de la politique répressive.
Et pendant ce temps, malgré la guerre et malgré la répression, la Turquie continuait de « fonctionner » normalement sous l'œil complaisant des puissances occidentales, trompée par les apparences de laïcité et par une démocratie parlementaire toute formelle, et par la docilité d'une majorité silencieuse efficacement formatée par l'école, le service militaire, le culte d'Atatürk ; un culte d'ailleurs toujours utile, même aux supposés « islamistes », en tant qu'instrument de contrôle social intégré dans les consciences – pourquoi se refuser un tel outil quand on dirige un pays ?
Depuis 2011, la répression avait atteint une dimension nouvelle pourtant, jamais vue depuis le coup d'Etat de 1980 selon beaucoup d'observateurs. Mais ce changement d'échelle signifiait-il un changement de nature ? L'AKP n'était-il pas en train de perpétuer une machine de pouvoir bien rodée, disposant d'un appareil policier et législatif, et d'un appareil de propagande performants, d'une infrastructure étatique (l' « Etat profond ») qui en fait formeraient la véritable unité de la Turquie contemporaine, depuis 1923 ? J'étais tenté de le penser, je l'ai même écrit. Un lecteur m'a reproché de concevoir l'idée d'une Turquie éternelle, immuable, impossible à changer en profondeur.
Je ne reviens pas sur ce que j'ai écrit, je ne sais pas encore si je me suis trompé.
Mais les événements de juin obligent les analystes à un changement de perspective. A nouveau se pose la question classique : ce mouvement est-il la conséquence d'une tendance profonde, remontant par exemple aux années de révolte de la décennie 1970, ou constitue-t-il une coupure radicale d'avec le passé proprement turc, rejoignant un mouvement mondial que personne ne contrôle, ni ses acteurs ni ses adversaires ?
De fait, ce qui s'est passé, ce qui continue de se passer est tellement nouveau, échappe tellement aux catégories d'analyse antérieures (pensons à cet iftar géant, révolutionnaire, qui fait exploser l'analyse classique reposant sur un affrontement entre laïcistes et islamistes !) qu'il est bien difficile de l'analyser, qu'il requiert peut-être de nouveaux outils et de nouvelles méthodes d'analyse. Pour ma part, je préfère considérer que nous sommes devant quelque chose de surprenant, de nouveau, de déconcertant, de jubilatoire – pour l'instant. Je pense qu'il vaut mieux renoncer provisoirement à toute comparaison, même si une lectrice italienne voyait des points communs avec les manifestations de Gênes en 2001, et cela me semble pertinent : l'explication est certes en Turquie, mais elle est mondiale également.
Les manifestations de juin rassemblaient une population hétéroclite, sans leader, sans direction, et presque sans revendication. Toutefois, les violences policières ont placé en face des manifestants une réalité qui n'était jusque-là peut-être pas perçue par les plus jeunes, la violence de l'Etat, révélant par là la nature même de l'Etat. Révélant aussi aux foules de la Turquie occidentale un aperçu – un aperçu seulement, jusqu'à présent – de la brutalité des méthodes étatiques dans la répression du mouvement kurde. A Diyarbakır, dans tout le sud-est, on connaît depuis longtemps. Les Alévis également connaissent depuis longtemps. La violence déployée contre les manifestants a agi comme un révélateur, elle a permis une prise de conscience de la nature du pouvoir en Turquie, peut-être de la nature du pouvoir capitaliste libéral en général (nous ne perdons rien pour attendre...). Les liens de ressemblance qu'ont rappelés les plus anciens avec les événements de 1980 ou ceux des années 1970, avec la répression continue au Kurdistan depuis des décennies, et, pour ce qui est des Alévis, avec les événements de 1978, 1993 et 1995, ont fait prendre conscience que la force adverse n'était pas seulement l'AKP, mais l'Etat capitaliste.
Cette découverte a dû provoquer un trouble : que revendiquer ? Le pouvoir qui succéderait à l'AKP en cas de crise gouvernementale serait-il vraiment différent ? Quelle force politique établie serait capable de répondre à un profond désir de changement qui exige la résolution pacifique de la question kurde, l'invention d'une nouvelle culture politique qui abandonnerait les modes de penser sclérosés du kémalisme, et la réappropriation du passé ? Comme me l'écrivait Clément Girardot, les manifestants de Gezi ne veulent pas un changement de gouvernement, ils veulent changer de mentalité. Ceux qui se sont retrouvés dans les manifestations, puis dans les forums, veulent se changer eux-mêmes, sortir de leurs vieux costumes kémalistes, des vieilles catégories politiques, s’extirper de l'éducation étriquée des écoles de la république. Démolir les tabous.
Voilà ce que signifiaient les graffitis sur le monument de la république – viol absolu, littéralement inouï, de la sacralité républicaine ; les affiches « Turcs, Kurdes, Arméniens, nous sommes tous frères » ; les scènes de fraternisation chaleureuses entre laïcs et musulmans ; l'iftar géant de la rue Istiklal, le premier soir de ramadan. Ce sont des actes, des faits, des paroles qui pulvérisent les catégories habituelles, et notamment le vieux stéréotype d'un combat éternel entre « le laïcisme » et « l'islam ». Qui remettent en cause la conception imposée de l'histoire et du passé, en porte-à-faux avec toutes les mémoires familiales. Et qui ont semblé rejeter les vieux objets sacrés garants de la stabilité républicaine et du contrôle social. Fini le « consensus obligatoire », finie la Turquie au garde-à-vous, finie la croyance aveugle dans les dogmes instillés par l'école.
Pourtant, une partie des occupants du parc de Gezi ne se retranchaient-ils pas derrière des photos, des portraits, des images géantes d'Atatürk ? Les drapeaux n'étaient-ils pas omniprésents ? Que signifiait cette profusion de signes ? Un désarroi, une pauvreté de la culture politique, une incapacité de penser autre chose, de penser la politique en dehors des cadres imposés pendant des générations ? Une peur d'un changement radical, finalement ? J'ai pensé un moment que la multiplicité des drapeaux turcs, à Taksim et dans les manifestations, n'était que la prolongation d'un rituel inventé par les islamistes en 1998, qui pensaient légitimer leur mouvement en arborant le symbole de la nation, proclamant ainsi : « Nous sommes la nation autant que vous l'êtes ». En déployant les drapeaux, les manifestants pensaient peut-être, consciemment ou non, faire mentir les autorités dont le mode de fonctionnement fait considérer comme « étrangers » tous ceux qui se rebellent, et qui plantent le drapeau sur les « territoires reconquis » par la police.
Les drapeaux de Taksim empêchaient ce rituel de reconquête. Pourtant, le pouvoir n'a pas pu s'empêcher, pour consacrer, au sens propre, le « nettoyage » de Taksim, de faire suspendre un portrait géant d'Atatürk que la plupart des manifestants n'auraient pas renié... Des icônes identiques avaient un sens inverse : rébellion au nom d'Atatürk pour les uns, rétablissement d'un ordre supposé kémaliste pour les autres. Mais ce jeu d'images ne dénote-t-il pas, d'une part, une difficulté, pour une fraction de la société civile, de se passer des icônes qui balisaient la pensée ; et d'autre part, le caractère indispensable des mêmes icônes, même pour un pouvoir supposé islamiste, pour la perpétuation du contrôle social ?
Le mouvement se poursuit, de manière moins spectaculaire. Il se poursuit par les forums, les discussions, les publications. C'est un immense mouvement de réflexion qui est engagé, et qui engage l'avenir de la Turquie. La répression va recommencer, nouvelle vague qui suivra celle qui a mis en prison des centaines de personnes depuis 2011. Mais la réflexion continuera, car un tel mouvement provoque, à long terme, des conséquences imprévisibles.
C'est un mouvement qui change la perspective des analyses.
Quand on écrit sur le passé, même récent, il est difficile d'échapper à une certaine téléologie, on a tendance à écrire l'histoire pour expliquer le présent. Comme tout le monde, j'aurai tendance désormais à rechercher les traces d'une nouvelle pensée et les germes de la révolte de 2013 dans les décennies précédentes.
Mais comment travailler désormais ? La perspective a changé ; il y a un avant et un après. Les études sur la Turquie vont se multiplier. Des dizaines de jeunes chercheurs vont se pencher sur le dernier quart du XXe siècle, étudier ces décennies sans être retenus par les tabous et la complaisance. Nous allons assister à la démultiplication d'un mouvement de recherche qui a d'ailleurs déjà commencé, depuis une dizaine d'années. Très vite, après le temps des « vandales » (çapulcu) de Taksim viendra celui de ceux qui recherchent, écrivent, créent, exploitant les millions d'images et de vidéos produites en quelques semaines, les millions de posts sur Facebook qui est devenu un immense centre de documentation virtuel, les milliers d'articles de journaux et très bientôt les milliers de brochures, pamphlets, livres, témoignages qui vont fleurir dans les librairies. Cette deuxième phase, celle d'une analyse bouillonnante, d'une créativité nouvelle, a commencé. La répression ne pourra l'empêcher.
Je n'ai ni l'énergie ni les méthodes des jeunes. Je vais continuer dans le même esprit qu'auparavant, non pas comme si rien ne s'était passé, mais en modifiant le point de fuite de ma perspective, ce point de fuite qui est un événement à la fois déconcertant, révolutionnaire, impertinent, la mèche d'un sacré pétard dont nul ne sait quand il va exploser. Je vais continuer mon voyage en forme de spirale dans ces années 1990, en me laissant, avec une certaine jubilation, porter, dévier, influencer par ce qui commence maintenant.
Au travail !
Lire également :
"Les arbres de Taksim cachaient la forêt de la révolte"
"Lire Foucault en considérant la Turquie"
"La révolte est un territoire étranger"
etc. !