Ma contribution sur l’étude d’impact relative au projet de loi autorisant l’approbation de l’accord de coopération dans le domaine de la sécurité intérieure entre la France et la Turquie signé le 7 octobre 2011
[envoyée ce jour au rapporteur du projet de loi par le lien
http://etudesimpact.assemblee-nationale.fr/index.php?cle=28980&leg=14]
L'accord de coopération policière signé en octobre 2011 lie la France à un Etat connu pour son autoritarisme et ses méthodes de répression massive. La date de l'accord correspond à une aggravation de la répression en Turquie : fin octobre 2011, des intellectuels connus pour leur esprit démocratique était incarcérés (universitaires, éditeurs, traducteurs, journalistes). D'autres « fournées » ont suivi en décembre 2011 et début 2012. Puis, des centaines d'étudiants ont été emprisonnés pour avoir revendiqué la gratuité de l'enseignement. C'est en 2011 également que la sociologue Pınar Selek, accusée de « terrorisme » depuis 1998 et acquittée trois fois, a été à nouveau condamnée à la prison à vie, condamnation confirmée le 24 janvier dernier.
Tous ont été emprisonnés pour « terrorisme », mot qui n'a aucune définition juridique, alors qu'ils étaient simplement préoccupés de la démocratisation de leur pays et/ou de la résolution pacifique du problème kurde.
La répression en Turquie se fait avec des méthodes policières basées sur le concept d'intelligence-led policing, qui consiste à emprisonner les gens « avant qu'ils n'aient agi », simplement « suspectés » de terrorisme. Sont visés tous ceux et celles que la police repère pour leur participation à des manifestations culturelles ou politiques, leurs lectures, leurs fréquentations, leur carnet d'adresse. A ce jour près de dix mille personnes sont en prison sans avoir commis aucun délit et risquent une condamnation pour « soutien à une organisation illégale », en réalité pour délit d'opinion.
Ces emprisonnements visent, non pas à éliminer le « terrorisme », mais à étouffer toute réflexion démocratique, en brisant les gens pour les décourager et décourager la population.
Le projet de loi qui doit être examiné ce mardi 26 février mettrait dans les mains de la Turquie des outils supplémentaires pour étendre sa politique répressive hors de ses frontières. Son adoption donnerait force de loi à l'accord, ce qui renforcerait considérablement son potentiel coercitif.
En tant que chercheur spécialiste de la Turquie, je crains pour ces détenus, mais je crains aussi pour la Turquie qui condamne la meilleure part d'elle-même.
En retour, l'adoption de ce projet de loi, par sa valeur exemplaire, aurait un effet très négatif sur les libertés en France. Des personnes bien connues comme Pınar Selek ou Sevil Sevimli seraient menacées. Qui connaît la Turquie sait comme les extrémistes, voire les voyous et déséquilibrés se sentent légitimés par le discours de l'Etat et le climat de répression existants ; ce climat a abouti à de nombreux assassinats politiques restés impunis.
L'adoption du projet de loi favoriserait un climat de même nature, et il serait à craindre qu'en France même les extrémistes turcs « Loups gris » ne se sentent légitimés pour agir par la violence contre les démocrates turcs résidant dans notre pays. C'est, vraisemblablement, ce qui s'est passé à Paris en janvier.
Enfin, l'adoption du projet de loi de coopération policière signifierait, pour nous citoyens français, un recul significatif de la démocratie, en favorisant la diffusion dans notre pays des principes de « prévention du terrorisme » qui aboutissent à un climat de suspicion généralisée.
En Turquie comme partout dans le monde, la France est encore connue comme « le pays des droits de l'homme ».
C'est pour cela aussi que je demande à mes représentants le rejet de ce projet de loi.
Etienne Copeaux, docteur ès-lettres, historien spécialiste de la Turquie, ancien pensionnaire de l'Institut Français d'Etudes Anatoliennes (Istanbul)