En parcourant aujourd'hui la presse des années 1990, on a quelquefois l'impression de ne pas avoir changé d'époque. Pourtant, certains thèmes semblent maintenant plongés dans un passé révolu. Après la dissolution de l’URSS, la période avait vu la (re)naissance des républiques du Caucase et d’Asie centrale. A part l’Arménie, la Géorgie et le Tadjikistan, il s’agissait de pays appartenant à la grande aire linguistique « turcophone », de populations que le nationalisme turc considérait comme des « Turcs de l’extérieur » (Dıştürkler). Certains de ces peuples connaissaient l’indépendance pour la seconde fois, après un long processus qui avait commencé avec la révolution russe de 1905 (cf. mon article « Le mouvement prométhéen »). D’autres, notamment les Tatars de la Volga et ceux de Crimée, restaient sous la dépendance de la Russie ou de l’Ukraine.
Ce fut une grande période pour le nationalisme turc ; en même temps, la turcologie française se ruait sur le sujet, dans les diverses spécialités académiques : linguistique, histoire, politologie, géopolitique, sociologie, anthropologie, sociologie… Je n’y ai pas échappé, puisque le point de départ de ma thèse était l'étude de l’empreinte du facteur « turcique » sur le nationalisme turc, et l'évaluation de l'influence des programmes d’enseignement d’histoire et de géographie sur la perception des pays « turcophones » par les Turcs de Turquie.
Par une étude du mouvement qui s’était constitué autour de la revue Prométhée et de personnages ambigus comme Mustafa Çokay [Tchokay], j’avais essayé de comprendre pourquoi l’intérêt pour les « Turcs de l’extérieur », en Turquie, était confiné aux milieux de l’extrême droite. Tandis que la gauche turque, dans les années 1970, s’intéressait aux mouvements de libération d’Amérique du sud, le regard de la droite se portait sur les « peuples turcs » « esclaves » de l’URSS ou de la Chine communistes : on ne pouvait s'intéresser à ces populations sans remettre en cause le régime de ces pays. C’est pourquoi la perception des « Turcs de l’extérieur », vers 1990, était marquée par l’ultranationalisme et l'anticommunisme, et les organes de presse qui renseignaient sur l’émancipation des nouvelles républiques étaient ceux de l’extrême droite, notamment les quotidiens Türkiye et Tercüman, et l’hebdomadaire Yeni Düşünce.
De nombreux ouvrages paraissaient sur le thème de la puissance turque à venir, de l’aire d’influence turque en Eurasie, thèmes déclinés sous des modes divers : stratégique, économique, géopolitique, nationaliste. On rééditait Ziya Gökalp, Nihal Atsız, et même Reha Oğuz Türkkan, qui pensait avoir démontré l'origine turque des Amérindiens. L’État suivait, et publiait ou republiait nombre d’ouvrages sur les « Turcs de l’extérieur », des théories sur l’unicité du monde turc, des dictionnaires, etc. On pourra en avoir une idée en consultant la bibliographie de ma thèse.
L’un de mes premiers travaux de recherche avait été l’analyse du discours de Türkiye sur ce thème ; puis, j’ai en partie orienté mes travaux dans cette direction, malheureusement peut-être, car cela m’a temporairement détourné d’autres sujets bien plus intéressants et surtout plus importants pour la Turquie, comme le problème kurde, la question arménienne, la question chypriote.
Mais, en m'installant à Istanbul en 1995, je me suis vite rendu compte que la Turquie ne vibrait pas vraiment pour ces « peuples-frères », et que les regards de l’intelligentsia turque pouvaient être très divers. Une journaliste qui écrivait chaque jour dans Türkiye sur les « Turcs de l’extérieur », et dont le bureau était tapissé de souvenirs de voyages en Asie centrale ou au Caucase, me disait que la similitude était totale entre les Anatoliens et les Azéris, ou même les Ouzbeks ou les Kazakhs. Au contraire, un éditeur qui pourtant s’intéressait beaucoup à ce sujet me confessait qu’il ne se sentait aucun point commun avec ces gens. Le monde « turcophone » n’était-il pas simplement le miroir de leurs perceptions politiques, et même de leurs propres personnalités ? En réalité, si les aéroports étaient encombrés des ballots des voyageurs en provenance ou à destination des pays de l’ancienne URSS, à tel point qu’il avait fallu leur ouvrir un terminal spécial, si les boutiques des antiquaires se remplissaient de tapis et d’objets centre-asiatiques, la Turquie était intéressée, avant tout, par ses propres problèmes.
Vers 1995, Türkiye, et dans une moindre mesure Zaman, continuaient leurs reportages et enquêtes sur le monde turcophone, mais cet intérêt est allé décroissant. En fait, ce monde très vaste, qui dans certaines perceptions recouvrait la plus grande partie de l’Eurasie, était surtout un élément de discours destiné à alimenter la fierté nationale ; il constituait ce que j’ai qualifié d’ « enveloppe identitaire » hypertrophiée, dont l’évocation ne signifiait pas du tout un retour au panturquisme. Tout simplement, dans ces milieux, on voyait la Turquie comme le « grand frère » qui allait guider ces nouvelles républiques indépendantes. Plus concrètement, c’était surtout un vaste marché potentiel.
D’ailleurs, l’intérêt pour les peuples « frères » n’était pas réservé aux peuples turcophones. Un autre événement capital de l’histoire de cette période a été l’éclatement de l’ancienne Yougoslavie et la guerre entre la Serbie et la Bosnie, avec l’interminable siège de Sarajevo et des drames comme celui de Srebrenica (1995). L’intérêt, voire la vive compassion des Turcs pour les Bosniaques n’étaient évidemment pas fondés sur la linguistique, mais sur l'histoire et la religion. Ceux qui étaient assiégés ou massacrés par les Serbes n’étaient pas des turcophones mais des musulmans, anciens ottomans. L’aire dite turcophone s’est donc augmentée d’une aire post-ottomane dont les nationalistes turcs se sentaient encore un peu les gardiens. Les choses se sont encore un peu compliquées lors de la guerre que la Russie a menée à la Tchétchénie, pays qui n’était ni turcophone, ni ottoman, mais musulman : en 1994-1996, la solidarité inter-religieuse s’est précisée, prise en charge par des mouvements comme Nizamı Alem (voir ma brève note sur certaines réactions à la mort du leader tchétchène Djokhar Dudaïev).
L’aire turcophone, puis l’aire post-ottomane, enfin le monde musulman non arabe ont fini par alimenter l’enveloppe identitaire qui avait donné une certaine emphase au sentiment d’appartenance « turc ». Durant le même temps, en 1992, dans les manuels scolaires de toutes disciplines, une carte du « monde turc » avait rejoint, obligatoirement, les autres attributs de l’identité turque moderne 1.
Le point culminant de cette atmosphère se situe donc au milieu des années 1990, avec la guerre de Tchétchénie qui marque un tournant plus religieux dans ces perceptions. Ensuite, la Turquie a été de plus en plus absorbée par sa guerre intérieure. Plus tard, l’ « enveloppe identitaire » turcophone est passée par quelques périodes d’intérêt de la part des sociaux-démocrates (Bülent Ecevit) ou socialistes nationalistes (Doğu Perinçek) en recherche d’une alternative à l’Union européenne.
Je propose ici l'examen d'une page de journal caractéristique de l’époque, qui marque le point culminant et le début du reflux. Presque forcément, il s’agit du quotidien Türkiye : la page deux du dimanche 8 octobre 1995, remarquablement cohérente et constituant un parfait exemple d’ « aire scripturale » 2 centrée sur un seul thème, marquée et définie non pas par un titre mais un ensemble de trois titres :
le titre principal, une manchette en très gros caractères au niveau du tiers supérieur de la page : « La paix à l’ombre du croissant (Hilâlin gölgesinde huzur) ». Ce titre frappe l’œil et agit comme une énigme : quel est ce croissant, quelle ombre, quelle paix ? Aucun élément du titre ne renvoie à un lieu, personnage ou événement. Pour le lecteur habituel de Türkiye, le sens est pourtant immédiatement compréhensible, car ce thème a été préparé et traité depuis des années dans le discours du quotidien : « Sous protection turque, on est tranquille » ;
un sur-titre, en plus petits caractères mais sur toute la largeur de la page, précise : « A Izmir, un grand rassemblement de l’Adriatique à la muraille de Chine ». La concentration, en un seul titre, de trois toponymes aussi éloignés donnerait un effet d’incongruité si le lecteur n’était pas préparé par le discours antérieur : « de l’Adriatique à la muraille de Chine », c’est le stéréotype le plus courant pour désigner l’aire « turcophone », voire « le monde turc ou « la grande nation turque » ;
enfin, un second sur-titre, en haut de page, désigne précisément le l'événement : un Türk Kurultayı, un congrès turc, c’est-à-dire, dans le vocabulaire de la mouvance du parti d'extrême-droite MHP, une grande démonstration nationaliste.
Il s'agissait là du troisième Kurultay, événement ultra-nationaliste qui se voulait annuel, et qui visait à réunir des délégations « de toutes les composantes du monde turc, de l'Adriatique à la muraille de Chine ». Il était organisé par une organisation-écran, la « Fondation pour le développement de l'amitié, de la fraternité et de la collaboration entre les Etats et les sociétés turques » (Türk devlet ve toplulukları dostluk, kardeslik ve isbirligi vakfı – TÜDEV), dont le président n'était autre qu'Alparslan Türkes, président du MHP.
Le premier Kurultay s'était tenu à Adana en 1993, et le second dans la partie nord de Chypre en 1994. Cette troisième édition devait être organisée en Azerbaïdjan, mais les problèmes politiques de l'époque avaient conduit à un repli sur Izmir.
La page de Türkiye, dont les auteurs sont Rasım Eksi et Kemal Capraz, est composée pour son effet visuel. Même si l’on ignore ce qu’est un Kurultay, les sous-titres ou inter-titres, et les photographies renseignent très rapidement. Car, avant de lire une page de journal, nous la parcourons, nous la « balayons » visuellement. Notre regard ne se porte pas d'emblée sur le texte de l’article, ce qui demande un effort visuel ; il saute de sous-titre en sous-titre, de photo en photo, s’arrête sur une expression ou une photo qui frappe, retient d’abord ce qui est familier, ce qui est déjà compris, ce qui fait partie des stéréotypes emmagasinés par la mémoire, et sur les photos qui expriment un déjà-vu. Les photos et leurs légendes forment ici l'essentiel du contenu de la page, et c'est pourquoi je vais m'en tenir à ces informations graphiques.
Que voit l’œil ? En ventre de la page, la plus grande photo est immédiatement reconnaissable par un lecteur turc : il s’agit d’une mehter, clique de musiciens de l’armée ottomanes, en tenue traditionnelle et colorée, avec instruments d’époque, bannières, fanions et standards. La chose est étonnante : en principe, d'un point de vue sémiologique, la mehter ne renvoie pas aux « Turcs de l’extérieur » du Caucase ou d’Asie mais au passé ottoman, familier et proche. Mais la rédaction a choisi un cliché sur lequel les tambours figurent à l'avant-plan, à droite, tambours qui sont revêtus du drapeau rouge aux trois croissants, emblème du MHP et du mouvement des Loups gris. Ainsi sont associées visuellement deux composantes de l' « enveloppe identitaire », ottomane et turcique, avec une coloration d'extrême-droite. La légende de la photo confère à la scène, et à l’ensemble du congrès, son caractère « magnifique » (muhtesem).
En effet, une seconde photographie (ci-dessus) renvoie de la même façon au folklore, mais à un folklore centre-asiatique cette fois, donc à la composante turcique de l’enveloppe identitaire : ce sont les caftans et bonnets traditionnels que revêtent deux personnages bien connus, « deux grands Turcs », Rauf Denktaş, président de l’autorité nord-chypriote (RTCN), et Alparslan Türkeş, chef du MHP et leader historique de l’extrême droite turque. Ils encadrent un homme inconnu du public, mais dont le visage aux yeux bridés énonce l’essentiel : les « Turcs d’Asie » rencontrent leurs frères de l’Ouest, qui sont reconnus dépositaires de leurs traditions.
Enfin, une troisième photographie d'aspect folklorique, ci-dessous, met en scène un groupe de femmes en tenue rurale, la tête enserrée dans un châle de paysanne. Elles sont accroupies autour de la table basse qui sert à préparer les plats à base de pâte fine du type yufka, börek, gözleme, bazlama, etc. Pour faire plus « authentique », le jeune homme au centre s’est couvert la tête d’un chèche. La légende situe la scène dans une « tente de Yörük » (c’est une tribu turkmène d’Anatolie), et scelle, par l’entremise de « notre cuisine », l’union entre le monde post-ottoman, le monde turcique d’Asie, et l’Anatolie.
Il s’agit d’une rhétorique purement visuelle, qui est composée pour établir l’existence d’une union entre tous les peuples turcs et post-ottomans, union dont l’Anatolie (la Turquie) serait le pivot, comme l’est le mât central d’une tente. L’œil tisse des relations entre les trois images, et les rapproche en raison de leur thème commun, l'élément folklorique. C’est un lien d’inter-iconicité qui fonctionne par le rapprochement spatial sur une même page, et qui donne un effet de réalité au discours proposé, puisque celui-ci est « prouvé » par des photographies.
Chacun a sa manière de balayer du regard une page de journal, mais je gage que peu de lecteurs sont attirés par les autres photos, sauf celles où figurent Rauf Denktaş et Alparslan Türkeş, figures bien connues de tous les Turcs, en deux scènes différentes. Restent cinq portraits dont la fonction n’apparaît qu’à la lecture de la légende identifiant le personnage photographié. La légende de la plus grande de ces images, « Sur les traces de son père », intrigue et incite à la lecture : il s’agit de Bugra Atsız, fils de Nihal Atsız (1905-1975), écrivain panturquiste et figure emblématique de l’ultra-nationalisme turc, qui a été compagnon d’Alparslan Türkes dans une aventure panturquiste de 1944.
Si les photos antérieures établissent des liens spatiaux, celle-ci établit un lien temporel : le kurultay, ses organisateurs, Türkes lui-même, sont les continuateurs d’une longue tradition politique turque. C’est une référence remarquable, car, en Turquie, lorsqu’on veut se rattacher à un courant politique, il faut établir une filiation avec la pensée d’Atatürk. Sur cette page, nulle mention du Guide !
Un autre petit portrait en haut à droite de la page (ci-dessous), établit un lien temporel, avec ce « chercheur » kazakh qui présente l’arbre généalogique des Turcs.
Les trois portraits restant tissent à nouveau des liens spatiaux : en haut à gauche de la page (ci-dessous), Denktas et Türkes saluent la veuve de Sadık Ahmet, leader des Turcs de Thrace occidentale (Grèce).
Dans la colonne de gauche, le « célèbre poète » Sakir Selim, qui représente Abdülcemil Kırımoglu, leader des Tatars de Crimée ; enfin un autre médaillon nous relie, par l’entremise du président de la Türk Federasyon, aux Turcs émigrés d'Europe occidentale, qui d’ailleurs ne sont jamais qualifiés de « Turcs de l’extérieur ».
Reste une photo de groupe, en bas à droite de la page (ci-dessous), illustrant l’une des « interminables discussions » sur l’avenir de la turcité, où l’on reconnaît à droite Nevzat Yalçıntas, fondateur du Foyer des Intellectuels, cercle très conservateur diffusant l’idéologie de la synthèse turco-islamique, co-rédacteur en chef de Türkiye, et, plus tard, l’un des inspirateurs du parti AKP.
Ainsi pour ne s’en tenir qu’aux images, les références spatiales, temporelles et politiques sont très riches et dessinent à elles seules les contours de ce que l’on entend comme une « assemblée de Turcs » : contours géographiques (de l’Europe occidentale à la Chine), références politiques actuelles et passées, pivot central (culture anatolienne et passé ottoman). La lecture des images et de leurs légendes suffit presque : le texte de l'article apporte peu de précisions supplémentaires. Les images parlent parce qu'elles font partie d'un discours latent, diffus et diffusé depuis longtemps, familier au lecteur.
Il y manque la référence religieuse, très pauvre sur cette page : un modeste encadré, en bas, signale que les leaders religieux des « sociétés turques » ont été conviés par la Direction des affaires religieuses (Diyanet) à se réunir à Ankara.
Il manque également le pouvoir politique officiel ; il est présent en filigrane, comme le fantôme d’un livre dans une bibliothèque. Le président de la république, Süleyman Demirel, n’est pas venu en personne, mais cela n'est pas dit explicitement. Il est seulement brièvement mentionné au début du reportage et sous la photo de la mehter. Son absence est un quasi désaveu.
Ces assemblées se sont tenues chaque année jusqu'en 2001, sans attirer fortement l'attention des médias. Après une interruption de cinq ans, un kurultay a été organisé en 2006 à Antalya, puis en 2007 à Bakou. Le mouvement s'est essoufflé après la mort d'Alparslan Türkes (avril 1997). Son successeur, Devlet Bahçeli, qui n'avait pas le même charisme, a tenté de rendre le MHP plus présentable, notamment lors de la période au cours de laquelle il a participé au pouvoir, de 1999 à 2002. La vague, déjà bien affaiblie, a été presque effacée, au moins temporairement, par la puissance montante de l'AKP.
Notes :
1 Le portrait d’Atatürk, la carte de la république de Turquie (incluant l’île de Chypre), l’hymne national, le drapeau, le Discours à la jeunesse d’Atatürk.
2 Voir l’analyse - ancienne mais très claire – du linguiste Jean Peytard, « Lecture(s) d'une 'aire scripturale' : la page de journal », Langue française, n° 28, décembre 1975, pp. 39-59.