La libération d'Abdullah Öcalan par la justice italienne plonge la Turquie dans la colère. C'est du moins ce qu'essaie de faire croire la presse quotidienne, qui amplifie les manifestations xénophobes des Loups gris - sans les dénoncer, et tente de masquer les violences que ces derniers et la police exercent sur les sympathisants de la cause kurde. La crise turco-italienne est à son comble lorsqu'a lieu à Istanbul le match de football entre la Juventus de Turin et Galatasaray...
(Cet article fait suite à l'esquisse n° 42)
Abdullah Öcalan une fois libéré, la presse turque du 21 novembre ne trouve pas de caractères assez grands pour exprimer la colère 1. Chaque quotidien consacre plusieurs pages à l'élargissement d'Apo, avec, de nouveau, des photos de manifestants brandissant le drapeau ou le portrait d'un proche, d'un fils, d'un frère tué, brûlant un drapeau italien ou une effigie d'Öcalan. Tous les slogans expriment la colère envers l'Italie : « Italie, prends garde à toi, livre ce bâtard aux soldats turcs ! 2 ». Les stéréotypes photographiques préexistaient dans la presse : les clichés habituels exprimant le sentiment national (manifestants au drapeau), l'étendue des dégâts commis par le PKK (la mère exposant le portrait du fils), et la colère (drapeaux ou effigies brûlées : les flammes) apparaissent aussitôt.
La Turquie réplique
Outre des tractations diplomatiques certainement intenses, qui n'apparaissent qu'assez peu dans la presse, la tension fait naître deux types de réactions en Turquie, dont certaines paraissent spontanées, d'autres moins. La crise qui s'ouvre avec l'Italie est la seconde du genre au cours de l'année 1998. Quelques mois plus tôt seulement, en mai-juin, une crise semblable s'était ouverte avec la France, à propos de la présentation à l'Assemblée nationale de la proposition de loi sur le génocide des Arméniens. Parmi les réactions hostiles de la Turquie figuraient les mêmes éléments de langage médiatique que ceux qui furent utilisés envers l'Italie en novembre.
Durant quelques semaines, la menace de boycott des produits italiens fut le principal sujet des pages économiques des journaux turcs. Le savoir-faire, le savoir-manipuler expérimenté envers la France en mai fait merveille en novembre. L'appel à l'embargo est appuyé par des partis de centre-droite comme l'ANAP, par les syndicats Türk-Is et Kamu-Sen, par les chambres de commerce et d'industrie, y compris de province (Adana, Antep, Izmir) ; par exemple, la chambre des réparateurs automobiles demande à ses membres, le 20 novembre, de refuser l'entretien des automobiles italiennes. Le mouvement est soutenu par certaines banques comme la Ziraat Bankası (banque agricole) qui, selon Sabah, aurait suspendu des demandes de crédit concernant l'achat de tracteurs et machines italiens 3. Le 21, le gouvernement déclare soutenir les initiatives de boycott et annonce la mobilisation prochaine d'organismes publics ; « Nous gardons notre sang-froid, mais nous sommes décidés », proclame un communiqué officiel du ministre d'Etat Isın Çelebi. Dès le 17 novembre, des manifestations bien particulières se forment, prenant pour cible les enseignes italiennes, dont le magasin Benetton sur la rue Istiklal d'Istanbul est la plus commode et la plus visée ; le 21, le holding Boyner, propriétaire de l'enseigne Benetton en Turquie, fait vêtir de noir les mannequins de ses vitrines.
Le 21, à Istanbul, outre Benetton, d'autres prestigieuses enseignes italiennes doivent fermer, comme Ermenegildo Zegna, Armani et Versace 4. L'appel au boycott révèle l'ampleur des importations de produits italiens dans le pays : vêtements et chaussures de luxe, mais aussi vêtements de sport, tracteurs et matériels agricoles 5, armes, munitions, fournitures pour l'armée. On propose même l'extension de l'embargo aux transports routiers, car une bonne partie du trafic entre la Turquie et l'Europe occidentale passe par des car-ferries entre Istanbul et l'Italie. Une agence publicitaire conçoit une affiche ad hoc, un plat de pâtes sur lequel s'écoule du sang en guise de sauce tomate : « Non lasciate sporcare la vostra pasta ! » 6.
Certaines manifestations semblent calmes et dignes, encadrées par des associations kémalistes ou des partis politiques de centre-droite. Elles se forment ou se terminent souvent devant la statue d'Atatürk de la ville, ou dans le cimetière des « martyrs » (sehitlik). A Ankara et Istanbul, c'est devant les représentations diplomatiques italiennes que les manifestants déposent une couronne noire.
Mais le contrôle du mouvement devient rapidement difficile et le gouvernement se retrouve dans la situation de l'apprenti-sorcier, comme s'il était difficile de prévoir que les forces qui mobilisent le plus facilement les foules sont les utra-nationalistes (les Loups gris) et les islamistes. Très vite, des manifestations incontrôlées se produisent, comme le vendredi 20, au sortir de la grande prière sur la place de Beyazit 7. Des débordements sont à craindre, comme le pillage de magasins sous prétexte de boycott : à Üsküdar le 21 novembre, des manifestants détruisent de la maroquinerie, et le même jour, pillent un magasin Versace à Izmir 8 ; le 23, à Ankara, un lot de cravates est brûlé devant l'ambassade. Le parti d'extrême-droite MHP organise de grandes démonstrations : toujours le 21, environ mille Loups gris manifestent à Sisli, mais ils sont, paraît-il, dix mille à Erzurum. Heureusement, les Italiens sont rares dans ces villes d'Anatolie ; mais on leur laisse entendre qu'il vaut mieux ne pas sortir.
Ces manifestations sont parcourues de rituels, comme celui de la couronne noire, fréquemment déposée devant les établissement officiels ou commerciaux italiens. Les icônes sacrées sont presque toujours présentes, principalement le drapeau, au point que certaines photos sont de tonalité rouge ; c'est la couleur dominante d'une page de Türkiye, le 24 novembre, qui rend compte de démonstrations à Ankara, Stuttgart, Nicosie... Atatürk, évidemment, figure parmi les icônes. On brandit son portrait devant l'ambassade ou le consulat, aux premiers rangs de la foule ; il est dans les mains des mères de « martyrs », parfois à égalité avec ceux des soldats tués.
Le moindre feu attire toujours l'attention des photo-reporters, et il suffit qu'un petit groupe tente d'enflammer des cravates, des sacs, un drapeau italien ou une effigie d'Apo pour qu'il figure en « une ». Sur une seule page de Türkiye, le 22 novembre, deux photos sont centrées sur un feu : celui qui a été allumé par les manifestants du DTP 9, qui brûlent des produits italiens et le texte de la constitution italienne, sur les quais de Kadıköy ; et celui du club des motards d'Ankara, qui ont mis le feu à une moto de marque italienne et au drapeau italien devant l'ambassade. Le feu, symbole ici de la colère, de la protestation, de la volonté de détruire l'ennemi par la purification, a rejoint le drapeau et le portrait d'Atatürk parmi les icônes de ces journées.
Tous les stéréotypes photographiques sont utilisés, qu'ils visent à mobiliser, scandaliser, apitoyer, raviver l'esprit national par les ressorts habituels des manifestations patriotiques. Pour l'apitoiement, ce sont des photos d'enfants en pleurs devant l'image de leur père ou grand-frère tué, des corps de victimes, des mutilés de guerre. Ainsi le 21 novembre, Sabah met en « une » l’image d'un petit garçon en costume d'écolier, en larmes, qui s'adresse au président Demirel venu inaugurer une école. Dans ses mains, il tient un drapeau et le portrait du grand frère, et, selon le journal, supplie le président d'accomplir son désir de vengeance.
Encore une mise en scène du consensus
Souvent, le sujet occupe deux à trois pleines pages des quotidiens, dont l'agencement en une « aire de signifiants » parfois remarquable. C'est le cas de la page trois de Milliyet, le 22 novembre 1998; c'est la page qui d'ordinaire, dans les quotidiens populaires, est réservée aux accidents spectaculaires et aux meurtres, une page pleine de sang, une page rouge. Celle-ci s'intitule « Leur patience a des limites » et s'organise sur quatre colonnes, autour de quatre photographies. Les textes sont brefs et commentent les clichés, ou donnent de brèves informations du même ordre : une manifestation de Loups gris devant l'ambassade d'Italie à Ankara, une pétition lancée par une famille italo-levantine d'Izmir, un boycott de produits italiens à Konya...
En chandelle de milieu de page, la légende de la photo du haut à gauche fait état de la mobilisation dans la Turquie profonde : dix mille manifestants à Marache, selon le journal. A Sırnak, la vedette de la manifestation est un invalide de guerre amputé des deux jambes qui brandit ses prothèses face au photographe qui transforme le personnage, une victime, en icône de la colère ; en civil sur une chaise roulante, il se détache sur le fond rouge d'un grand drapeau tenu par les manifestants qui suivent, dont l'un a le profil typique, barbe et calotte, des hommes fréquentant les mosquées ; selon le quotidien, il crie : « L'Italie et le PKK me le payeront ! » 10. Cette manifestation, ces scènes, se déroulent pourtant au cœur du Kurdistan, dans une ville qui a été partiellement détruite par l'armée six ans plus tôt.
L'image placée en vis-à-vis, à droite, est une illustration du consensus obligatoire. Dans un immeuble de Kütahya (Anatolie occidentale) vivent les parents de la « fiancée d'Apo », Ayfer Kaya. La famille est considérée comme entachée par cette liaison. C'est du moins ce que toute la teneur de l'article infère, et ce faisant, le journal livre cette famille à la réprobation sinon à la vindicte ; car, du simple fait de la publicité accordée à cette liaison, et par la révélation du domicile de la famille par la presse, la « tache » pourrait déteindre sur les autres occupants de l'immeuble. Aussi, pour prouver leur patriotisme, ses habitants ont tous suspendu un drapeau à leur balcon. Consensus : à cette époque, surtout en ces jours, il n'est pas question de manifester, si peu que ce soit, une sympathie envers la cause kurde ; il n'y a pas de différence de fond dans le traitement de l'événement par la presse de gauche ou de droite. Obligatoire : dans ce contexte, un habitant de l'immeuble qui n'aurait pas pavoisé aurait été suspecté de « trahison ». Dans cette ville de Kütahya, la manifestation anti-italienne aurait rassemblé 15 000 personnes.
Le ventre de la page est occupé par deux photos dont le rapprochement est censé susciter la révolte, utilisant une nouvelle fois l'image de la victime enfantine et la rhétorique de la publicité et de la propagande ; l'image de gauche est une image publicitaire mettant en scène « les enfants de Benetton », souriants et vêtus de couleurs gaies ; ils font vis-à-vis, à droite, aux « enfants turcs », quatre petites victimes allongées sur le sol. « La firme italienne aime utiliser les enfants dans sa publicité, explique la légende. Très bien : envisage-t-elle maintenant d'utiliser l'image de ces enfants, victimes sanglantes de la terreur provoquée par celui qui est maintenant sous la protection de l'Italie ? ».
Enfin le bas de la même page ouvre sur le passage à l'acte que de telles images et de telles incitations à la haine peuvent provoquer chez ceux qui ont l'habitude de prendre le discours au mot : les partis d'extrême-droite et leurs sympathisants. La photographie représente un autobus municipal d'Izmir, assailli par deux groupes peu nombreux mais hostiles. Quelques policiers sont visibles à gauche, qui semblent intervenir ou vouloir intervenir contre un des deux groupes. Cette scène se passe à Konak (Izmir) ; 500 personnes du HADEP s'étaient réunies au siège de ce parti pro-kurde légal pour tenir une conférence de presse. Une foule hostile s'est rassemblée et a projeté sur eux « une pluie de pierres ».
Cette image, qui ferme la série, est destinée à témoigner d'une colère « populaire » contre les soutiens du PKK. Mais elle ouvre une fenêtre sur un autre type d'événement, très discrètement rapporté : les réactions adverses, pro-kurdes et les manifestations réclamant à l'Italie la non-extradition d'Apo. Presque chaque fois, ces événements sont suivis de violences ou de mesures répressives.
Selon Milliyet, lors de l'événement de Konak, la police a organisé le retrait des membres du HADEP menacés par la foule en réquisitionnant des autobus municipaux ; mais ils ont été agressés par les militants d'extrême droite qui ont brisé les vitres d'un des véhicules. La police n'a pas cherché à disperser les manifestants hostiles, pourtant peu nombreux d'après les photos, car elle se serait alors placée dans une position politiquement intenable, puisque, du point de vue du discours de l'Etat, ces agresseurs avaient raison. Milliyet donne l'impression que les membres du HADEP ont été sauvés du lynchage par la police. La réalité est involontairement dévoilée par Zaman : en fait, l'autobus transportait 21 membres du parti qui avaient été préalablement arrêtés à la suite de la conférence de presse « non autorisée ».
Durant ces journées, la presse a tenté de présenter les événements sous le signe de l'unanimité. Il est très rare qu'elle précise qui sont les organisateurs des manifestations, de manière à faire passer le mouvement pour national, citoyen, patriotique : les initiatives sont dues à des « citoyens ». De l'examen de ces pages, il ressort que c'est la nation qui manifeste, et non le MHP et les organisations ultra-nationalistes. C'est pourtant souvent le cas ; en effet, le discours délivré depuis des années par l'Etat produit son effet dans ces milieux. Les idées de l'extrême-droite ne sont guère différentes de celles du discours étatique, mais ses militants vont au-delà du discours et agissent.
Il faut regarder attentivement les photos de presse qui ne sont jamais sérieusement décryptées, même dans les journaux de gauche comme Yeni Yüzyıl ou Radikal : elles démontrent que l'activisme est progressivement laissé au MHP et aux groupes islamistes. A Ankara, sur une photo publiée par Türkiye le 19 novembre, c'est une foule exclusivement masculine (ce qui est en soi un signe politique) qui manifeste devant l'ambassade d'Italie ; on distingue sur le cliché la bannière des ultra-nationalistes, le drapeau rouge aux trois croissants. Dans Milliyet du même jour, une photographie non référencée cadre également une foule masculine où de nombreuses personnes font le signe du Loup gris (index et annulaire dressés). Le 20 novembre, les manifestations au sortir des mosquées sont également le fait de groupes islamistes (index dressés comme sur la photo publiée par Zaman le 21 novembre) ou de Loups gris (voir l'homme au premier plan de la photographie publiée par Yeni Yüzyıl le même jour). Dans la photo publiée par Radikal le 22, on voit certes des portraits d'Atatürk au premier plan, mais en arrière, de très nombreux manifestants font également le signe du Loup.
Manifestations de l'extrême-droite et de parents de "martyrs" dans la presse des 17 au 22 novembre 1998
Des réactions pro-kurdes... discrètement rapportées
Il faut également lire avec attention pour constater que le pays, durant ces journées, a connu un peu partout des événements dangereux, violents, des tentatives de lynchage. En fait, ces journées sont marquées, autant que par un patriotisme qui se présente comme consensuel, par un affrontement entre l'extrême-droite et les sympathisants de la cause kurde, affrontements soldés par de nombreuses et larges rafles policières dans les milieux pro-kurdes. C'est le quotidien de gauche Yeni Yüzyıl, toujours le 22 novembre, qui donne le plus d'informations, quoique très discrètement. A Izmit (ouest de la Turquie), quelques jours plus tôt, des Loups gris avaient assiégé le siège local du HADEP et agressé des militants. L'un d'eux, un instituteur retraité et dirigeant syndical nommé Metin Yurtsever, est mort de ses blessures. Mais le plus important n'est dit que dans l'un des sous-titres : l'instituteur est décédé au cours de sa garde à vue ; selon Radikal du 22 novembre, il aurait été tabassé par des Loups gris alors qu'il montait dans le fourgon de police. La nouvelle de ce meurtre a été très peu diffusée par les médias ; seule la Ligue des droits de l'Homme et les partis pro-kurdes ont réagi, ainsi qu'Amnesty International (cf. Medical Letter Writing Action du 11 décembre 1998). En 2014, la Cour européenne des droits de l'Homme a condamné l'Etat turc (voir le bulletin Info-Türk n°431).
Yeni Yüzyıl, Radikal, mais aussi Milliyet, toujours ce 22 novembre et tout aussi discrètement, signalent de nombreuses manifestations de soutien à Öcalan, et un mouvement de grève de la faim assez étendu, visant à faire pression sur l'Italie pour qu'elle ne livre pas Apo à la Turquie : à Van, 150 personnes (dont 59 femmes) sont arrêtées ; selon Milliyet, la police aurait trouvé au siège du HADEP des grenades, un « prétendu drapeau » du PKK, et « de nombreuses publications interdites ». On compte 36 arrestations à Diyarbakır, 22 à Aydın (sud-ouest). A Tekirdag (ouest de la Turquie), 18 membres du HADEP font la grève de la faim, dont sept ont été arrêtées ; de même à Urfa, 24 grévistes de la faim du HADEP sont arrêtés. Au siège du parti, selon Milliyet, la police « trouve des croquis préparant une attaque de divers points de la police de Diyarbakır ». A Bursa encore, le même scénario se reproduit avec 34 interpellations. A Mersin, la police perquisitionne le siège du HADEP où elle trouve, selon Milliyet, « un drapeau turc souillé et jeté à la poubelle » : 76 personnes sont interpellées. Enfin, on apprend le 24 novembre qu'une centaine de membres du HADEP ont été interpellés à Istanbul et Ankara et présentés à la Cour de sûreté de l'Etat, sous l'inculpation de « participation à des manifestations et des grèves le la faim non autorisées » et « agressions [contre la police] au moyen de cocktails Molotov » 11.
Ces nouvelles discrètement distillées sont impressionnantes, car elles révèlent un mouvement de soutien de grande ampleur, malgré les risques encourus par les manifestants : interpellation, arrestation, passage à tabac, tentatives de lynchage... Qui plus est, ces manifestations ne sont pas limitées aux villes du Kurdistan turc comme Diyarbakır ou Van : elles se déroulent en plein ouest de l'Anatolie, comme à Bursa, Izmir, Izmit ou Tekirdag, où vivent, comme partout, des communautés kurdes nombreuses depuis que l'armée a vidé les campagnes du sud-est. Cette géographie répond à la tentative du pouvoir d'organiser des manifestations anti-Öcalan au cœur du Kurdistan, comme à Lice ou Sırnak : il y a véritablement une lutte pour le contrôle du terrain.
Le gouvernement d'alors, une coalition comportant des éléments de gauche (Bülent Ecevit), ne réagit pas tout à fait comme ses prédécesseurs ; visiblement, il craint les débordements. La vivacité, l'étendue des réactions anti-kurdes, ainsi que les manifestations de soutien à Öcalan, mettent l'Etat dans l'inquiétude. Cela n'apparaît qu'en filigrane dans les quotidiens mais dès le 20 novembre, Bülent Ecevit dénonce le parti islamiste Fazilet (nouveau nom du Refah) ainsi que « certaines organisations » (le MHP), et prévient l'opinion : « Restez calmes, ne cédez pas aux provocateurs ». Le ministre de l'intérieur, Kutlu Aktas, accuse nommément Recai Kutan, président du Fazilet, de provocation : « Tout doit être réglé dans le cadre de l'Etat de droit ». Mais ces paroles de sagesse, rapportées par Yeni Yüzyıl le 22 novembre, figurent tout en bas de page !
Le gouvernement n'a d'ailleurs pas fait preuve de zèle dans la protection des services diplomatiques italiens. L'attitude de la police n'est guère en accord avec ces recommandations ; dans le quartier du consulat d'Italie à Istanbul, dans celui de l'ambassade à Ankara, elle laisse les manifestants venir à proximité immédiate, jusqu'aux grilles même, qui, à Istanbul, sont couvertes de pancartes, panneaux, inscriptions parfois injurieuses. Yeni Yüzyıl montre dans son numéro du 21 de très jeunes manifestants qui brûlent une effigie d'Öcalan devant le consulat d'Italie. Le même jour, à Ankara, la plaque de l'ambassade est arrachée, jetée à terre et brisée.
La situation est bloquée, l'Italie ne sait que faire d'Apo ; elle ne peut le reconnaître comme réfugié politique, car ce statut lui donnerait une liberté de mouvement dans toute l'Union européenne, ce que l'Allemagne refuse. On évoque la possibilité de l'envoyer en Libye, ou à Malte 12... Il est certain qu'à ce stade les deux pays souhaitent une solution qui permette à chacun de garder la face. Le 24 novembre, la tension est encore accrue par la nouvelle d'un accrochage meurtrier entre l'armée et le PKK à Yüksekova. Dans les derniers jours de novembre, il est question de créer un groupe d'experts internationaux pour régler le problème 13, tandis que les articles proposant l'abolition de la peine de mort, qui permettrait l'extradition, deviennent plus fréquents 14.
Le football comme sortie de crise
Dès le 23 novembre, le bruit court qu'Öcalan n'est plus en Italie. Ce serait l'occasion d'une sortie de crise, mais l'Etat turc ne peut « laisser filer » sans une dernière réaction. Une occasion inespérée est en vue, dans les jours qui viennent : un match de football est prévu, match de la Ligue des champions 1998-1999, entre la Juventus de Turin et Galatasaray, dont on fête le centenaire cette année-là. Les deux équipes s'étaient déjà confrontées en septembre, et la rencontre s'était soldée par un match nul. Pour les Turcs, c'est l'occasion de solder aussi la crise entre les deux pays. La compétition sportive entre deux nations est souvent un simulacre de guerre, mais cette fois c'est la réalité, car il s'agira non seulement d'un simulacre, mais d'un processus de résolution de crise, qui devrait permettre, espère-t-on des deux côtés, de sortir « dans l'honneur ». L'équivalent d'un duel entre gentlemen, au niveau des nations.
Les jours précédents, les dirigeants de la Juve avaient tenté d'intercéder auprès de l'UEFA pour faire annuler ou reporter le match, ou organiser la rencontre en terrain neutre, en raison du climat d’hostilité qui régnait en Turquie. En vain ; les milieux turcs de football, les médias, l'opinion turque en général, sans doute, a considéré cette démarche comme une « manoeuvre », un manque de fair-play, voire un signe de couardise ; l'UEFA, accordant sa confiance à la Turquie, estime que la sécurité des joueurs de la Juve est garantie. Le 30 novembre, elle annonce que le match aura bien lieu le 2 décembre, à Istanbul, au stade Ali Sami Yen.
A partir de ce jour, le match devient le seul sujet d'importance, débordant largement les rubriques sportives des quotidiens et des chaînes de télévision. Prétendant s'exprimer au nom de la nation entière, les rédactions en font un point d'honneur, évoquent « la traditionnelle hospitalité turque », la « magnanimité envers l'adversaire », utilisent les ressorts des stéréotypes historiques. Le match doit être l'occasion d'exposer au monde entier le caractère valeureux et magnanime des Turcs, illustré par le sultan Alparslan et par Atatürk accordant la liberté à leur ennemi vaincu. Le 1erdécembre, la « une » de Milliyet est donc barrée par un large « Hosgeldin Juve » : « Bienvenue à la Juve ! ». La dernière page, celle des sports, exprime l'impatience : « La Turquie retient son souffle ».
Toutefois, les autorités tant italiennes que turques ne font nullement confiance à la « grandeur d'âme » et au « sentiment d’hospitalité traditionnelle » de chacun. Les Italiens, et l'UEFA, ont exigé des mesures de sécurité exceptionnelles. C'est un défi que relèvent l'Etat turc et la ville d'Istanbul, une occasion de prouver également qu'en Turquie, la sécurité des hôtes est chose sérieuse. Les mesures prévues, répètent les médias, sont « à la hauteur d'une visite de Clinton ». Les dirigeants de la Juve ont pris leur précautions. C'est, peut-on dire, une visite sur la pointe des pieds. Renonçant à son exigence des disposer d'un terrain d'entraînement, peut-être sur l'injonction des services de police turcs désireux de ne pas multiplier les lieux à sécuriser, la Juve ne viendra en Turquie que le matin même du match.
Les mesures de sécurité sont impressionnantes, en effet. Sont mobilisées les Forces d'intervention rapide (Çevik kuvvet), les « équipes spéciales » (özel tim), les motocyclistes de sécurité (Asayis), des forces de protection spéciales, la police de la circulation et la police anti-terroriste. Toute circulation doit être interrompue entre les hôtels où résideront les Italiens et le stade Ali Sami Yen. Le centre d'Istanbul semble en état de siège. Non seulement certains points sensibles sont sous haute protection, comme le consulat d'Italie ou les sièges des partis ANAP, DSP, HADEP, MHP, mais aussi les quartiers d'où pourraient venir des manifestations de soutien à Öcalan : Gaziosmanpasa, Gülsuyu, Ümraniye, Okmeydanı, Nurtepe, Bagcılar.
Le 2 décembre, jour du match, les quotidiens sont rouge et jaune, couleurs de Galatasaray. Les manchettes sont patriotiques comme un jour de grande bataille : c'est la nouvelle « grande offensive » de 1922 : « Que la victoire nous revienne ! » (Milliyet) ; « Cimbom [Galatasaray] pour la Turquie ! » (Sabah) ; « La Turquie à l'épreuve du ballon ! » (Radikal). Malgré des appels à la raison, la presse annonce une guerre 15.
Le match a lieu. En présence de l'équipe italienne, la fanfare de Galatasaray joue la Marche funèbre de Chopin. Les tribunes sont occupées par 5000 policiers ; à l'extérieur du stade stationnent des unités militaires. Sur Show TV, le présentateur Hakan Sükür, se trompant complètement de combat, commente : « On dirait qu'on va prendre notre revanche sur Apo ». Fort heureusement, le match se termine par un score de 1 à 1. Pour tous, l'honneur est sauf : « Onze héros ont sauvé l'honneur de 60 millions de Turcs », commente Melih Asık dans Milliyet. Dès lors, la crise s'apaise comme par miracle, avec dans la presse un léger dédain envers les Italiens : « Ils se croyaient en danger, ils sont repartis avec des fleurs » 16.
En fait, la Turquie vit une crise gouvernementale à laquelle la presse donne peu à peu la priorité. Après le 4 décembre, on ne lit plus que des bribes concernant Öcalan : le 4, il est inculpé pour avoir pénétré en Italie avec un faux passeport. Mais le 16, la cour d'appel de Rome met fin au contrôle judiciaire et le 28, refuse sa mise en détention. Le 16 janvier 1999, on apprend qu'Apo a quitté l'Italie. Il serait dans un pays de l'ancienne Union soviétique, mais cette nouvelle est démentie par Moscou. On croit le détecter aux Pays-Bas, en Grèce, on l'oublie un peu...
Jusqu'au coup de tonnerre du 16 février 1999 : Öcalan a été enlevé par un commando turc à Nairobi, il est détenu dans l'île-prison d'Imralı !
Notes :
1 « Öcalan est libre (Öcalan serbest) ! » (Cumhuriyet) ; « Honte sur l'Italie ! (Utan Italya!) » (Türkiye) ; « Il est leur hôte officiel (Resmen misafir ) ! » (Zaman) ; « Rome est le nouveau centre du PKK (PKK'nın yeni merkezi Roma ) ! » (Yeni Yüzyıl).
2Sur une photo de manifestants publiée par Türkiye, 21 novembre 1998.
3« Tepkiler çıg gibi », Sabah, 21 novembre 1998.
4« Vitrinler karardı, kepenkler indi », Yeni Yüzyıl, 22 novembre 1998.
5Dans certains domaines précis, comme le matériel pour la culture et la transformation des betteraves, ou l'insémination artificielle, l'Italie était en situation de quasi-monopole.
6« Ne permettez pas qu'on souille vos pâtes », Türkiye, 22 novembre 1998.
7Yeni Yüzyıl, 21 novembre 1998. Cette manifestation est en « une », avec une photo.
8Türkiye, 22 novembre 1998.
9Demokrat Türkiye Partisi, fondé en 1997 par des dissidents du DYP (parti du centre droite de Tansu Çiller) ; à ne pas confondre avec le DTP, Demokratik Toplum Partisi, pro-kurde, fondé en 2004 et interdit en 2009.
10Türkiye, 24 novembre 1998.
11Türkiye, 24 novembre 1998.
12Taha Akyol, « Apo sınır dısı », Milliyet, 23 novembre 1998.
13Yeni Yüzyıl, 29 novembre 1998.
14Nuriye Akman, « Idam cezası kalkmalı », entretien avec le Pr. Sulhi Dönmezler, Sabah, 22 novembre 1998 ; Emre Kongar, « Idam cezası kaldırılmalıdır », Cumhuriyet, 23 novembre 1998.
15Hüsamettin Çindoruk, leader du Demokrat Türkiye Partisi : « Ce n'est pas un match national. On ne va pas livrer Apo au gagnant. Ne jouons pas avec ça ! ». Milliyet, 2 décembre 1998.
16Milliyet, 3 décembre 1998.
Album - manifs-de-loups-gris-nov.-98 - Susam-Sokak
Turquie - Les racines du présent - Le blog d'Etienne Copeaux