Abdullah Öcalan, leader du PKK, arrêté à Rome ! C'est un épisode un peu oublié de l'histoire de la guerre entre l'Etat turc et le PKK, en novembre 1998. La détention d'Apo a été très brève, mais le refus de l'Italie pour son extradition a provoqué une crise mémorable. Premier épisode.
Le 21 avril 2013, jour de la fête kurde de Newroz, un message de paix d'Abdullah Öcalan dit Apo, ex-dirigeant du PKK, détenu depuis 1999 dans l’ile-prison d’Imralı, était lu devant un million de personnes à Diyarbakır. Depuis l'automne 2012, Öcalan est un interlocuteur du gouvernement turc dans un processus de recherche d'une solution pacifique au conflit kurde (voir à ce propos http://dipnot.hypotheses.org/271). Le 25 avril, le chef militaire du PKK, Murat Karayılan, annonçait le prochain retrait de ses troupes hors de Turquie ; ce retrait est effectif. Dans le Kurdistan turc, on respire mieux. Nous sommes peut-être à un tournant décisif de l'histoire de la Turquie.
Comme le chemin est long depuis ce début d'hiver 1998, quand la presse avait annoncé l'arrestation d'Öcalan à Rome ! Une fausse capture en fait, qui n'avait fait que précéder la vraie, en février 1999, mais avait provoqué une sérieuse tension entre la Turquie et l'Italie, et avait révélé l'état d'exaspération de la société après « seulement » quatorze ans de guerre.
En 1998, à la demande de la Turquie, Interpol avait émis une« notice rouge 1 » à l'encontre d'Abdullah Öcalan. Le dirigeant du PKK était alors en Syrie, et les pressions d'Ankara sur Damas étaient allées jusqu'à la menace d'intervention armée pour finalement aboutir à une expulsion sans extradition. Constamment traqué par les services turcs, Öcalan s’était alors réfugié en Russie, avant d'en être expulsé le 12 novembre 1998. Il repartait pour Rome, où il fut arrêté dès sa descente d'avion 2.Le 13 novembre 1998, Apo était donc présenté à la justice italienne et conduit à la prison de Regina Coeli. L'Italie prévenait d'abord l'Allemagne, qui à son tour annonçait la nouvelle à l'ambassadeur de Turquie à Bonn.
A cette époque, la Turquie avait des relations tendues avec l'Italie, qui avait dû faire face à une vague de boat-people kurdes, provenant surtout d'Irak mais aussi du Kurdistan turc. En effet, à la suite de l'entrée en vigueur du traité de libre-circulation de Schengen (26 octobre 1997 en ce qui concerne l'Italie), il devenait possible, si l'on obtenait un statut de réfugié en Italie, de gagner librement la France, l'Allemagne, les pays du Benelux, le Portugal et l'Espagne.
Un temps, l'Italie, qui avait d'importants intérêts économiques en Turquie, était considérée comme « la meilleure amie des Turcs » en Europe. Mais dans ce contexte où la gauche italienne reprochait de plus en plus à la Turquie sa politique répressive à l'encontre des Kurdes, un sentiment anti-turc allait croissant dans le pays. En juillet 1998, le premier ministre Romano Prodi avait effectué une visite à Ankara pour tenter d'apaiser le malaise.
Démarche inutile, car le 29 septembre 1998 est survenu un fait considéré comme inadmissible par la Turquie : l'Italie avait accepté qu'un « parlement kurde en exil » se réunisse dans l'enceinte du Palazzo Montecitorio, siège de l'assemblée des députés à Rome, et ce malgré les protestations d'Ankara. L’événement était organisé par le Front national pour la libération du Kurdistan (ERNK), façade politique du PKK fondée en 1985, qui opérait à l'étranger comme organisme de propagande et de levée de fonds.
La tenue en Italie, et qui plus est en un tel lieu, de ce « prétendu parlement kurde », comme l'appelait la presse turque, a déclenché un scandale et une grande tension diplomatique. Bülent Ecevit, vice-premier ministre (centre-gauche), prédisait un coup de froid sur les relations turco-italiennes. La presse turque criait à la trahison ; Milliyet se laissait aller à désigner les Italiens comme « les Macaronis » (Makarnacılar). Comme le soulignait Sami Kohen dans ce quotidien, le scandale était aggravé par l'origine de certains participants, qui aux yeux du nationalisme turc représentaient tout ce que la Turquie a d’ennemis : « La stratégie du PKK est de couper la Turquie de l'Italie et de l’Europe en général. Le PKK, dans ce but [...] a formé une 'alliance des diables' en rassemblant [à Rome] des Russes, des Grecs, des Rumde Chypre, des Arméniens 3. »
Dès le lendemain, l'ambassadeur de Turquie à Rome était rappelé à Ankara. Une délégation du parti d'extrême-droite MHP déposait une « couronne noire » (siyah çelenk) devant l'ambassade d'Italie à Ankara, signe de grave réprobation dans le rituel politique turc.
Le 1eroctobre, sous le titre « L'Italie encourage le terrorisme », Milliyet se faisait l'écho des réactions ulcérées en Turquie contre le « show » kurde à Rome, le « débarquement kurde en Europe », selon l'expression de Zaman. Pour Taha Akyol, l'Italie visait rien moins qu'à détruire les acquis du traité de Lausanne – c'est-à-dire l'existence même de la république de Turquie - en créant dans l'opinion publique européenne une vague anti-turque 4.
Pourtant, au cours des premiers jours d'octobre 1998, cette première crise italo-turque s'effaçait dans la presse au profit d'une vive tension sur la frontière syrienne. La Turquie voulait en finir avec le soutien que la Syrie accordait au PKK en abritant son dirigeant, et menaçait Damas d'une intervention armée. La menace a été prise au sérieux, et le 10, comme on l'a vu, la Syrie acceptait d'expulser Öcalan, sans toutefois l'extrader en Turquie. Pendant quelques jours, on n’a plus su où se trouvait Apo.
Est-ce par hasard ? A la mi-octobre, un violent accrochage au sud du lac de Van opposait des combattants du PKK et une unité de « protecteurs de villages » appuyée par un commando des « forces spéciales ». Le bilan était exceptionnellement lourd : 48 « terroristes » tués, selon les communiqués, mais aussi quatorze « protecteurs » et deux soldats. La photo des cercueils alignés, couverts du drapeau turc, était dans tous les quotidiens du 15 octobre. Un tel événement ne pouvait que renforcer la détermination du gouvernement turc dans sa traque d'Öcalan.
Le 20 octobre 1998, le premier ministre, Mesut Yılmaz, révélait que les services turcs avaient repéré Öcalan à Moscou ; le 22, Milliyet annonçait triomphalement que les combattants du PKK, pris de panique, détalaient comme des lapins vers l'Irak. L'atmosphère est alors intensément patriotique : le 29 octobre, c'est le 75eanniversaire de la république, dont la célébration grandiose est préparée depuis des mois, et le sujet remplit les pages des journaux au point d'étouffer le reste de l'actualité. Mais on apprend tout de même par des notes brèves que les contacts sont serrés entre les services turcs et russes. « Apo se cherche une tanière n'importe où dans le monde », annonce discrètement Milliyet le 2 novembre. Alors que les boat-people kurdes continuent d'accoster en Italie et après quelques péripéties vite oblitérées par l'anniversaire de la mort d'Atatürk, la grande nouvelle est annoncée le soir du 13 novembre : Abdullah Öcalan a été arrêté à Rome !
La mise en images d'un événement non photographié
La collection des quotidiens en date du 14 novembre est intéressante par l'énoncé des manchettes, par les photos ou documents choisis par les rédactions pour illustrer un événement dépourvu d'image, et surtout par l'unanimité de ton de ces véritables affiches que sont les « unes » des journaux en une telle circonstance. Il n'est en effet pas question, à cette époque, d'exprimer le moindre début de sympathie pour le mouvement kurde.
De Zaman à Radikal, toutes les manchettes sont triomphantes : « Apo est fini ! Relâche pour le PKK ! » (Radikal) ; « La fin d'Apo ! Il n'a pas pu rester en Russie ! » ou, en pages intérieures, « L'affaire a été pliée en 45 jours ! » (Milliyet) ; « Öcalan arrêté ! » (Cumhuriyet) ; « Magnifique succès ! Apo arrêté en Italie grâce à la détermination de la Turquie ! » (Yeni Yüzyıl) ; « Apo est arrêté ! L'Allemagne et la Turquie en piste pour l'extradition du chef de bande ! » (Zaman).
L'événement est sans image, mais une information sans image ne se conçoit pas. Il existe quelques possibilités de photographies directement en rapport avec l'arrestation d'Apo : certains quotidiens ont illustré la nouvelle par une photo de la prison de Regina Coeli à Rome. Plus souvent, par l'image de la conférence de presse tenue à cette occasion par Mesut Yılmaz et Bülent Ecevit ; mais l’image est banale, et les visages des dirigeants n'expriment même pas la satisfaction, car ils savent que l'extradition vers un pays où le justiciable encourt la peine de mort est impossible.
Si l'on peut montrer quelque chose, ce sont les ravages de la guerre qui, pense-t-on, va prendre fin : non pas les villages détruits par l’armée dans le sud-est du pays, mais les victimes présumées du PKK. Les ressources sont grandes dans les archives des journaux, que les services photographiques de l'armée nourrissent régulièrement. Aussi, les images publiées sont de la même veine, d'un quotidien à l'autre. Elles s'inscrivent dans un discours iconographique bien identifié comportant deux types dominants de clichés : des cadavres de victimes du PKK (des enfants, si possible), et les obsèques de soldats (« martyrs »).
Le 14 novembre 1998, la collection des photographies illustrant l'événement fournit un ensemble complet d'images des rituels de deuil et d'obsèques. La plupart ne sont ni signées ni référencées. L'une d'elles est frappante car elle a été choisie par deux quotidiens que tout l'éventail politique sépare, Radikalet Zaman. En fait, nous la connaissons déjà, puisqu'elle figure dans le document de propagande analysé précédemment dans l' « esquisse » n° 33, « Un discours de vérité de l'Etat sur les Kurdes ».
C'est une scène tragique : une paysanne est accroupie, la tête entre les mains, tournée vers les cadavres de trois enfants allongés côte-à-côte. Les corps gisent en diagonale par rapport au champ photographié, sous la dure lumière d’Anatolie, sur un sol dénudé, sec et blanc qui forme un fond idéal pour l'image. La femme, probablement la mère des enfants, est face à l'objectif. Sa peine est sans doute réelle, mais la scène a certainement été rejouée pour la prise de vue : en effet, un examen attentif des ombres révèle la présence d'un puissant spot sur la droite.
Un enfant mort est chose horrible ; mais, dans de telles circonstances, c’est une aubaine pour la propagande. Ainsi la photographie énonce, dans son propre langage, le discours qui a prévalu durant tout l'hiver 1998-1999 et surtout après l'enlèvement d'Apo au Kenya : le chef du PKK est un « tueur d'enfants » (bebek katili).
Zaman a utilisé ce cliché en un montage de quatre images, toutes navrantes : des obsèques de « martyrs » avec six cercueils (peut-être celles des miliciens tués en octobre), trois autres cadavres de femmes et d'enfant, et un vieil homme qui vient déposer un baiser sur une tombe de soldat ; en un raccourci iconographique, nous avons successivement la mort violente, la déploration, les obsèques, les cercueils, le cimetière, la stèle funéraire et le deuil. Pourtant, dans la légende des photos, Zaman a hardiment associé ces images à l'idée de réjouissance : « Une grande joie pour les familles de martyrs », car ceux-ci, pense-t-on alors, sont désormais vengés. Le même numéro de Zaman présente en page intérieure une autre photo de deux femmes dans un cimetière, mère et fille peut-être, l'une nettoyant une tombe, l'autre priant, sous le regard d'un petit garçon, peut-être fils du défunt.
Milliyet, comme d’autres, a choisi une photo d'obsèques de « martyr », avec un cercueil qu’une jeune femme étreint en hurlant, retenue par une femme et un homme. C'est un type de photographie très stéréotypé. Mais dans le même numéro, le quotidien a publié une photo qui ne répond pas aux canons du genre. En règle générale, on ne montre pas le cadavre d'un soldat : le « martyr » n'apparaît dans les journaux que par son portrait, ou la cérémonie des obsèques, les deux étant réunis souvent en une seule image, car le portrait est toujours disposé sur le catafalque selon un code précisément fixé par le règlement militaire. Les cadavres apparaissant dans la presse sont ceux des victimes civiles, ou ceux des adversaires. Mais cette fois, Milliyet publie la photo d’un cadavre de « martyr », précisément référencée. C’est un soldat dont le corps a été rendu à sa famille. Il n'est pas dans un cercueil, mais enveloppé dans des couvertures d’où seul le visage émerge, un visage doux, paisible et presque féminin.
Photo publiée par Milliyet, 14 novembre 1998 [Commentaire ajouté en 2018 : Cette photo pose plusieurs problèmes. Le visage du défunt ne ressemble pas à celui du "martyr", visible sur Internet. Les logiciels de reconnaissance d'image de Google et TinEye ne « reconnaissent » ni la scène ni les personnes. Il serait d'ailleurs extraordinaire que le corps soit livré à sa famille de cette manière. L'usage militaire veut que les corps soient mis en bière avant de rejoindre leur famille, dans un cercueil recouvert d'un drapeau. Il n'est pas impossible qu'il s'agisse d'un faux.
Il est entouré de femmes en pleurs. Si le cliché représente vraiment le « martyr » Mustafa Önal, la scène est censée se passer près de Kızıltepe (département de Mardin), où il a été tué le 24 octobre 1998. Le jeune homme est désigné comme « le dernier martyr d'Izmir » ; les femmes qui le pleurent ne peuvent être de sa famille. En l'absence de drapeau et de tout signe militaire, la photo pourrait être celle d'une scène civile. Mais à l’arrière-plan, derrière les femmes, des hommes se tiennent debout, en chemisettes blanches et cravatés, sans aucun doute représentants du pouvoir civil, maire ou préfet ; deux militaires en casquettes sont à peine visibles derrière eux. Des femmes les accompagnent, deux bourgeoises permanentées, épouses des officiels, ou représentantes d’associations patriotiques. Sur tous les visages, l'émotion est visible, visiblement non feinte : il ne s'agit probablement pas, cette fois, d'une photo de l'armée.
Les légendes des photos sont accusatrices, dures, et rapportent des propos des proches qui crient à la vengeance. Une clameur apparaît dès ce jour du 14 novembre : « Qu'on livre Apo aux mères et nous le couvrirons de crachats ! », exige, selon Milliyet, Hanım Özal. « S’il est remis à la Turquie », Apo, ce « leader d'un mouvement terroriste, (…) devra rendre des comptes pour le sang versé », dit la légende d'une autre photo.
Le second type de photos du 14 novembre est le portrait d'Apo. La « une » de Milliyet anticipe bizarrement l'image du chef du PKK vaincu et entravé qui a marqué le triomphe de l'Etat turc en février 1999. Il est assis sur un siège bas ou un sofa, regarde le photographe, qui pourtant s'est abaissé à sa hauteur, par en-dessous et non en face. Il a un chapelet tesbih dans ses mains, qui au premier coup d'œil donne l'impression qu'elles sont liées. La légende le qualifie de leader aux mains sanglantes et évoque la peine de mort qui l'attend vraisemblablement : pour la presse, Öcalan est déjà jugé.
Souvent, comme sur la « une » de Radikal, Apo apparaît sous une attitude menaçante, sourcils froncés, chemise de coupe militaire, sur fond rouge, s'adressant à une assemblée invisible. Zaman a fait ce choix en page intérieure, avec un visage colérique, vindicatif, sourcils froncé, la bouche largement ouverte des tribuns vitupérant. C'est un type de portrait d'Öcalan qui est familier au public turc à cette époque.
Yeni Yüzyıl a préféré un Öcalan au faciès plutôt ridicule, roulant des yeux comme un frère Marx. Seul Cumhuriyet a opté pour une image « respectable » du leader kurde : en veston, cravaté, l'index levé, il s'adresse à un public sur fond de drapeau du PKK.
Enfin, Öcalan est également montré en situation de chef de guerre : dans Milliyet, il passe en revue un groupe de peshmergas sévères qui présentent les armes. Dans Yeni Yüzyıl, il s'avance à la tête d'un groupe de jeunes femmes combattantes, sous une averse de neige, en parka ; le chef et ses soldates sourient (voir en tête d'article). Apo et les femmes : c'est un stéréotype ambivalent, dont on ne sait jamais s'il signifie une volonté d'égalité des sexes au sein du PKK, ou s'il veut insinuer qu’Apo a une cour de jolies femmes...
Le 14 novembre est l'occasion de rétrospectives sur la guerre qui fait rage depuis 1984. Milliyet refait l'histoire du conflit et celle du PKK, depuis les origines dans les années 1970, sur une page entière ; Zaman présente l' « anatomie d'une organisation » et son historique, depuis le congrès de Fis (département de Lice) en 1978, l’entraînement dans les camps palestiniens, le début des affrontements militaires en 1984, et les tentatives de soulèvements urbains décidées lors du congrès de 1990.
Les jours suivants sont marqués par l'expression d'une colère grandissante vis-à-vis de l'Italie. Celle-ci dispose de quarante jours pour statuer du sort d'Öcalan ; mais il est impossible de l'extrader vers la Turquie car il y encourt la peine de mort. Les dispositions qui, aujourd'hui, permettent d'arrêter une personne considérée comme « terroriste » selon la liste de l'Union européenne n'existent pas encore. Aussi la Turquie n'a guère de moyens pour exiger la livraison du chef du PKK. Le gouvernement procède certainement à quelque marchandage durant les semaines qui viennent 5, tout en appuyant sa demande par la manipulation de l'opinion publique et des foules. Il dispose de relais, de lobbies, et peut agir sur les agences de presse et la plupart des quotidiens et chaînes de télévision.
La campagne de presse anti-italienne commence dès le 15, y compris dans les journaux de gauche ; ainsi Yeni Yüzyıl dénonce la liberté dont jouissent les manifestants kurdes qui viennent à Rome réclamer la libération d'Öcalan, et qui molestent des journalistes turcs. Milliyet ironise sur l'Italie qui réclame l'extradition de Pinochet, responsable de la mort de trois Italiens, et refuse celle d'Öcalan, crédité de 30 000 morts 6. Lorsque le président du conseil Massimo d'Alema confirme le refus d'extrader Öcalan, Sabah propose à ses lecteurs un texte en italien, à faxer aux responsables politiques de la Péninsule : « Vous détenez un des terroristes les plus sanglants du siècle » 7.
A Lice : une manifestation préfabriquée
La mobilisation des foules commence en même temps, dès le 16 novembre, avec une manifestation à Lice (prononcer Lidjè), lieu de naissance de l' « organisation terroriste ». En 1998, Lice est une petite ville d'environ 10 000 habitants, à deux heures de route au nord de Diyarbakır. Toute la région, évidemment de population kurde, est très affectée par la guerre. Elle se trouve dans la « région de régime spécial » (Olaganüstü Hal Bölgesi) qui à l'époque couvre tout le sud-est de la Turquie, et instaure un régime d'état de siège, avec de fortes restrictions aux libertés individuelles et de circulation, un pouvoir accru des préfets (eux-mêmes soumis à l'autorité d'un super-préfet), un contrôle très étroit de l'armée, omniprésente avec ses unités régulières, ses « équipes spéciales » et les « protecteurs de villages » 8. Dans de telles conditions, une manifestation est forcément un événement organisé par le pouvoir, peut-être par l'armée elle-même. Pour qu'une telle initiative, loin des centres urbains du pays, soit suivie par la population – très majoritairement kurde - et surtout soit couverte unanimement par les grands quotidiens nationaux, il faut que l'Etat ait « encouragé » la préfecture et les services publics, voire les organisations nationalistes, et enjoint les médias à envoyer des reporters.
La campagne de « mobilisation pour l'extradition » touche en fait tout le pays, mais dans la presse, les photos de la manifestation de Lice sont choisies comme emblèmes de l'événement, en raison du caractère symbolique du lieu. Je dispose de quatre photographies publiées par Türkiye, Sabah, et Milliyet, dont deux sont à peu près semblables.
L'une (Milliyet) a été prise dans une sorte de terrain vague qui jouxte le lycée : des centaines de jeunes gens forment un cortège, brandissant des drapeaux et quelques portraits d'Atatürk.
Leurs professeurs, parmi lesquels quelques femmes, forment un rang au premier plan. A l'arrière-plan, un drapeau géant est tenu à l'horizontale. Le cliché représente probablement le moment où les collégiens sortent de leur établissement pour se diriger, en cortège, vers le centre-ville. L'atmosphère n'est pas à la gravité ; la plupart des visages, élèves ou professeurs, qu'on peut distinguer au premier plan sont détendus, voire souriants ou même gais. Visiblement, tous prennent l'événement imposé par l'administration comme une occasion de rompre la monotonie quotidienne du lycée : on y va comme on va aux cérémonies officielles, et ce qui apparaît ici est le caractère obligatoire du consensus.
Les autres photos sont des variantes d'un même cliché, prises du même endroit, probablement le premier étage d'un immeuble dans le prolongement de la rue principale de Lice, la rue Istiklal. Le cliché est en « une » de Milliyet. Cette fois, près de la moitié du champ de l'image est occupée par le drapeau horizontal et les lycéens qui le déploient. En arrière viennent d'autres lycéens (reconnaissables à leur tenue cravatée) et des écoliers (en tablier bleu) tenant des portraits d'Atatürk, suivis par une masse compacte d'hommes et, plus loin, de nombreux drapeaux. L'image correspond mieux à la conception officielle du consensus.
Prise au téléobjectif, elle a été recadrée de manière à n'inclure dans son champ que la rue Istiklal, en enfilade et très étroitement : à part la foule et le drapeau, seuls de rares détails du décor sont visibles. La photo est assez floue, de sorte que les visages des manifestants sont illisibles, et cela valait peut-être mieux.
Car Türkiye a publié une photo bien plus nette qui permet de distinguer des détails intéressants. Tout d'abord, la gravité est absente des visages des écoliers et lycéens, même de ceux du premier plan, malgré le regard très sévère du professeur qui suit le drapeau. A droite, sur l'autre chaussée, des enfants rient de bon cœur. Quelques hommes cravatés, plus loin, sont peut-être des officiels, ou d'autres professeurs. La foule masculine qui suit est celle de toutes les bourgades. Mais au fond à droite, il semble se passer quelque chose d'imprévu : une foule est amassée en dehors du cortège, elle est tournée vers celui-ci, vers l'arrière ; on distingue des bras (des poings ?) levés, et une ou deux silhouettes qui ont l'air de lancer quelque chose (des pierres ?). Contre qui se tourne cette colère ? Contre le cortège lui-même, ou contre quelque chose ou quelqu'un qui symboliserait le PKK ?
La même impression d'un petit désordre ressort du cliché de Sabah, pris un peu plus tard, quand les grands drapeaux sont passés. C'est l'instant où la foule masculine passe devant l'objectif ; tout à l'arrière, elle semble plus compacte, et l'on distingue nettement des personnes qui se retournent, comme si un incident avait lieu derrière elles. Mais les articles ne signalent aucun incident, car, précisent-ils, les mesures de sécurité avaient été particulièrement sévères. Le même jour, à Diyarbakır, quelques personnes courageuses ont protesté contre l'arrestation d'Öcalan et ont été placées en garde à vue.
L'organisation d'une manifestation contre le PKK à Lice n'est pas une prouesse des services préfectoraux : plutôt un exercice de style, qui a produit une image censée prouver que la réprobation à l'égard du PKK s'étendait jusqu'au cœur du Kurdistan. Mais l'image n'est pas convaincante car la « performance » utilise des acteurs contraints. La campagne, une semaine plus tard, prend un tour plus convaincu, sur une base plus large, car l'Italie , le 20 novembre, libère Öcalan.
Le scandale est énorme.
(à suivre : cliquer ici)
Notes :
1C'est-à-dire un avis international de recherche accompagné d’une demande d’arrestation en vue d’une extradition.
2Selon certaines sources, il était accompagné de Ramon Mantovani, député de la Refondation communiste.
3 Sami Kohen « Sen de mi Brütüs [Toi aussi, mon fils?] ? », Milliyet, 30 septembre 1998.
4 Taha Akyol, « Lozan'a tehdit [Menaces sur le traité de Lausanne] », Milliyet, 1er octobre 1998.
5 Pourparlers officieux entre Erdal Inönü et Massimo d'Alema, à Genève, à l'occasion de la réunion de l'Internationale socialiste, Milliyet, 28 novembre 1998.
6 En manchette : « Roma'da terör ». « Les militants du PKK déferlent en Italie ». Manifestation à Rome. Un journaliste turc est frappé par les militants qui brandissent le portrait d'Apo et le fanion du PKK. Yeni Yüzyıl, 15 novembre 1998. Même teneur dans Milliyet et Zaman. Et « Hangisi önemli ? [Lequel est plus important?] », Milliyet, 16 novembre 1998.
7 « Küstah Italya [Insolente Italie] », Sabah, 17 novembre 1998.
8 Ce régime a été abrogé par décision du conseil des ministres le 30 juillet 2002.