[En début de nuit, dans le silence, mêlée au chant des grillons, une voix de femme s'élève depuis le bourg, en bas. C'est un concert en plein air. La voix, belle, a capella, tantôt effacée par le vent, tantôt réverbérée et amplifiée par la montagne, interrompt ma lecture.]
Une semaine plus tôt, dernière nuit à Istanbul. C'était en fin de nuit. Enfin le silence s'était installé, après des heures et des heures de folie sonore, amplifiée par la fête de fin de ramadan. Les bars, les boîtes de nuit, les bandes de jeunes, les ivrognes se sont tus. Dans le sommeil enfin trouvé malgré la chaleur et les moustiques, dans mes rêves s'impose lentement une voix, une voix de femme, seule dans la nuit. Une voix grave qui chante a capella. Elle me tire peu à peu du sommeil et dans une semi-conscience, j'écoute. Tantôt se mêle à mes rêves, tantôt devient suffisamment présente pour que je puisse sentir son relief, son intonation, son chant.
Le chant dure, ne se repose jamais. Je me réveille complètement, me lève, vais à la fenêtre. Je ne puis discerner son origine, est-ce une femme qui erre dans la rue Istiklal toute proche, ou la voix vient-elle d'un appartement, d'un squat, d'un bar fermé ? Parfois elle s'éloigne, revient, je ne distingue pas en quelle langue.
C'est une voix proche de celle de Taos Amrouche, grave, comme un chant funéraire. Le chant ne cesse jamais que pour la respiration. Que dit-elle ? On dirait une longue déploration, une plainte ou une révolte sans espoir. Commence toujours par trois notes consécutives en mineur, et se fixe longuement autour d'un ton, brode en dentelle lente, pathétique, pour se reposer de temps en temps sur la tonique et repartir. Autour d'elle, on ne discerne aucun public, aucune exclamation, commentaire ni applaudissement.
Beyoglu s'est tu, la femme est seule, le seul être chantant du quartier, dans le silence que parcourent maintenant les chiffonniers traînant leurs énormes sacs sur des diables qui les font ressembler à de gros escargots. Le chant ne cesse pas, je me rendors et me réveille plusieurs fois. Pourquoi n'ai-je pas l'énergie de sortir, de partir à sa recherche ? Longtemps, des heures plus tard me semble-t-il, vient la prière du matin. D'une petite mosquée proche, un appel discret et maladroit en saba, vite recouvert par les puissants haut-parleurs de Tophane : l'espace sonore de la religion, un temps, écrase le reste. Puis, la voix continue. Mendiante ? Prostituée esseulée ? Artiste parmi un cercle d'amateurs respectueux et ensommeillés ? Je revis certaine nuit partagée avec des amis algériens où la voix d'une femme nous avait bercés de la légende de Sidi Boumedienne, jusqu'au petit jour.
La voix m'attriste par la nostalgie qu'elle trahit, elle a vaincu la nuit folle de Beyoglu, le vacarme des bars et des boîtes et des touristes avinés, elle appelle un autre monde, qui sait lequel, celui de l'Anatolie profonde qu'elle a dû quitter, celui d'un ailleurs balkanique, caucasien ?
Je me rendors sans avoir eu le courage de sortir ni même de réveiller Claire pour qu'elle soit témoin de ce rêve : stupide ! nous ne saurons jamais.
Les mouettes ont commencé leur vacarme, puis se taisent. Puis c'est le tour des grands martinets, et des cornes de bateaux.
Il fait jour, le soleil a déjà inondé la pièce. Toute la nuit, des ouvriers, esclaves kurdes des mafias de Beyoglu, ont travaillé sur un chantier tout proche. Beyoglu ne cesse jamais de travailler, il y a toujours quelque part un marteau-piqueur, une disqueuse, le raclement des pelles, à toute heure de la nuit. Sur un chantier proche, les ouvriers fatigués se reposent, dorment, en écoutant une musique enregistrée. La voix de femme s'est tue, depuis longtemps peut-être. La musique est triste, nostalgique, pathétique. Une voix d'homme cette fois, en kurde, entrecoupée d'une ritournelle. Ce n'est pas un chant traditionnel, ou si c'en est un, il a été interprété par des artistes, un studio, des musiciens urbains. On distingue un hautbois, un violoncelle, mais le chant est kurde et garde son caractère. Il dure et dure, passe en boucle, sans cesse, comme l'appel des bergers, il appelle la montagne, les yayla, il chante la peine, l'exil forcé, la nostalgie des lacs, des torrents bordés de peupliers et de frênes, la nostalgie de tout ce que nous avons laissé nous aussi là-haut. Claire aussi, près de moi, est éveillée et écoute. Puis, le chant est recouvert par le jour.
***
Les soirs de grande affluence, la rue Istiklâl est un concert continu. Mais malheur désormais aux vrais mendiants, qui viennent avec un pauvre saz, un kamantché de la mer Noire ou leur simple voix. Encore les Pontiques ont-ils la chance de pouvoir faire danser les passants, et autour d'eux, souvent, un cercle de jeunes gens tirent inlassablement le horon. Mais le paysage sonore est recouvert par le vacarme des boîtes et des cafés, et ceux qui veulent se faire entendre des passants et gagner leur nuit doivent s'équiper d'un sound system, s'ils ne sont pas, comme ce groupe d'Iraniens, en nombre et avec des instruments naturellement puissants.
Nous avons revu le vieil aveugle alévi, qui naguère accompagnait de son saz une jeune fille – Nur Ceylan, qui est apparue dans le film de Fatih Akın. A leurs côtés, un petit garçon faisait ses devoirs d'écolier sous un lampadaire et quelquefois sous la neige et dans le vent glacé. La fille partie vivre sa vie, le vieux laissé à lui-même chantait le répertoire du centre de l'Anatolie et les classiques alévis. On l'entendait à peine. Peu de passants s'arrêtaient. Il était là toujours, le plus souvent rue Istiklâl, parfois au débouché d'un des passages de Karaköy. Puis nous ne l'avons plus vu pendant des années. Et cette fois, surpris, nous le croisons, accompagné d'une autre jeune femme qui porte un tabouret de plastique et un petit ampli. Il est tôt, nous les suivons, pensant qu'ils allaient s'installer dans la rue, mais ils s'enfuient rapidement vers Tarlabası et s'engouffrent dans un parking souterrain.
Il n'y a plus de place pour eux rue Istiklâl. Les musiciens affluent, c'est soit de la musique de partout et nulle part, un saxophone qui écrase tout, soit la musique du monde, la vraie, qui échoue elle aussi sur ce rivage comme ce balafon aux mains d'un Guinéen auprès duquel les familles photographient leur enfant comme si le musicien était un animal ou un clown. Et puis assis par terre un très jeune couple avec une guitare sèche et aux voix faibles essaient de se faire entendre avec la même inutilité que le vieil alévi. Mais eux, en qui nous croyons nous revoir tout jeunes, ne portent aucun héritage ancestral.
De tous ces musiciens et de tous ces passants, combien sont conscients du lieu, de ses anciennes richesses, ou même des richesses anatoliennes apportées ici depuis trente ans ? Il faut vraiment être en toute fin de nuit, quand tous cèdent à la fatigue et dorment ou font l'amour, pour entendre, venant d'une femme mystérieuse ou d'un haut-parleur grésillant, le chant profond.
La Ville est frénétique quelques heures, puis passe à la nostalgie, nostalgie du pays laissé, nostalgie de ce qui a fait Beyoglu et qui disparaît sous la marée des boites de nuit, des commerces de luxe, de la gentrification. Beyoglu qui était ce gigantesque squat peuplé d'Anatoliens, ce squat abandonné par les Roums, ce squat témoin d'un passé brillant et douloureux, se voit recouvrir d'une nouvelle couche, engloutir par la nouvelle bourgeoisie et les touristes du Golfe. Tout sombre, et l’Anatolie, et le passé gréco-arménien, et il n'y reste plus que ces chants, ces chants esseulés qui trouent la nuit, qui ont vaincu la nuit, et bientôt seront vaincus eux aussi.