Version:1.0 StartHTML:0000000225 EndHTML:0000014804 StartFragment:0000002477 EndFragment:0000014768 SourceURL:file:///Volumes/WD%20Passport/Etienne/textes%20pour%20blog/dossier%20corps%20%88%20terre/Corps%20%88%20terre
[Dernières corrections : 14 décembre 2014]
Les quelques photographies de presse rassemblées ici sont de celles qui frappent et restent en mémoire. Nous n’avons pas l’habitude, en France, de voir des photos de cadavre. C’est un tabou que la presse respecte à peu près, quoique de moins en moins.
« La fin d’une terroriste » : cette image terrible a été publiée dans Türkiye le 3 septembre 1998. Elle n’est pas signée, et émane peut-être directement de l’armée. Il s’agit d’une jeune femme, très belle. Elle a été étendue sur une bâche, et ne porte pas de blessure visible : son corps n’est pas abîmé, ni son visage, qui est tourné vers son côté gauche, vers le photographe. Elle a les yeux grand ouverts, l’air calme, comme si elle se reposait ou rêvassait : une Dormeuse du Val. Mais l’attitude du corps dément cette impression : les pieds sont tournés de côté de façon contrainte, ils ne resteraient pas dans cette position sur un corps vivant et détendu.
J’ai préféré flouter son visage. Elle est exposée là comme un objet, sans aucun respect pour sa personne, malgré les apparences. Le bandeau partiellement visible à gauche est traditionnellement utilisé par les forces armées pour signer la prise des trophées : on étale sur une table ou, comme ici, sur une bâche, ce qui a été pris à l’ennemi. Ici, il s’agit de la gendarmerie, élément très important de la répression dans le sud-est. Les trophées : un fusil, les brêlages, des chargeurs. La jeune femme est vêtue d’une veste de treillis, d’un pantalon de combat. Sa taille est ceinte du foulard traditionnel. Son rêve de combat, l’indépendance du Kurdistan, s’est arrêté là : son corps est réifié, rendu à l’état de trophée parmi d’autres objets. Comme l’indique la légende, la jeune femme a été « prise tuée » , tuée au combat dans la région de Zara, au cours d’un accrochage qui a causé aussi la mort d’un militaire, d’un muhtar de village et de quatre civils.
***
Une autre photo également publiée par Türkiye est encore plus terrible, non par ce qu’elle montre, mais par l’événement qu’elle illustre. Nous sommes en mars 1998. Les corps de quatre « militants séparatistes » tués par les « forces de sécurité » sont exposés au public, comme le faisait l’armée française en Algérie, sur la place du village de Kale. Ils sont vêtus du çalvar des combattants kurdes. Leur veste de treillis a été retournée, peut-être pour voiler leur face qui cette fois-ci n’est peut-être pas belle à voir. D’ailleurs, on a aussi étendu sur le haut de leurs corps une couverture. La mise en scène est identique : c’est une exposition de trophées. Derrière les corps, on distingue quelques crosses de fusils ou d’armes automatiques, à peine visibles dans le champ de l’image.
L’exposition de cadavre, censée intimider la population, n’est pas souvent signalée par la presse. Ici, elle convient bien à l’orientation du quotidien Türkiye, qui exprime les vues de l’extrême droite turque. J’ai repéré une affaire semblable, signalée par Hikmet Çetinkaya, journaliste à Cumhuriyet (11 août 1997) : deux cadavres de « terroristes » ont été promenés sur une voiture dans les rues de Hakkari ; un combat avait eu lieu dans les environs, et la population de Hakkari ne voulait pas croire les porte-parole de l’armée qui annonçaient 25 morts du côté kurde. L’armée a donc apporté la « preuve ». Cette initiative révolte le journaliste : « On n’arrivera à rien avec de telles méthodes ; c’est inhumain ». Çetinkaya s’insurge, mais c’est une voix isolée. Son indignation n’est pas reprise par d’autres journalistes, ni ce jour-là, ni, autant que je sache, à d’autres moments. On reste dans le respect craintif de l’armée et ceux qui, comme Çetinkaya, osent de temps en temps protester sont à saluer.
Mais l’exposition de cadavre n’est pas le seul élément scandaleux de l’événement représenté par Türkiye. Dans le même article, une autre photo, plus terrifiante encore, cadre une file d’hommes, tournant leurs visages haineux dans la même direction. Tout à fait à droite, un militaire en arme et, près du centre de la photo, à l’arrière-plan, un autre militaire en treillis, probablement un gradé; les mains derrière le dos, il surveille la scène. Les hommes du village, selon l’article, ont été « invités » par l’armée à venir cracher sur les cadavres ; la légende le précise candidement, comme s’il s’agissait d’une chose normale.
Un troisième cliché représente la foule des villageois criant sa colère. Des militaires armés – dont une femme, apparemment – leur barrent le passage. Les villageois voulaient, dit la légende, brûler les cadavres des « terroristes » ; l’armée les en a empêchés.
L’événement du village de Kale amène à se poser des questions. D’abord, les villageois ont-ils été "invités" ou contraints par l’armée à venir profaner ces morts ? Les photos n’étant pas signées, émanent-elles elles aussi de l’armée, qui les aurait transmises via son service de presse, Türkiye étant le seul alors à accepter de les publier ? Enfin, dans quelle mesure le lectorat d’un journal – fût-ce Türkiye – accepte-il ce genre d’acte inhumain, profanateur, voulu par l’une des plus hautes institutions du pays ? Comment les responsables du détachement en question, et au-dessus d’eux le haut commandement, n’est-il pas mis en cause pour accepter ou provoquer de telles pratiques ? L’armée est au-dessus de tout dans cette Turquie des années 1990. Une telle mise en scène le prouve, ainsi que l’absence, à ma connaissance, de réaction dans la presse démocratique.
***
Même lorsque les cadavres sont ceux d’« amis », d’ailleurs, ils sont mis en scène ; alors que par l’exposition des cadavres de l’ennemi, on cherche à intimider, celle des cadavres « amis » est destinée à terroriser. Il y a des meurtres particulièrement choquants, comme les assassinats d’instituteurs par le PKK (est-ce vraiment cela ? Je rapporte les choses comme le rapporte la presse, sous réserve et sans pouvoir vérifier). Lors de la rentrée des classes en 1996, trois jeunes fonctionnaires ont été tués. Choquante, à mes yeux, est également la mise en scène dans la presse.
Dans Türkiye – encore – les trois cadavres gisent au premier plan de la photo (non signée). L’image est barrée par une conduite d'eau au-delà de laquelle les hommes du village, jeunes et vieux, sont rassemblés, assis comme dans un amphithéâtre à regarder la « scène ». Une couverture traîne à terre, à proximité. Elle avait été placée sur les morts, et enlevée pour la photo, comme l’atteste une autre image publiée par Yeni Yüzyıl. Les gens sont calmes, ils semblent attendre, ils semblent à la fois curieux et résignés. Les morts n’étaient pas des leurs, sans doute : des fonctionnaires venus d’une autre région de Turquie. Yeni Yüzyıl publie leurs portraits : trois jeunes gens, dont un couple, Nesrin et son mari Cuma. Dans Yeni Yüzyıl, la photo des victimes (signée Anadolu Ajansı) est plus respectueuse, car les corps ne sont pas dévoilés. Les personnages mis en scène sont les autorités qui viennent constater le crime : le préfet de la région sous régime spécial (OHAL) et des adjoints. Un militaire en treillis leur commente l’événement.
***
Je me suis souvent posé la question de l’existence, en Turquie, d’un habitus différent du nôtre en ce qui concerne la représentation du cadavre, de la victime en général, morte ou non. Sur la page trois de Sabah, réservée aux faits divers, la couleur rouge prévalait, à l’époque : c’était la page des accidents, des meurtres, et les photographes de presse avaient tendance à inclure dans leurs reportages de grandes flaques de sang. La représentation photographique des victimes, apparemment, ne pose ou ne posait aucun problème ; on aurait pu collectionner les photos horribles, de corps, de visages de morts exposés sans pudeur dans les journaux.
Tout ceci m’a amené à extraire de mon corpus une photo concernant un fait divers, mais l’image n’est pas sans rapport avec les photos de guerre. Sous le titre « Le voleur a failli être lynché », Sabah présente, le 18 octobre 1996, la photographie (non signée) d’un homme à terre. Il est étendu sur le dos, apparemment inconscient, bras et jambes écartés, la tête rejetée en arrière. Sa chemise blanche est ensanglantée du côté droit. Sabah nous raconte que ce jeune homme a tenté de voler une voiture ; mais il a été pourchassé par les badauds, rattrapé et copieusement rossé. Il est resté là, étendu, pendant trois quarts d'heure avant que la police n’arrive. Aucune ambulance ne s’est dérangée : il a été amené à l’hôpital par les policiers.
Par sa dureté, l’image est aussi terrifiante que les images de guerre. Le journaliste, arrivé probablement en même temps que la police, a cadré le corps étendu au premier plan, entouré par les justiciers. Ceux-ci n’ont pas honte de ce qu’ils ont fait; ils sont campés fièrement, et prennent des poses avantageuses, notamment le moustachu à chemise à fleurs qui semble très fier de lui. A gauche, un jeune homme sourit au photographe ; à droite, un autre, les mains dans les poches, fait des bulles avec son chewing-gum. Ils contemplent le résultat de leur boulot. Certes, ils ont été un peu fort, et la police a dû protéger le voleur, puis disperser ces gens. Mais le journaliste ne trouve rien à redire contre eux. Au contraire, face au voleur, il les qualifie de « citoyens » qui ont fait leur devoir de citoyens. On ne sait pas ce qu’est devenu le voleur : quantité négligeable.
La guerre a-t-elle rendu la société turque brutale ? Ou cette brutalité des rapports sociaux, observable quotidiennement, a-t-elle facilité une certaine acceptation de la guerre et du service militaire en opération ?