(Cet article porte en grande partie sur le discours du 6 juin, traduit en français sur ce blog)
[Dernières corrections : 17 janvier 2014]
Au matin du 11 juin, la place de Taksim a été évacuée et « nettoyée ». Il n'était pas pensable qu'une telle fête puisse durer indéfiniment, dans un tel pays et alors qu'une très sévère répression frappe les opposants depuis plus de deux ans. Nous avons vu au cours de la journée du 11 juin la réponse des manifestants et des mouvements de société civile à cette évacuation. Surtout, nous avons vu la réponse du pouvoir : brutale comme toujours, extrêmement brutale. Ce n'est pas étonnant.
Il est certain que l'arrivée des policiers à Gezi Parkı le 11 au matin était un signal : durant le dernier week-end, le gouvernement avait concédé une liberté très ponctuelle, là où étaient concentrés les médias occidentaux. Il a voulu reprendre la main.
Erdogan a donc fait donner les forces de police les plus dures, dotées de moyens puissants. Gardons à l'esprit que la France, sur ce plan de la répression, de la « gestion démocratique des foules », comme disent les technocrates, a passé un accord de coopération avec la Turquie. Bientôt probablement, tandis qu'une répression plus discrète touchera des milliers de jeunes, Erdogan va faire défiler ses partisans, les fameux « 50 % » du pays qui ont donné leur voix à son parti. On peut s'attendre bientôt à des contre-manifestations dans tout le pays.
En mai 1997, nous avions assisté de près à une gigantesque manifestation islamiste, sur la place de Sultanahmet. Les manifestants étaient appuyés par le pouvoir municipal (le maire était alors R. T. Erdogan) et gouvernemental. Mais le « coup d'Etat en douceur » du 28 février 1997 avait déjà virtuellement mis fin à ce gouvernement en partie islamiste, qui a fini par tomber en juin. Si, prochainement, ont lieu de semblables manifestations, seront-elles à nouveau à prendre comme des initiatives de défense d'un gouvernement menacé, ou comme des manifestations de triomphe sur les « pillards » vaincus de la place de Taksim ?
Dans le discours prononcé à l'aéroport d'Istanbul lors de son retour du Maghreb, Erdogan a très clairement défini sa vision des choses, délimité le public auquel il s'adressait, et dressé le profil de ses partisans.
Erdogan compte sur « tous ceux dont le souffle anime les villages et les villes de la république de Turquie » : la Turquie profonde, les paysans, les travailleurs, les jeunes « dignes et sérieux ». Il parle à « ceux qui s'adressent à Dieu », invoquant lui-même Dieu à plusieurs reprises : « Personne, si ce n'est Dieu, ne peut faire obstacle au développement de la Turquie ».
Par opposition, il exclut les « trublions » d'Istanbul du monde du travail, du monde sérieux, de ceux qui se fatiguent. Il les exclut même de la Turquie, puisque le pays « tout entier » est grand, digne et sérieux.
Ainsi l'allusion pernicieuse est lancée, qui renvoie à un élément fondamental de la culture politique turque : ceux qui se soulèvent, ceux qui contestent le pouvoir, ne sont pas vraiment des citoyens de la république de Turquie. Ils se placent dans un territoire étranger, celui de la révolte. Territoire étranger pour les uns, « territoire libéré » pour les autres. La notion et la pratique renvoient aux années soixante-dix, à un passé qui est loin d'être oublié, qui est cultivé même, comme le prouve la faveur des portraits de Deniz Gezmis, militant exécuté en 1972, icône élevée au rang du Che dans l'imagerie de la gauche radicale turque. De ces « territoires libérés », de droite comme de gauche d’ailleurs, qui pouvaient être une rue, un quartier, une université, l'Etat était exclu. L'événement de Taksim, durant dix jours, a renoué avec ce passé, et en conséquence, il devait être pris d'assaut, réduit et soumis, comme si ses occupants étaient des étrangers ayant soustrait à la république une parcelle de son territoire. La reprise de Taksim donnera lieu à une action de grâce patriotique autant que religieuse. Nous avons observé de tels processus dans le passé.
J'ai été frappé dès le début du mouvement par la fréquence d'apparition du drapeau turc et de l'image d'Atatürk parmi les manifestants. J'avoue que j'ai été déçu par ce qu'on peut prendre comme un manque d'imagination politique, un tropisme insurmontable vers les icônes traditionnelles du kémalisme et du patriotisme. Mais le recours à cette imagerie, la mise du mouvement sous la protection magique du drapeau est peut-être aussi une réponse, fût-elle à peine consciente, aux propos d'Erdogan. Il est constant, en Turquie, et depuis longtemps, que les opposants manifestent en brandissant le drapeau national, comme pour dire : « Nous sommes une part de cette nation, autant que vous ». Dès le mois de mai 1997, mais surtout en 1998, lorsqu'ils se sentaient ou se croyaient menacés dans leurs convictions par le pouvoir laïciste, les islamistes s'étaient mis à manifester avec le drapeau. Voici le tour de ceux de Taksim. Ces attitudes résultent du processus d'exclusion, clairement énoncé par Erdogan.
Mais déployer le drapeau turc ou s'en revêtir ne protège plus ; au contraire, Erdogan accuse les manifestants de manquer de respect aux couleurs nationales en les associant à un mouvement illégal, de salir le drapeau : « (…) sans vergogne, ils ont brandi le drapeau turc au cours de leurs défilés comme si c'était un jouet ! » C'est une autre constante des rituels politiques turcs : pour accéder aux icônes sacrées, il faut être pur.
Dans son discours de l'aéroport, Erdogan complète le processus d'exclusion en évoquant des valeurs comme la cordialité, la droiture, le progrès, dont ceux de Taksim sont exclus, caractérisés par leur volonté de destruction, leur vandalisme, le non respect de la démocratie. Mais l'exclusion majeure provient du renvoi, à quatre reprises, au chiffre de la population turque : 76 millions de personnes. La quatrième occurrence est nette : « Nous, les 76 millions de Turcs, tous ensemble, nous considérerons comme illégal tout ce qui s'en écarte, et tous ensemble nous nous y opposerons ». C'est dire qu'Erdogan présuppose que l'ensemble de la population de Turquie est avec lui, et que les opposants de Taksim se sont placés en dehors de la communauté nationale. Les opposants, mais aussi ceux qui les soutiennent et les défendent : c'est ainsi que ce 11 juin, le pouvoir a jugé légitime d'arrêter 73 avocats dans l'enceinte même du palais de justice de Çaglayan !
L'arrestation dès le matin du 11 juin de ces avocats et de plusieurs dizaines de personnes au siège du petit parti de gauche SDP ne doit pas étonner après le discours de l'aéroport. L'avertissement était clair : « Nos concitoyens innocents doivent se retirer de ce jeu sale, de ces manœuvres politiques, de ces manifestations illégales qui visent la démocratie ». Désormais toute personne qui se trouvera mêlée aux manifestants, aux événements, ou les encouragera, risque l'arrestation et l'inculpation de participation à un mouvement illégal, voire de « terrorisme ».
Pour Erdogan, comme les journalistes l'ont souvent souligné, la démocratie, ce sont les élections, la règle de la majorité, qui est incontestable et ne doit pas être remise en question par des manifestations de rue. Ceux de la rue, d'ailleurs, n'ont-ils pas profité du renouveau économique ? S'il a été élu par 50 % des électeurs, le parti du premier ministre a travaillé pour tous, affirme-t-il. Et pour ce faire, il emploie en turc l'expression « rendre service », hizmet etmek, qui renvoie à une rhétorique très précise, couramment employée dans le discours politique depuis le début du XXe siècle. Dans cette logique, celui à qui l'on a rendu service devient l'obligé du « serviteur », il doit reconnaître la valeur du service rendu sous peine de se disqualifier. Celui qui peut établir qu'il a rendu un service obtient de fait un pouvoir. C'est, par exemple, la base du discours de justification de l'intervention turque à Chypre. Ainsi le « serviteur » Erdogan n'a même pas besoin de la rhétorique électorale. Celle du service rendu est politiquement plus intéressante : dès lors que le parti au pouvoir a « servi » les 76 millions de citoyens, ceux-ci – qu'ils soient ou non ses partisans – sont ses obligés et sont tenus de le remercier en restant tranquilles.
L'efficacité économique fait partie des services rendus. Erdogan a du mal à donner des exemples, il s'en tient aux aéroports régionaux en citant, et ce n'est pas par hasard, deux villes kurdes, Hakkari et Sırnak : le « service rendu » s'étend aux 76 millions, et à l'ensemble du pays jusqu'à ses extrémités, « sans distinction ethnique », ce dernier terme étant la seule allusion à l'existence des Kurdes. Pour le reste de l'économie, le premier ministre se contente d'évoquer une multiplication par cinq des revenus, qui n'est que théorique ; les habitants des villes, par exemple, et notamment ceux du centre d'Istanbul, voient leurs revenus rognés au contraire par l'effet de la spéculation immobilière et les hausses de loyers, tandis que ceux des étudiants ou parents d'étudiants le sont par le coût prohibitif des droits d'inscription en université. Mais Erdogan se veut le représentant d'un capitalisme vertueux. Si certains connaissent des problèmes, ce serait à cause du « lobby financier », des spéculateurs, qui soutiendraient les insurgés, dans l'optique du premier ministre. « Ceux qui sont devenus cinq fois plus riches » contre « le lobby financier qui soutient et organise le vandalisme » : il s'agirait du combat d'un petit peuple qui a trouvé une certaine aisance grâce au parti au pouvoir, contre des géants de la bourse qui tirent sur les fils des marionnettes de la place de Taksim. Ces derniers seraient en train de ruiner le modèle turc ; est-il possible de les laisser faire ?
Un des éléments les plus intéressants du discours de l'aéroport est l'utilisation d'index géographiques qui définissent une aire d'action, une politique étrangère qui doit consolider la puissance turque, mais aussi une géographie affective. La Turquie n'est pas tournée vers l'Europe. Ce n'est pas Bruxelles ni même Athènes que salue Erdogan en tant que « villes-soeurs » d'Istanbul. C'est le monde ottoman, l'aire géographique sur laquelle s'est étendue l'influence turque durant plusieurs siècles, et que Constantinople a gouvernées : les Balkans, le proche-Orient arabe et particulièrement les deux villes saintes de l'islam. « Et je salue également les villes sœurs d'Istanbul, Sarajevo, Bakou, Beyrouth, Le Caire, Skopje, Bagdad, Damas, Gaza, Ramallah, La Mecque et Médine. » La liste a été dressée avec soin : ce n'est pas une liste des capitales mais un inventaire de l'affect. Sarajevo a été une intense et sincère douleur turque durant le siège, et symbolise l'islam introduit en Europe par les Turcs. Gaza et Ramallah, évoqués de préférence à Jérusalem, peut-être trop juive aux yeux d'Erdogan, sont le cœur de la Palestine, pour laquelle il a eu des gestes forts. Une seule de ces villes, Bakou, n'a pas été ottomane, mais on peut comprendre la place qu'elle tient dans le cœur du premier ministre : c'est la capitale de la république « turque » la plus proche de la Turquie, géographiquement et par sa langue, et parce que la Turquie, la première, l'a reconnue dès sa proclamation en 1991.
Erdogan n'a pas besoin de mentionner les capitales du Maghreb, car il a tout spécialement salué les « frères du Maroc, d'Algérie et de Tunisie » en commençant son discours. Il ne mentionne pas non plus les autres « pays-frères » d'Asie centrale, ce qu'auraient fait d'autres dirigeants politiques nationalistes. Erdogan s'en tient, strictement, au passé ottoman, et il réitère en fin de discours dans son salut aux jeunes : « Vous servez d'exemple à ceux du Proche-Orient, des Balkans, d'Afrique » : c'est la carte de l'empire ottoman qui est dessinée en mots.
Mais quel rapport avec la place de Taksim ? Aux « vauriens » de la place, Erdogan oppose ses valeurs, la force de la Turquie telle qu'il l'imagine et veut la construire. Les occupants de Taksim en appellent-ils aux médias occidentaux, à l'Union européenne, au tribunal des droits de l'homme ? Erdogan leur répond que la Turquie dispose d'une autre sphère d'influence léguée par les ancêtres, et c'est une sphère musulmane. Il leur signifie qu'il est fort, qu'il est peut-être en passe d'être « le maître » (efendi), pour utiliser son propre mot, dans une aire si vaste que les trublions de Taksim sont parfaitement négligeables.
Le premier ministre est habile. Tous les thèmes abordés, les mots-clés et les index géographiques utilisés parlent à son public. Il parle de connivence, en s'appuyant sur le savoir partagé par la population : le savoir scolaire (l'histoire ottomane) et le souvenir des événements des décennies passées (la guerre en Yougoslavie, l'indépendance de l'Azerbaïdjan, la Palestine), fortement débattus en leur temps par les médias ultra-nationalistes et islamistes. Il évoque des souvenirs plus anciens encore, qui vont encore plus profond : l'origine balkanique d'un grand nombre de Turcs, souvent ses électeurs, venus en Turquie contraints et forcés en 1923. Il s'adresse volontairement à de petites gens qui apprécient la hausse de leurs revenus, il évoque les boutiques brisées à Beyoglu, car les petits commerçants et artisans sont parmi ses soutiens les plus décidés. Il s'adresse enfin aux musulmans, à ceux des musulmans qui croient que l'islam est la première valeur du pays, et que « la nation turque est musulmane ».
Trois mots ne sont pas prononcés dans ce discours.
Le mot « kurde » ; aux yeux du pouvoir, il n'y a que des Turcs en Turquie, et tous sont musulmans et unis dans l'islam. Ce n'est pas nouveau, c'est la vision du nationalisme turc depuis qu'il existe. Le premier ministre fait mine d'ignorer superbement les « appartenances ethniques ».
Le mot « alévi » qui désigne environ un cinquième de la population, se confondant en partie avec les Kurdes. C'est un islam non reconnu, méprisé, et cela n'est pas nouveau non plus. Erdogan les toise en employant dans le texte turc le mot « mezhep » pour les désigner, « secte ».
Le nom d'Atatürk. Erdogan se coupe délibérément et nettement du kémalisme. Il s'exprime en tant que porte-parole d'une autre Turquie, celle qui, selon son courant de pensée, a été rabaissée par la politique de Mustafa Kemal et le laïcisme. La fréquence des portraits d'Atatürk au cours des manifestations était peut-être une réponse... anticipée.
N'oublions jamais que le premier ministre a une revanche à prendre : en 1998, il a été destitué et incarcéré. Or, parmi les acteurs de cette époque de la fin du XXe siècle qui l'ont humilié, alors qu'on le donnait pour politiquement mort, il en est le seul survivant ! Je crois que dans l'analyse politique du moment, on ne peut négliger ce facteur psychologique. Il jouera peut-être dans le traitement de la crise présente.