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Samedi 15 juin, 9 heures
Depuis l'aéroport et jusqu'à cent mètres de Taksim (même pas), tout semble absolument normal. Pas un seul policier en sus de la présence ordinaire. pas un seule affiche de soutien en vue. Les gens se promènent calmement au bord de la mer, entre Bakirköy et Kumkapi. De beaux espaces verts, bien aménagés, bien entretenus, soignés, agréables, bien plus agréables qu'il y a vingt ans. Faire la part des choses. Tout n'a pas évolué dans le mauvais sens. De même le long de la Corne d'or.
En revanche, le bus de l'aéroport dépose les voyageurs à Kasimpasa, au lieu de Taksim. Nous fréquentions cet endroit la première fois que nous sommes venus en Turquie, en 1981. C'était un jardin public en pente vers la Corne d'Or, d'où on avait une belle vue sur la vieille ville, on y venait pour fumer tranquillement son narguilé. Le jardin n'existe plus, il a laissé la place, dans les années 1980, à un échangeur routier. Curieux comme il y a des temps de révolte, de résistance, et d'autres temps où l'on laisse tout faire. Est-ce le contexte général de l'époque ? L'atteinte à l'environnement a une résonance aujourd'hui, elle n'en avait aucune voici trente ans, nulle part. Lorsqu'on abattait des arbres pour laisser place à une autoroute ou un centre commercial, on disait « C'est la rançon du progrès »... et on laissait faire. Je pense à ma ville natale qui a subi le même sort, ou à Lyon, stupidement traversée par une autoroute, ou encore à Valence, coupée de la promenade du Rhône par la même autoroute. Qui se serait révolté à l'époque ?
Mais est-ce vraiment le sort des arbres de Taksim qui a provoqué la révolte? Ou bien la dureté de l'intervention policière?
Dans ce cas aussi, en Turquie, les temps ont changé. J'ai assisté à quelques manifs très durement réprimées, entre 1995 et 1999. Il n'y a pas eu de lendemain. Et je pense à l'affaire de Gaziosmanpasa en mars 1995 (combien de morts? 17 il me semble). Certes cet événement reste dans toutes les mémoires, chaque commémoration a été extrêmement tendue, mais la répression de 1995 n'a pas provoqué un soulèvement étendu comme celui d'aujourd'hui.
Où chercher les causes de la différence? Les téléphones portables, Twitter? Ou bien, en 1995, la peur était-elle plus forte, l’extrême violence du coup d'Etat de 1980 trop proche dans les esprits?
La peur. J'ai dîné avec quelques amis. Parmi eux Ismail, un des journalistes libérés ce printemps ; il sort récemment de prison, et voilà ce qu'il trouve : Taksim. Le secret de ce soulèvement est peut-être là aussi : les gens n'ont pas peur. Le journaliste a passé quinze mois en prison. On pourrait dire, nous Français, que quinze mois de sa vie ont été gâchés, mis entre parenthèses, quinze mois de jeunesse, quinze mois irremplaçables. Eh bien ce jeune homme n'en parle même pas, il ne frime pas, il ne tient pas le crachoir. Somme toute, il doit considérer que ce qu'il a vécu est normal. Ces gens n'ont pas peur de la prison, voilà la différence avec la France. Et cette absence de crainte fait partie de la culture politique depuis des générations. Beaucoup de parents de ceux qui vont en prison ont connu la même chose et une mémoire s'est transmise, très vive, de la vie emprisonnée qui n'est pas, ici, considérée une non-vie.
Promenade à Gezi Parki comme il se doit, au crépuscule. Oui, tout est nettoyé mais le parc est toujours occupé – je préfère dire peuplé, habité. Par des milliers de personnes calmes. Des quartiers organisés, avec un service d'ordre, un service de nettoiement, des lieux de rencontre, des forums. Je n'aimais pas ce parc, trop petit,où l'on ne pouvait s'isoler du bruit ambiant, de la poussière, de la puanteur des voitures.
Autour, le trafic est presque inexistant, si bien qu'on redécouvre le parc en même temps que ses habitants actuels. Il est tout petit, mais on s'y sent bien maintenant !
"Gezi" ("la promenade") porte bien son nom désormais ! C'est devenu un vrai lieu de promenade, les gens viennent voir, d'assez nombreux touristes aussi. On croise des personnes de tout âge, souvent en famille.
Pour en parler, je suis sûr que certaines pages de Michelet sur la Révolution française conviendraient très bien. Je me souviens assez nettement de ses descriptions de la foule parisienne qui venait voir les lieux des événements, la place de Grève, le Champ-de-Mars, les dimanches par beau temps, et qui se faisaient interpeler par "la racaille", les çapulcu d'aujourd'hui.
Je prends des photos, mais on en a déjà tellement vu qu'on tombe très vite dans les clichés, on a envie de photographier ce qu'on a déjà vu sur Facebook, comme pour dire : « Moi aussi ». Intéressante est la reprise spontanée d'ancienne pratiques turques, comme cet « arbre à vœu », en réalité un treillis de grillage, sur lequel chacun peut accrocher un bout de papier portant une pensée, un slogan, une inscription.
Ou la renaissance d'une pratique née en 1997 : à 21 heures, tout le parc se met à brailler, à siffler, à applaudir, pour faire le maximum de bruit. C'est l'heure où, dans les quartiers, les gens frappent sur leurs casseroles.
Et cette profusion de petits marchands qui déboulent dès que se forme un attroupement. Ceux qui vendent les masques à gaz, des lunettes de natation, semblent être les mêmes que ceux qui vendaient des moules au riz, « avant ». Mais il y a aussi des moules au riz ! Et des köfte, du thé bien sûr, tout ce qui fait qu'un tel événement en Turquie ne ressemblera jamais à ce que nous avons connu.
C'est-à-dire ? Il faudrait sans doute comparer à Notre-Dame-des-Landes, ou aux indignés d'Espagne ou à Occupy Wall Street. Je n'ai rien connu de tout cela. Me viennent en pensée aussi bien le Larzac, entre 1972 et 1977, que de simples fêtes ou festivals politiques avec les stands des organisations. Mais ici il n'y a que très peu d'organisations. Quelques petits partis d'extrême gauche, avec toujours les mêmes effigies, de Deniz Gezmis, le Che, mais aussi Atatürk... surtout des stands d'inorganisés : des regroupements d'étudiants avec leurs profs comme ceux de l'université Bilgi d'Istanbul, les féministes... sur la place, près du monument de la république, une jeune femme lit un texte dont je ne comprends même pas le propos. Une petite foule autour. Tout près un homme âgé vend des rosettes d'Atatürk et fait flotter dans la lumière d'un spot un drapeau en braillant : « Ce drapeau ne sera jamais abaissé ! Cette nation ne sera jamais abaissée ! » Les gens passent dans l'indifférence.
Les vendeurs de masques et lunettes, l'infirmerie, les extincteurs signalent une peur latente.
Cette nuit, très grosse pluie. J'ai une pensée pour ceux de là bas, tout proches, sous leur tente ou qui bivouaquent à la belle étoile.
Puis, à trois heures, je me réveille en sursaut : j'ai entendu une clameur de manifestants, et des détonations. Un nouvel assaut de la police ? Je me précipite sur Facebook, Twitter... rien. J'ai rêvé. Les seuls bruits sont ceux des boites de nuit de Beyoglu.