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Susam-Sokak

Turquie - Les racines du présent - Le blog d'Etienne Copeaux


Esquisse n° 35 - « Le lot des femmes, c'est la guerre, l'exil, le viol, la misère, la mort ! »

Publié par Etienne Copeaux sur 7 Mars 2013, 12:17pm

Catégories : #La Turquie des années 1990, #Kurdistan

8 mars 1997, 8 mars 1998... C'est avant tout la guerre que dénoncent les femmes, malgré les tentatives de contrôle de ces journées par le pouvoir.    

"Les femmes en colère !" Photo Milliyet, 9 mars 1998

"Les femmes en colère !" Photo Milliyet, 9 mars 1998

Le samedi 8 mars 1997, journée des femmes, nous étions dans la période agitée de la fin du gouvernement Refahyol, une semaine seulement après le « coup d'Etat en douceur » du 28 février. Le gouvernement était co-dirigé par Tansu Çiller, une femme qui était en fait au pouvoir depuis 1993, avec une brève interruption de mars à juin 1996. Elle a été la première femme à exercer de si hautes fonctions en Turquie ; elle est actuellement bien oubliée, et, depuis, le « système patriarcal » n'a permis aucune autre expérience de ce type. Le moins qu'on puisse dire est que l'exercice du pouvoir par une femme n'a rien changé dans ce système. Inversement, ce gouvernement réputé islamiste et réactionnaire n'a pas été plus répressif à l'égard de ce type de manifestation que celui qui l'a suivi, une coalition centriste co-dirigée par un social-démocrate, Bülent Ecevit. Le défilé du 8 mars 1997 a été parqué à Abide-i Hürriyet, un lieu éloigné du centre d'Istanbul, mais il s'est déroulé sans incident ; en 1998, le gouvernement a procédé à la même méthode de contrôle par confinement, et un défilé en plein centre-ville a été brutalement réprimé.

 

***

Il existe en Turquie un féminisme en quelque sorte officiel. Puisque les femmes sont censées avoir été libérées par Mustafa Kemal, le pays est censé donner toute sa place à l'autre « moitié du ciel » ; paradoxalement, Tansu Çiller, l'alliée des islamistes, en faisait la démonstration. Mais la politique du Refah, qui était à l'oeuvre depuis 1994 dans les grandes villes, était tout sauf féministe et l'arrivée du Refahyol faisait craindre pour l'égalité des sexes.

Durant cette période, les femmes kémalistes, plus exactement les « sections féminines » (kadın kolları) du parti CHP ou des associations de défense du kémalisme (essentiellement Atatürk Düsünce Dernegi et Çagdas Düsünce ve Yasama Dernegi), se rendaient régulièrement au Mausolée d'Atatürk (Anıtkabir) à Ankara ou au monument de la république, place de Taksim à Istanbul, pour invoquer le Libérateur, se ressourcer pour lutter contre la coalition honnie. Ces initiatives de femmes kémalistes sont devenues plus fréquentes à l'approche du 8 mars : le 17 février, déjà, des mouvements féminins de la gauche modérée avaient commémoré l'adoption du code civil de 1926 (Türk kanunu medenisi), qui instituait l'égalité entre les sexes et supprimait l'influence de la religion dans le droit civil 1. Le 3 mars, les femmes kémalistes anticipaient la journée du 8 et se rendaient au monument de Taksim ou à l'Anıtkabir, pour soutenir le projet d' « enseignement moderne », le système d'enseignement obligatoire de huit ans prôné quelques jours plus tôt par le Conseil de Sécurité nationale 2. Le 7 mars, à l'approche de la Journée mondiale des femmes, Cumhuriyet, gardien du kémalisme, publiait une interview de l'avocate Birsen Yılmazer intitulée « Les réformes d'Atatürk sont la seule solution [à l'emprise de la religion sur les femmes] » 3.

La journée du 8 mars a été célébrée de très diverses manières, entre la conformité kémaliste et la grande manifestation d'Abide-i Hürriyet. Le conformisme qui consiste à croire que la pensée de Mustafa Kemal résoudra tous les problèmes a été illustré en une de Milliyet par une image stéréotypée de la montée des marches du Mausolée par les femmes de l'ADD et du DYP, précédées des factionnaires déposant la gerbe. Cette représentation du ziyaret, la visite d'hommage à Atatürk en son Mausolée, est un poncif presque quotidien dans la presse, qui envoie au lecteur un rassurant message d'ordre et d'efficacité : soixante ans après sa mort, Atatürk régit toujours la société pour son plus grand bien, et quand quelque chose va mal, on va rendre une action de grâce et procéder à une cérémonie réparatrice en un petit pèlerinage, et se plaindre au Fondateur (sikayet) en couchant quelque phrase tout aussi convenue sur le Livre d'Or du mausolée 4.

"La joie du 8 mars" Photo Milliyet, 9 mars 1997

"La joie du 8 mars" Photo Milliyet, 9 mars 1997

Le 8 mars 1997, la manifestation pour la Journée mondiale des femmes avait été autorisée, mais très à l'écart du centre, dans le parc d'Abide-i Hürriyet. Aujourd'hui, il ne reste que le « monument à la liberté » qui donnait son nom au quartier : à l'emplacement du parc, on a construit ce monument kafkaïen à la « justice » qu'est le tribunal de Çaglayan. Le parc lui-même était assez vaste, et surtout fermé par des grilles ; cela permettait d'autoriser un parcours au sein de cet enclos aux accès facilement contrôlables. Les policiers, casqués ou en civil, étaient introduits en nombre dans l'enclos et la manifestation était sous haute surveillance. On était frappé par la diversité des manifestants : organisations de la gauche pro-kurde surtout (comme le HADEP ou le DBP fondé pratiquement le jour même 5), qui littéralement coloriaient certaines parties du cortège en jaune-rouge-vert ; syndicats, organisations féministes de gauche et pacifistes, comme le mouvement « La paix ! Avant qu'il ne soit trop tard ! (Barıs daha da geç olmadan!) », créé en 1994. Enfin ce rang de mères kurdes dignes et graves exhibant le portrait de leur fille décédée : Zekiye Alkan, qui s'est immolée par le feu le jour de newroz à Diyarbakır en 1990 ; Rahsan Demirel, immolée de même en 1992 à Izmir ; Didar Sensoy, une des fondatrices de la ligue turque des droits humains, morte sous les coups de la police le 1erseptembre 1987...

Photo Claire Mauss-Copeaux, 8 mars 1997

Photo Claire Mauss-Copeaux, 8 mars 1997

Certes, la grande majorité des personnes présentes étaient des femmes, mais la manifestation était presque plus pacifiste que féministe. Le défilé était celui de la gauche non conventionnelle, non institutionnelle, la gauche qui dénonce la guerre, les villages évacués, la misère des Kurdes et alévis relégués dans les bidonvilles des métropoles, les violences policières et militaires ; il s'agissait d'une dénonciation générale des maux de la Turquie, dans la mesure où ceux-ci frappent d'abord et principalement les femmes. C'est exactement ce que signifiait une pancarte portée par une petite fille : « Le lot des femmes, c'est la guerre, l'exil, le viol, la misère, la mort ! ».

Esquisse n° 35 - « Le lot des femmes, c'est la guerre, l'exil, le viol, la misère, la mort ! »

Beaucoup de femmes kurdes étaient venues de leurs gecekondu boueux, mais en grande tenue, en robes clinquantes aux couleurs vives, ou revêtues de gilets, châles, ceintures, aux couleurs kurdes. Mais d'autres étaient là en foulards de tête, parfois même entièrement revêtues du drap noir islamiste... Beaucoup nous adressaient, en passant, un « V », un salut amical ou un simple sourire. Leurs hommes étaient venus , mais la plupart se tenaient sur les bords du cortège, laissant pour une fois leurs femmes s'exprimer.

C'était la Turquie qu'on ne voit pas au Mausolée, celle qui n'est pas représentée par les partis classiques ; malgré la présence de bourgeoises, d'étudiantes, d'intellectuelles, c'était le monde périphérique d'Istanbul, la périphérie de la Turquie, sous-représentée, qui s’exprimait là, dans le vide de ce parc délaissé, isolée de la Ville et du reste du pays par de solides cordons de policiers.

C'était un jour gris et froid, il avait fallu tenir des heures, debout, sous le vent glacial du plateau de Çaglayan, les bébés étaient emmitouflés, on se réchauffait en soufflant sur ses doigts et en criant des slogans face à la police. Le défilé, en cercle fermé, presque sans public, n'avait pas attiré beaucoup de reporters. Nous avons pris de nombreuses photos, et ce qui frappe aujourd'hui ce sont les visages de ces femmes – des hommes aussi – de conditions si diverses, réunies par la lutte contre le « patriarcat » et surtout, cette année-là, contre la guerre. Visages souvent graves ou tristes, mais plus souvent encore exprimant la joie d'être là, nombreuses, et de pouvoir faire entendre leurs voix, « inadına » : par défi. Ce sont ces impressions que j'ai essayé de traduire dans le choix de photographies que je vous propose.

 

***

 

En 1998, le 8 mars tombait un dimanche. Le danger islamiste semblait passé et un gouvernement plus ouvert avait pris place, mais rien n'avait changé ni dans la conduite de la guerre contre le PKK, ni dans la société « patriarcale » qui avait été marquée par de nombreuses affaires de crimes d'honneur (cf. l' « Esquisse » n° 24).

La manifestation féministe a de nouveau été parquée à Abide-i Hürriyet, et qualifiée de « fête » par Milliyet. Les « branches féminines » des organisations kémalistes (CHP, DSP, ADD, ÇYDD) s'étaient rassemblées à Ankara dans une « convention des travailleuses » (Kadın Isçi Kurultayı). Il y eut de nombreuses manifestations très conventionnelles, comme celle de Konya où des femmes ont défilé en chantant l'Hymne du 10anniversairejusqu'à l'Orduevi– la « Maison de l'armée » de la ville. Comme le proclamait un sous-titre ingénu de la une de Milliyet du 9 mars, « Les femmes sont sorties de leurs cuisines pour envahir les places ».

Et partout en Turquie, les autorités ont tenté de récupérer le mouvement, comme elles le faisaient de plus en plus pour désamorcer les revendications formulées hors des cadres institutionnels.

La tentative de récupération la plus prisée des quotidiens du 9 mars s'est produite à Dargeçit, petite ville du département de Mardin, non loin de la frontière syrienne, en pleine zone de guerre contre le PKK. La sous-préfecture, sans doute sur instigation d'autorités supérieures, avait organisé une « Démonstration d'amour de Dargeçit au monde » (Dargeçit'ten Dünyaya Sevgi Şöleni), lors de laquelle « des centaines de femmes ont fait la fête en chantant en kurde et en turc », selon Hürriyet, qui laisse transparaître le mode autoritaire et fabriqué de l'événement, en signalant qu'une partie officielle avait été organisée pour les journalistes, « circonscrite par des barbelés qui empêchaient des groupes de femmes de Dargeçit de venir leur porter leurs récriminations ». Pour qu'une fête de ce type, un non-événement survenu dans une sous-préfecture éloignée, soit rapportée dans les quotidiens nationaux, il faut qu'une opération de communication ait été menée, certainement par l'armée. Le phénomène de journalisme embeddedexistait déjà en Turquie à cette époque, et la volonté de récupération et désamorçage d'une fête gênante s'était déjà manifestée à propos du Newroz, dès 1996 (voir les « Esquisses » n° 9 et 10).

Pendant ces manifestations inoffensives, qui permettaient à Milliyet de parler d' « une atmosphère de fête dans tout le pays », des événements plus brutaux se déroulaient à Diyarbakır et Istanbul. Dans la grande ville kurde, alors régie par l'état d'exception, un impressionnant dispositif policier avait été mis en place. Des dizaines de milliers de personnes étaient venues des départements voisins, de tout le Kurdistan turc. Des cars avaient même été affrétés à Istanbul et Ankara par des partis pro-kurdes et des syndicats (ÖDP, DBP, HADEP, KESK), et la Ligue des droits de l'Homme. La police les a stoppés à Birecik, à 250 km de Diyarbakır. Dans la ville, le meeting de la Plate-forme démocratique a été interdit et la police a empêché les femmes de manifester devant le siège du HADEP, dans le quartier intra-muros de Dagkapı ; un groupe de 500 femmes a malgré tout réussi à se rassembler dans la nouvelle ville, mais elle sont été dispersées à coups de matraques.

A Istanbul enfin, nous avons assisté à la tentative de manifestation du centre-ville, rue Istiklal et place de Taksim. Il s'agissait d'une initiative importante sur le plan symbolique. La place, en effet, était interdite à toute manifestation depuis le Premier-mai sanglant de 1977 (cf. l' « esquisse » n° 16). Mais le drame survenu ce jour-là était un prétexte. Sur la place se trouve le monument de la république, qui est, dans l'ordre du sacré kémaliste, le quasi équivalent du Mausolée d'Ankara. Là se déroulent les cérémonies officielles, ainsi que les actes de grâce et cérémonies propitiatoires de l'establishment. On vient y rendre son culte à Atatürk en déposant une gerbe, remercier le Guide ou lui confier ses plaintes. Mais ces actes rituels ne sont pas autorisés aux organisations revendiquant des positions non kémalistes : islamistes évidemment, mais aussi gauche radicale, gauche pacifiste, mouvements kurdes.

Aussi, le pouvoir, malgré sa coloration de centre-gauche, ne pouvait envisager à Taksim une manifestation de femmes avec pour principale composante le HADEP.

Montant des quartiers de Dolapdere et de tous les abords de Beyoglu, plusieurs milliers de femmes et d'hommes, arborant souvent les couleurs kurdes ou la couleur jaune du HADEP, quelquefois des drapeaux rouges, ont réussi à envahir la rue Istikal par les ruelles difficilement contrôlables qui y débouchent. Un cortège s'est formé dans la direction de la place de Taksim, occupée par des unités de policiers anti-émeutes appuyés par des engins blindés. Nous avons vu les premiers tirs de lacrymogènes aux abords de la place, les appels au sang-froid, les essais de débordement et lorsque la police s'est montrée plus ferme, un début de panique. La police a chargé enfin, à coups de matraques et de grenades lacrymogènes, provoquant la fuite des manifestants. La rue Istiklal s'est brusquement vidée, transformée en champ de bataille, parsemée de pancartes abandonnées, de vêtements, chaussures, objets divers jonchant la chaussée. Dans les petites rues adjacentes, quelques vitrines ont été cassées.

Photo Türkiye, 9 mars 1998

Photo Türkiye, 9 mars 1998

Nous étions au cœur de l'événement, et pour notre part nous n'avons vu personne lancer des pavés sur les policiers, comme l'ont prétendu certains journaux. Nous n'avons entendu aucun coup de feu provenant de manifestants armés, comme l'a écrit Türkiye. Toutefois, douze policiers auraient été blessés – mais aussi un nombre inconnu de manifestants, et des dizaines de personnes ont été appréhendées, parfois sous nos yeux.

Milliyet, 9 mars 1998

Milliyet, 9 mars 1998

Ce genre d'événement est plutôt ordinaire dans la vie politique turque, et celui-ci s'est heureusement terminé sans drame. Mais, survenu au cœur même d'Istanbul, il a fait impression, et les journaux du lendemain ont fait leur une avec des images bien cadrées donnant l'impression d'un lendemain de guerre civile. Türkiye a titré en manchette « Terrorisme à Taksim » ; pour ce quotidien, la manifestation féministe n'était qu'un paravent pour une démonstration du HADEP dont les militants seraient venus armés. Le mot « Terör », la photo de manifestants en fuite, celle des objets, tracts, pancartes jonchant la rue et la place, veulent faire peur au lectorat. La Turquie est inquiète : dans les jours qui avaient précédé, des soldats avaient été tués, on débattait sans cesse d'une solution pour le conflit kurde, l'inflation faisait rage et poussait les employés dans la rue ; et, au cours des jours suivants commençaient les commémorations sous haute tension des événements sanglants de mars 1995 à Gaziosmanpasa...

C'est dire que, lors de ce 8 mars, on a un peu perdu de vue qu'il s'agissait de la Journée des femmes, et que cette préoccupation sociétale, brutalement soulignée par les affaires de crimes d'honneur (töre), a été recouverte par la guerre, les migrations forcées, et toutes les misères qui en découlent... L'enseignement de cette journée était peut-être que la question du féminisme et de l'égalité des genres était inséparable des multiples et gravissimes problèmes du pays.

 

Article connexe sur ce blog: "Surveiller, punir: sur quelques très jeunes femmes" à propos des "crimes d'honneur".

 

A lire également, le beau reportage sur le 8 mars à Dersim sur Yollar.blog

Notes :

1 « DSP’li kadınlar Anıtkabir’de », Sabah, 17 février 1997 ; « Kadınlar devrim istiyor », Cumhuriyet, même date.

2 « Kadınlar Taksim'deydi », Cumhuriyet, 4 mars 1997, et « Çagdas egitim yürüyüsü », Sabah, même date.

3 « Çıkar yol Atatürk devrimleri », Cumhuriyet, 7 mars 1997.

4Sur ce culte, cf. mon article « Le consensus obligatoire , disponible sur ce blog, ainsi que « La transcendance d’Atatürk », in Mayeur-Jaouen Catherine (dir.), Saints et héros du Moyen-Orient contemporain, Paris, Maisonneuve et Larose, 2002, pp. 121-138.

5HADEP : Halkın Demokrasi Partisi (Parti de la démocratie du peuple), fondé en 1994 ; DBP : Demokrasi ve Baris Partisi (Parti de la démocratie et de la paix).

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