La députée Dogus Derya, première élue féministe du territoire de Chypre nord, a fait scandale en prononçant un serment alternatif par lequel elle jure fidélité à l'idéal de paix, de réconciliation et de réunification de l'île.
Source : bianet.org, 12 août 2013 http://www.bianet.org/bianet/diger/149079-kadin-vekilden-alternatif-yemin
Dernières modifications : 19 août 2013, 9h30
[Détail remarquable : la dépêche de bianet.org n'utilise pas la dénomination officielle du territoire, « KKTC » (République turque de Chypre du nord) mais le désigne comme « autorité du nord de Chypre » (Kuzey Kıbrıs Yönetimi) sans même préciser « turque »]
Les élections anticipées qui se sont tenues le 28 juillet dans la « RTCN » ont donné au territoire 4 députées féminines sur un total de 50.
L'une d'elles, Dogus Derya, est, selon le site féministe Uçan Süpürge, la première députée féministe du territoire. Elle est affiliée aux « Forces unies du parti républicain turc » (CTP-BG). Née à Nicosie en 1978, elle a étudié les sciences politiques à l'Université d'Istanbul et à l'Université du Bosphore. Elle a été présidente du Conseil représentatif des Universités de Chypre (ÜTK) et fondatrice de la Plate-forme de la Jeunesse chypriote (KGP) et milite dans les Ateliers féministes de Chypre (FEMA) et diverses organisations féministes et sociales de Chypre.
Dogus Derya. Photographie extraite de la page Facebook de la députée
Lors de la session de rentrée du parlement, les députés doivent prononcer le serment suivant :
« Je jure sur l'honneur de préserver l'existence et l'indépendance de l'Etat, l'intégrité et l'indivisibilité du pays et de son peuple, la souveraineté inconditionnelle du peuple ; de rester fidèle à la primauté du droit, à l'Etat démocratique et laïque et aux droits sociaux tels qu'ils sont liés aux principes d'Atatürk ; à me consacrer au bien-être et au bonheur du peuple ; à ne jamais me départir de l'idéal de préservation des droits humains et des libertés fondamentales de chaque citoyen tels qu'ils sont garantis par la constitution 1. »
Considérant que ce ce texte est rédigé d'une manière trop machiste et n'est pas conforme au contexte actuel, Dogus Derya a prononcé le serment que voici :
« Je jure sur mon honneur d'être humain de m'efforcer à ce qu'aucune personne vivant à Chypre ne soit victime d'une discrimination en raison de sa langue, sa religion, son ethnie, son lieu de naissance, sa classe sociale, son âge, sa condition physique, son sexe ou son orientation sexuelle ; de travailler à remplacer l'exploitation des travailleurs par la justice et l'égalité ; de tout faire pour que la culture du conflit et de la violence cède la place à la paix et à la réconciliation ; de rester fidèle aux principes de la démocratie, des droits sociaux, des libertés fondamentales et des droits humains ; de ne jamais renoncer à l'idéal de fondation d'un Etat chypriote fédéral 2. »
Cette déclaration a été suivie par des applaudissements et des huées. La cérémonie du serment étant diffusée en direct, la chaîne de télévision officielle BRT a interrompu son programme, et la séance du Parlement a été levée.
Le texte du serment officiel, ainsi que celui du serment alternatif de Dogus Derya, appellent plusieurs remarques.
Tout d'abord, il est demandé aux députés de jurer de préserver l'indépendance d'un territoire qui se proclame « Etat », qualité qui n'est reconnue que par la seule Turquie. L' « indépendance » de la RTCN serait impossible sans le « grand frère » turc. L'indépendance, dans ces conditions, est impossible. La RTCN est dans un état de totale soumission, c'est un protectorat de la Turquie. Le second personnage dans le protocole de l' « Etat » nord-chypriote est le chef d'état-major de l'armée d'occupation turque ; la police du territoire est sous les ordres de l'armée turque.
Il est cocasse que les députés doivent jurer fidélité au principe d'intégrité du territoire, puisque ce territoire procède d'une sécession (taksim) voulue et mise en œuvre uniquement par les nationalistes « turcs » de Chypre, soutenus par la Turquie et ses mouvements utlra-nationalistes. Cette politique de sécession a été mise en œuvre une première fois en 1964 par le retrait des musulmans de l'île dans des enclaves, imposé par les organisations nationalistes ; puis en 1974, à la suite du débarquement de l'armée turque sur l'île, qui a expulsé environ 200 000 Chypriotes grecs du nord de l'île pour y rassembler l'ensemble des Chypriotes turcs.
Par ce serment officiel les députés, et les citoyens du territoire, sont invités à adhérer à des principes imposés et appliqués à un autre pays, la Turquie, à une époque où Chypre était sous domination britannique. Atatürk n'a jamais mis les pieds à Chypre et ne s'est pas intéressé à l'île. Le serment officiel, par sa formulation et ses principes, ferme toute possibilité de réconciliation et de réunification de l'île.
Le texte du serment prononcé par Dogus Derya, au contraire, ouvre toutes les portes. Il n'évoque aucun territoire particulier au sein de l'île, mais Chypre toute entière, et s'adresse à « toute personne vivant à Chypre ». Il refuse la discrimination ethnique et linguistique et considère donc qu'un Chypriote de langue turque ou grecque peut vivre et travailler où il veut, dans toute l'île. Le refus de discrimination vise également la population kurde, importée massivement dans les années 1980, et qui est utilisée comme sous-prolétariat (dans toute l'île depuis 2003) ; enfin, scandale suprême, au lieu de jurer fidélité à un « Etat » qui procède d'une sécession, Dogus Derya jure de se consacrer à la réunification de l'île.
Ce n'était pas audible par le nationalisme turc et les instances officielles du nord de l'île.
Sur la question chypriote, voyez mes articles:
Limites, frontières et démarcations à Chypre (2011) (paru en 2011)
Histoire et identité au nord de Chypre (2008) (paru en 2008)
"Taksim! Chypre divisée 1955-2004" Introduction (paru en 2005)
Kutlu Adalı, journaliste chypriote (1935-1996) (paru en 2001)
... et notre livre:
Etienne Copeaux, Claire Mauss-Copeaux, Taksim! Chypre divisée, Lyon, éd. Aedelsa, 2005 (toujours disponible sur amazon.fr)
1« Devletin varlığını ve bağımsızlığını, yurdun ve halkın bölünmez bütünlüğünü, halkın kayıtsız şartsız egemenliğini koruyacağıma; hukukun üstünlüğüne, demokratik, laik ve sosyal hukuk devleti ve Atatürk ilkelerine bağlı kalacağıma; halkımın refah ve mutluluğu için çalışacağıma; her yurttaşın insan haklarından ve temel hak ve özgürlüklerden yararlanması ülküsünden ve Anayasaya bağlılıktan ayrılmayacağıma; namusum ve şerefim üzerine and içerim. »
2« Kıbrıs ülkesinde yaşayan her bireyin, dili, dini, ırkı, doğum yeri, sınıfı, yaşı, fiziksel durumu, cinsiyeti veya cinsel yönelimi dolayısıyla ayrımcılığa maruz kalmaması için çalışacağıma, emeğin sömürülmediği adil ve eşit bir düzen yaratmak için uğraşacağıma, çatışma ve şiddet kültürünün yerine barış ve uzlaşı değerlerinin yerleşmesi için çaba göstereceğime, demokrasi, sosyal hukuk devleti ilkeleri ve insan hak ve özgürlüklerine bağlı kalacağıma, federal bir Kıbrıs kurma ülküsünden vazgeçmeyeceğime insanlık onurum üzerine ant içerim. »