[Article revu et corrigé le 25 octobre 2016]
L'année 1998 s'annonçait difficile. Les islamistes avaient quitté le pouvoir en juin 1997. En août, les dirigeants du 55e gouvernement dit Anasol avaient donné des assurances sur la laïcité. La loi instaurant huit années d'enseignement obligatoire avait été votée, l'annonce en avait été faite triomphalement à Hacıbektas au cours du pèlerinage des Alévis (voir "esquisses n° 26 et 27). Mais la présence, pendant un an, de l'islam politique au pouvoir avait donné vigueur au débat public sur la place de la religion dans la vie politique, sur la laïcité, la pluralité. Et l'un des reproches adressés aux islamistes étant le caractère « arabe » de l'islam pratiqué, un débat s'est instauré où se mêlent religion et nation. L'islam pratiqué en Turquie se doit-il d'avoir un « caractère turc » ? Alors que la presse redécouvrait l'alévisme, religion spécifiquement anatolienne, le débat, durant l'année qui suit la chute des islamistes, se renforçait autour de ces questions et ce d'autant plus vigoureusement que l'islamisme n'était pas mort, qu'il se manifestait au contraire, et manifestait sans cesse dans les rues autour de la question du port du voile et de la question scolaire.
En 1998, le ramadan commençait en même temps que l'année civile. La période était propice au débat religieux. Les journaux islamo-conservateurs comme Zaman, ultra-nationalistes comme Türkiye, mais aussi centristes comme Sabah présentent chaque jour des pages spéciales sur la religion, la manière de pratiquer le jeûne, l'histoire de l'islam, etc. Le débat se greffe sur cette ambiance. Les hommes politiques conservateurs, comme Erbakan bien sûr, mais aussi Mesut Yılmaz, se montrent en ville pour participer à l'iftar, le repas de rupture du jeûne ; c'est ainsi, paradoxalement, qu'on aime se faire photographier au cours du mois de jeûne, à table !
Début janvier, Zaman donne le ton avec une chronique de Mustafa Armagan intitulée « L'islam et l' 'islam turc' » en prenant bien soin de mettre l'expression entre guillemets pour marquer sa réprobation 1- de même que l'on met aussi « génocide » entre guillemets. Signe que la controverse était dans l'air.
Mais sur cette controverse latente en surgit une autre, qui ne s'était pas faite annoncer, pour autant que je sache : la participation des femmes à la prière, parmi les hommes. Bien sûr, la prière est un devoir pour chacun des deux sexes. Mais dans la tradition et dans la pratique, la mosquée est un territoire plutôt masculin. Sans que la présence des femmes soit interdite, on leur conseille souvent de faire la prière chez elles, leur présence risquant de troubler la concentration des hommes... C'est que la prière rituelle pratiquée cinq fois par jour, à la gestuelle très codée, comporte des prosternations : secde (la prosternation où les genoux, la paume des mains, le nez et le front touchant le sol) et rüku (la prosternation du haut du corps, les jambes restant droites, les mains appuyées sur les genoux). Ce sont des attitudes que certains jugent inconvenantes pour une femme dès lors qu'elles seraient pratiquées en public et plus encore parmi des hommes.
La prosternation n'est certainement pas la seul raison ou le seul prétexte à écarter les femmes des assemblées de prière. Lors des obsèques, en présence du cercueil, la prière rituelle des morts (cenaze namazı) ne comporte pas de prosternation, mais, traditionnellement, les hommes seuls participent aux obsèques, les femmes restant à l'écart ou chez elles.
Il y a des exceptions. Par exemple, le 7 janvier 1998, lors d'une cérémonie commémorative au mausolée d'Adnan Menderes, à Topkapı (Istanbul), une femme est au premier rang des personnes qui prient, la tête couverte, seule parmi les hommes. Le 8 janvier, elle est bien visible, cadrée au centre de l'image, sur deux photographies, en une et en page intérieure de Türkiye. Ni ce journal très conservateur ni les autres ne mentionnent le détail qui apparemment ne trouble pas.
Ce même jour 8 janvier, une grande partie de la presse commence à couvrir l'anniversaire du meurtre de Metin Göktepe. Fadime Göktepe est à nouveau dans les journaux, archétype de la femme en deuil, mère-courage que la Turquie admire.
Je ne pourrais affirmer qu'il ait un lien entre ces « phénomènes de surface » et celui qui se produit le 8 janvier à Izmir, cette fois monté en épingle par Sabah dans son édition du 9. En une, sur la page même où figurent des photos concernant l'anniversaire du meurtre de Göktepe, dans le numéro même où l'on voit la mère, Fadime, et les sœurs du journalistes se recueillir, parmi les hommes, sur la tombe de Metin, le nouvel « événement » est la présence de plusieurs femmes, parmi les hommes, au premier rang de la cérémonie des obsèques d'un notable dont le cercueil est revêtu du drapeau. La scène se passe à Karsıyaka (Izmir). La photographie de Sabah est légendée « Hommes et femmes côte à côte ».
Selon l'article, c'est l'imam de Karsıyaka, Nadir Kuru, qui aurait invité les femmes à participer à la prière, en les rassurant sur le caractère licite (caiz) de l'acte. Il est difficile de savoir pourquoi la présence de femmes a étonné alors que cela n'était pas le cas la veille. Les articles n'établissent pas de lien. Les photographies des jours précédents se sont-elles imprimées dans l'inconscient des membres de la rédaction ? Ou s'agit-il d'un événement fabriqué ? Mais par qui et pourquoi ?
Toujours est-il que l'étonnement, réel ou feint, est tel que ces femmes priant ont droit à la une d'un des plus grands journaux du pays, à un article assez consistant en pages intérieures, et c'est à elles, et non au défunt, que le titre donne la vedette : « Les femmes aussi étaient sur les rangs » 2.
Sabah a interrogé l'imam de Karsıyaka, dont les propos renvoient clairement au problème de la prosternation en public : « Il n'y aucun verset du Coran qui interdise aux femmes la prière des morts. Mais les femmes ne peuvent faire les autres prières avec les hommes : c'est que, dans le rituel des obsèques, il n'y a ni secde ni rüku. C'est pourquoi la présence des femmes lors des cérémonies d'obsèques est licite ». C'est simplement la coutume qui fait que, d'ordinaire, les femmes ne participent pas aux enterrements.
Yasar Nuri Öztürk, figure proéminente d'un islam plus ouvert, alors doyen de la faculté de théologie (ilahiyat) d'Istanbul, interrogé par Sabah, renchérit : « L'absence des femmes lors de la prière des morts était une insulte à notre religion et à notre Prophète. Du fond du cœur, je félicite ce mufti. » Öztürk se bat sans cesse pour un islam débarrassé des fausses croyances, débarrassé de tout ce qui n'est pas dans le Coran, ouvert à la démocratie, à l'égalité des sexes, et contre toutes les formes de détournement de la religion. Il se prononce souvent pour la traduction et la lecture du Coran en « langue vulgaire », et pour la prière en turc 3.
Le 10 janvier, Sabah annonce que « le mouvement s'étend ». Cette fois, c'est à la grande mosquée Kocatepe d'Ankara, lors des obsèques d'un des fondateurs du DYP auxquelles participe le président Demirel : une femme s'est placée au premier rang. Elle se nomme Esen Soral, ce n'est pas une personne connue, mais elle accède à la célébrité pour quelques jours. Les deux petits événements ont déjà lancé la polémique. Des photographies des femmes priant, à Izmir et Ankara, sont sur toutes les premières pages des quotidiens, et les commentateurs se sont emparés du sujet.
Et cela continue : le 14 janvier, Radikal rend compte des obsèques de Sadi Koças, à la mosquée de Levent (quartier chic au nord d’Istanbul). Le défunt était colonel en retraite, ancien vice-premier ministre du gouvernement issu du coup d'Etat du 12 mars 1971. Là encore, les femmes participent à la prière. Le même jour, à la mosquée de Fatih cette fois, quartier pourtant très conservateur, fief islamiste, lors des obsèques de l'ancien député Tevfik Ertüzün (DYP), sa veuve et de nombreuses autres femmes sont au premier rang, parmi des personnalités notoirement conservatrices et même réactionnaires.
Nuri Kurtcebe, caricaturiste à Cumhuriyet (14 janvier), ironise, opposant deux figures, « La première femme turque pilote d'avion en 1935 », et « La première femme participant à la prière des morts en 1998 ».
Le vendredi 16 janvier, le « mouvement » atteint un point culminant. D’une part, à la mosquée de Tesvikiye, quartier très bourgeois d'Istanbul, ont lieu les obsèques de la célèbre chanteuse Safiye Ayla. Non seulement une femme est au premier rang devant le cercueil, mais dans la cour de la mosquée, un groupe de cinq femmes fait la prière du vendredi avec ses prosternations, en arrière du groupe des hommes ; Radikal n’hésite pas à en publier une photographie de dos.
D’autre part, le même 16 janvier, à Sultanahmet, des femmes participent à la prière « sur les côtés », lorsqu'une femme âgée, seule, quitte le groupe et va rejoindre le rang des hommes. La prière dite, elle quitte la mosquée en silence, refusant de dévoiler son nom. Selon Sabah, des hommes présents ont « réagi », sans préciser la nature de la réaction. Le même jour, des faits semblables se produisent dans les mosquées de Fatih et Hırka-i Serif, dans le même quartier.
Ce trouble à l'ordre public pouvait-il durer ? La police d'Istanbul a déjà fort à faire avec les célébrations des meurtres de Metin Göktepe, puis d'Ugur Mumcu. Aussi l'ordre est rétabli, dans les mosquées, le vendredi suivant 24 janvier. A la mosquée d'Eyüp, les femmes qui voulaient participer à la grande prière en sont empêchées par des cordons de policiers équipés de boucliers. Pensait-on que ces femmes allaient lancer des pavés sur la police ?
A ma connaissance, événement s'évanouit fin janvier, en même temps que la fin du ramadan. Le 31, une occurrence encore, à Izmir, lors des obsèques d'un homme d'affaires. La légende de la photographie publiée par Milliyet souligne la présence de femmes au premier rang. Puis, plus rien.
Le temps des commentaires
Autant que la place accordée en une des journaux, c’est l’abondance des commentaires qui révèle l’importance du sujet. La place de l'événement en première page est significative. Mais tout aussi significatif est le débat, les commentaires qui s’enchaînent ultérieurement.
Dès le début, on observe que le sujet est lié à l'idée de nation, du caractère national de l'islam. Dans Sabah, Güngör Mengü, s’appuyant sur les propos de Y.N. Öztürk prononcés la veille, affirme qu'il existe bien un « islam turc » dans lequel les femmes sont égales aux hommes. « Il existe bien une conception turque de la religion. Quoiqu'on dise, cette interprétation de l'islam est bien plus conforme à notre livre sacré, le Coran ». Aucun esprit laïque dans ce propos tenu dans le cadre d'un journal pourtant prompt à afficher son orientation kémaliste : le Coran est « notre livre », à supposer que toute la rédaction, tous les lecteurs, tous les Turcs, se retrouvent dans ce « nous ». Tous les Turcs, car c'est affaire de nation : il revient aux Turcs, poursuit Mengü, de développer la synthèse qu’ils ont réalisée au cours de l’histoire en embrassant l’islam, et de la faire connaître aux autres sociétés musulmanes : nous sommes en plein dans l’idéologie de la « synthèse turco-islamique ». Ce n’est pas la théologie qui donnerait à la « nouveauté » venue d'Izmir son caractère licite et naturel, mais la spécificité d’un islam anatolien 4.
Zeynep Gögüs, chroniqueuse dans le même quotidien, fait son miel de l’affaire, qui doit inciter à développer cette spécificité turque remontant, écrit-elle, à Mevlana : « La participation des femmes à la prière des morts est un important signe de réforme ». A l'occasion du mois de ramadan on a pu voir le Ibrahim Tatlıses [chanteur le plus populaire du moment] chanter l'appel à la prière (ezan) à la télévision. « C’était magnifique d'entendre pour l'occasion la voix d'Ibrahim Tatlıses, mais j'aurais préféré entendre une voix de femme. Il me semble que dans le Coran ou dans les hadith, il n'y a rien qui interdise à une femme de chanter l'ezan 5 ! »
L'islamo-conservateur Zaman semble approuver à demi-mot, mais ironise sur ces femmes. « Cette femme intéresse énormément les journalistes », y est-il écrit, étant entendu que la prière est pour elles une excellente occasion de se montrer dans la presse. Pourtant Zaman publie deux photos d'Esen Soral, et précise dans le titre d'une chandelle, et sans guillemets : « Les femmes peuvent se tenir sur le même rang que les hommes ». Affirmation qui proviendrait de l'autorité religieuse officielle de la république, le Diyanet, dont le président, Mehmet Nuri Yılmaz, aurait lui aussi approuvé le mufti d'Izmir 6. La réaction des ronchonneurs de Türkiye était prévisible ; Ali Güler, dans sa chronique religieuse, affirme péremptoirement : « Ce n'est pas licite, c'est écoeurant. Ces femmes font leur show » 7.
Dans Sabah, l'affaire est promptement prise en mains par le chroniqueur Yılmaz Karakoyunlu, qui s'intéresse toujours de près aux relations entre religion et politique. Les femmes qui ont initié le mouvement, écrit-il, « sont d'un courage exemplaire, c'est un fait qui devra rester dans nos mémoires ». Ce mouvement n'est d'ailleurs pas une réforme : ces femmes ont eu « le courage de mettre [leur attitude] en conformité [avec l'islam] (uygulama cesareti) ». « Enfin, nous allons dans le bon sens, conclut-il. Que dieu bénisse le mufti de Karsıyaka 8 ! » Dans Cumhuriyet, Oral Çalıslar lui aussi se félicite de cet « important premier pas, conforme à l'islam turc « qui depuis des siècles suit son propre chemin » 9.
On sent la naissance d'une controverse à la mi-janvier, lorsque Zaman du 14 janvier fait état d'un certain recul de l'initiateur, le mufti de Karsıyaka Nadir Kuru. L'article est intitulé « L'islam n'a pas besoin d'une réforme ». Les propos prêtés au mufti sont presque des paroles de regret, celles d'un homme dont les propos et les actes auraient été faussement interprétés : l'islam est la dernière religion, elle est parfaite ; nous n'avons pas à l'adapter, c'est à nous de nous y adapter. « Mon annonce, dit le mufti, concernait seulement cette prière des morts. J'ai vu ensuite à la télévision que des femmes faisaient la prière parmi les hommes (…). Mais il est plus conforme à la vertu que les femmes restent au dernier rang pendant la prière. » Voici donc clairement exprimée la « vraie » raison de l'inégalité entre les sexes dans l'organisation de la prière : la prosternation est une posture prescrite par la religion, obligatoire, mais inconvenante en public ; même au cours des obsèques qui se déroulent sans prosternation, la simple présence de femmes reste contraire à la vertu. En d'autres termes, la présence d'une femme est source de mauvaises pensées, nuit à la prière et à la piété, et il est plus conforme à la religion, et même à l'ordre public comme le prouve l'intervention ultérieure de la police, que la femme reste à la maison pour prier.
Le trouble est moins dans l'ordre public que dans les esprits. L'affaire divise les autorités religieuses, et même celles-ci ne sont pas fermes dans leurs positions. Mehmet Nuri Yılmaz, en principe plus haute autorité en la matière, avait pourtant approuvé le mufti d'Izmir. Très vite, la controverse prend un caractère national. Perihan Magden, écrivaine de gauche et féministe, dans Radikal du 17 janvier, rapporte un propos de Yasar Nuri Öztürk, proclamé « hodja des femmes turques modernes », selon lequel « Les Turcs ne sont pas des Arabes » ! Autrement dit, il existerait un islam moderne et féministe en Turquie, conforme aux caractères nationaux des Turcs, qui s'opposerait à un islam arabe rétrograde 10.
Islam féministe, féminisme islamiste... A partir de la question de la prière publique des femmes, le débat glisse vers ce thème plus général, et très vite : le 17 janvier, Milliyetcommence une série d'Özcan Ercan intitulée « La femme dans le mouvement de renaissance de l'islam » ; le « premier pas » des femmes de Karsıyaka mène vers un combat entre la religion « authentique » et la tradition : « Durant des siècles, au nom de la religion, les femmes ont été tenues à l'écart de la religion ». « C'est la tradition, poursuit-il le 18, qui a brisé l'égalité. De nos jours, on peut affirmer que la place des femmes dans la religion est nulle ». Ercan met à contribution une femme très médiatique, Kezban Hatemi 11qui renchérit : « Dans l'histoire de l'islam la première personne qui a cru était une femme, le premier martyr était une martyre, la première personne qui a prêché était une femme. Le Coran dit clairement : 'J'ai créé l'homme et la femme dans le même souffle'. La polygamie a été pensée pour empêcher la prostitution. A la Mecque et à Médine j'ai vu moi-même des femmes participer à la prière des morts et à celle du vendredi. »
Quel sens donner au mouvement ?
Plusieurs éléments donnent son intérêt à cette série de petits faits. D'une manière générale, ils attirent l'attention sur un sujet religieux qui est en même temps un sujet de société, l'égalité des sexes. Et ce thème si puissant fait que le débat sur la prière des femmes ne peut rester confiné aux pages religieuses des journaux. A la prière des femmes, en ce mois de janvier 1998, la presse accorde une place qui semblerait disproportionnée, mais ce traitement est révélateur de la sensibilité du sujet religieux, et de la vigueur du débat public sur la religion. Après tout, il s'agit au plus de quelques dizaines de femmes, qui n'ont pas entraîné un véritable « mouvement » (le voulaient-elles ?). L'intervention de la police, pourtant, souligne et accentue l'importance qu'on lui donne. Sauf erreur, la grande presse n'a pas commenté cette intervention, peu de commentateurs se sont insurgés, alors que manifestement l'ordre public n'était pas troublé, dès lors que ces initiatives se plaçaient dans la cour des mosquées. Le fait est révélateur de l’insertion de la religion dans le domaine public : dans les faits, elle n'est pas considérée comme affaire privée, c'est une affaire d'Etat. La pratique religieuse, la manière de pratiquer, la conformité ou non-conformité de cette pratique avec les caractères supposés des Turcs et les principes du kémalisme – en particulier l'idéal d'égalité des sexes – tout cela provoque un débat large sur un sujet plus vaste, l'existence d'une manière turque d'être musulman.
Le détail qui anticipe le mouvement est la présence d'une femme lors d'une commémoration dans le milieu conservateur du DYP. L’élément déclencheur est la cérémonie des obsèques d'un notable d'Izmir ; les autres événements concernent tous, également, des familles de notables, grands bourgeois, politiciens, officiers supérieurs, milieux artistiques, et se déroulent souvent dans des mosquées des beaux quartiers, ou de quartiers réputés « islamistes » (Fatih, Eminönü). Le milieu du parti conservateur DYP est bien représenté. Le mouvement n'est pas né dans un milieu de gauche, il n'émane pas de milieux féministes. Les images mettent en scène des bourgeoises bon chic-bon genre qui ne semblent pas vouloir mettre la société sens dessus dessous.
Alors quel est le sens de ce mouvement ? C'est un peu un mystère pour moi. Je risque une hypothèse bien faible : alors que l'alévisme est largement redécouvert par la presse, qu'il s’affirme de plus en plus dans la société, on peut voir de plus en plus souvent des images de mixité dans un contexte de cérémonie religieuse. Ces images auraient-elles influencé, consciemment ou non, les femmes qui, de leur propre chef apparemment, sont allées prier parmi les hommes ?
Aller jusqu'au bout : risque mortel
Je terminerai en citant des extraits d'un entretien accordé par Konca Kuris à Özcan Ercan, dans Milliyet, le 20 janvier 1998. Konca Kuris est la figure la plus connue du féminisme islamiste. A 37 ans, issue d'un milieu plutôt agnostique, elle était passée par le Hezbollah, dont elle avait ensuite dénoncé le dogmatisme et le machisme.
L'entretien est intitulé : « Retrouver l'islam du Coran 12 » :
« Je ne connais pas d'autre islam que l'islam du Coran. Ce qui est juste, c'est ce qui est dans le Coran, et non dans des hadith destinés à nous endormir. (…) J'ai fréquenté [la confrérie des Nakchibendis] avec enthousiasme mais ce que j'ai vu m'a rapidement incitée à me poser des questions. J'ai lu des commentaires du Coran qui enjoignaient à la femme à se voiler de noir. Aussi j'ai acheté un pardessus noir et un châle de tête noir. Puis on m'a dit 'Maintenant tu dois respecter le haremlik-selamlık' [la séparation des sexes dans les assemblées] :dans les confréries les femmes sont au second plan et restent derrière la porte pour écouter les hommes. (…) Cela m'a fortement contrariée, et j'ai cessé de fréquenter la confrérie. (…) J'ai été livrée à moi-même et je me suis mise à lire le Coran, et j'ai dès lors compris à quel point l'islam dans lequel j'avais vécu était faux. Je n'ai rien trouvé dans le Coran sur le voile ou les confréries ou les mouvements [örgüt– elle fait allusion au Hezbollah], ni sur les haremlik-selamlık, et je me suis demandé pourquoi on nous faisait avaler ça au nom de la religion, et je me suis mise à réfléchir. (…) Le Coran dit 'Je vous ai donné l'intelligence, utilisez-la pour aller vers la vérité'. J'ai appris que les hadith ont été transmis de bouche à oreille, puis couchés par écrit seulement quatre générations après la mort de notre Prophète. On dit que ce sont des interprétations du Coran. C'est bizarre : les années ont passé, le monde a changé, les conditions ne sont plus les mêmes qu'à l'époque du Prophète ! Pourquoi serais-je esclave des hadith alors que nous avons le Coran dans nos mains ! Comment le Diyanet peut-il affirmer que le Coran n'est rien sans la tradition [sünnet] ! Aussi j'ai rejeté tous les hadith qui ne sont pas conformes au Coran. Mais alors nous n'avons pas besoin des hadith, puisque nous avons le Coran ! Je n'aurais pas pu en arriver là si j'avais continué de vivre sans comprendre le Coran [c'est-à-dire le Coran en arabe]. Comment pourrais-je aborder le Coran sans le comprendre ? Le Prophète l'a envoyé à tous les peuples dans leur propre langue ; le contraire signifierait que la parole de Dieu ne vaut rien... ».
C'était l'un des derniers entretiens de Konca Kuris. Elle a en effet payé très cher son engagement féministe en islam, et sa révolte contre le Hezbollah. Le 17 juillet 1998, elle était enlevée par trois hommes armés. On a retrouvé son cadavre en janvier 2000 ; elle avait été défigurée par ses tortionnaires 13. On l'avait qualifiée comme une « Yasar Nuri [Öztürk] féminine ».
Ajout du 10 septembre 2012:
Suite à cette étude, je me suis rendu compte, à travers les visites effectuées sur mon blog, que, pour de nombreux musulmans et surtout musulmanes, la prière publique est un réel problème de vie quotidienne comme le montre un vif échange tenu en 2010 sur le site algerie-dz.com.
Notes :
1Mustafa Armagan, « Islâm ve 'Türk islamı' », Zaman, 6 janvier 1998.
2« Kadınlar da safa durdu », Sabah, 9 janvier 1998.
3Par exemple, « Türkçe duayla namaz kılınır », Sabah, 30 mars 1997.
4Güngör Mengü, « Türk'ün rolü », Sabah, 10 janvier 1998.
5Zeynep Gögüs, « Namazda ve ezanda kadın », Sabah, 10 janvier 1998.
6« Müftümüz güzel yaptı », Zaman, 10 janvier 1998.
7Ali Güler, « Kadın ve cenaze namazı », Türkiye, 10 janvier 1998.
8Yılmaz Karakoyunlu, « Din ve siyaset : Cenaze namazda kadınlar... », Sabah, 11 janvier 1998.
9Yılmaz Karakoyunlu, « Din ve siyaset : Cenaze namazda kadınlar... », Sabah, 11 janvier 1998 ; Oral Çalıslar, « Neden kadınlar arkada dursun ? », Cumhuriyet, même date.
10Perihan Magden, « Çagdas Türk kadını hocasını buldu », Radikal, 17 janvier 1998.
11Elle est l'épouse de Hüseyin Hatemi, professeur de droit islamique, intellectuel respecté. Les deux époux interviennent souvent dans les médias et les colloques sur les questions religieuses dans la société.
12Özcan Ercan, entretien avec Konca Kuris, « Islam'da Rönesans ve kadın – Kur'andaki Islam'a ulasmak », Milliyet, 20 janvier 1998.
13Les assassins ont été arrêtés en septembre 2001 et libérés le 31 décembre 2010. Cf. les sites Kazete. Özgür Kadın Sesi et The Independant.
Autres articles sur la condition féminine en Turquie:
La töre et les assassinats de femmes