"Mon corps est à moi". Manifestation d'Istanbul (Kadıköy), 4 juin 2012. © Çiçek Tahaoglu pour bianet.org
La grande affaire qui secoue la Turquie, désormais, est la remise en cause de l'avortement légal. Le premier ministre Recep Tayyip Erdogan en a fait une cause nationale, nationaliste même. Le vendredi 25 mai, devant les sections féministes du parti AKP (gouvernemental), il a comparé l'avortement à un meurtre, pire, un acte « qui relève de la conspiration contre les intérêts de la Turquie » (cf. l'article de Guillaume Perrier, Le Monde, 30 mai 2012). Particulièrement choquante est cette formule du premier ministre : « Chaque avortement est un Uludere », comparant l'avortement au massacre qui a été perpétré fin décembre 2011 à Roboski (Uludere) par l'armée turque (voir sur ce même blog et sur yollar.blog).
Mardi 29 mai, les organisations féministes turques (Ankara Kadın Platformu) manifestaient à Ankara aux cris de « L'avortement est un droit, Uludere est un massacre », « Monsieur le premier ministre, ôtez vos pattes de mon utérus ! », « L'avortement est mon choix, le meurtre est le tien ». La députée d'Ankara Aylin Nazlıaka, du CHP, était parmi elles. La manifestation s'est rassemblée devant le centre commercial YKM et a marché jusqu'à la présidence du conseil.
Au cours d'une conférence de presse, Yasemin Akis a déclaré au nom de la Plate-forme que le président du conseil voulait interdire l'avortement pour faciliter la formation d'une main-d’œuvre bon marché. En restaurant l'enseignement tel qu'il existait avant la réforme des « huit ans » et en interdisant l'avortement, l'AKP révèle sa nature : l'Etat a besoin de produire beaucoup de futures mères qui feront beaucoup de garçons car l'armée a besoin de soldats. « Nous, nous ne voulons pas donner naissance à de futurs enfants-ouvriers, à de futurs soldats, ni aux futures mères qui leur donneraient naissance ».
La manifestation a vécu des moments de tension, lorsque les participants ont voulu sortir de la station de métro rue Yüksel. Une femme enceinte, Gökçe Topuz Özçelik, a voulu forcer le barrage de la police qui l'a finalement autorisée à passer. Mais elle a exigé que toutes les autres femmes présentes obtiennent cette même autorisation. Et le barrage a été submergé. Après discussion sur la meilleure façon de continuer la manifestation, les femmes ont marché sur le ministère des affaires familiales et sociales de Fatma Sahin, mais elles en ont été empêchées par la police. »
A Istanbul, le dimanche 3 juin, plusieurs milliers de personnes, majoritairement féminines, se sont rassemblées à Kadıköy et ont marché depuis Boga Heykeli jusqu'au débarcadère, criant divers slogans, y compris en kurde, dont : « Erdogan, ennemi des femmes ! », « Vive la solidarité féminine ! ». Mais le principal slogan était « C'est mon corps, c'est ma décision ! (Benim bedenim, benim kararım ! », repris sans cesse en choeur, chanté au cours des halay, et souvent inscrit sur le visage... ou le ventre des manifestantes.
Les organisations qui étaient à l'initiative de l’événement ont terminé le rassemblement par une conférence de presse au cours de laquelle le gouvernementa été fortement critiqué : « Le gouvernement AKP, jusqu'à présent, cherchait à mettre les femmes, leur corps, leur identité et leur vie professionnelle sous l'autorité absolue des hommes. Désormais il cherche à franchir une nouvelle étape, celle de l'avortement. La femme serait, selon eux, une citoyenne de second rang uniquement destinée à être une mère. Elle devrait mettre au monde des enfants dans n'importe quelles conditions. On voudrait la réduire à sa capacité reproductrice, en faire officiellement une simple incubatrice ! Au lieu d'une interdiction de l'avortement, les femmes veulent au contraire un accès facilité au contrôle des naissances ! Et elles veulent l'inculpation des responsables du massacre de Roboski ! » (Le site bianet.org propose une vidéo de la manifestation et une galerie de photos dues à Çiçek Tahaoglu. Un site dédié vint d'être créé, avec de belles photos : benimkararim.org).
Ce mouvement s'est étendu aux villes de province, comme Izmir et Antalya. On trouve des vidéos des manifestation sur YouTube, notamment celle-ci, tournée à Ankara le 2 juin, due à balikbilir.com.
Et la tension monte. Melih Gökçek, le maire d'Ankara, a déclaré sur la chaîne privée Samanyolu : « Ces derniers jours le ministre de la Santé a révélé que chaque année cent mille avortements sont opérés. Cela signifie que chaque année, on pratique 100 000 assassinats. Et pourquoi un enfant pâtirait-il de la faute de sa mère ? C'est la mère qui a fauté, qu'elle se donne la mort ! Elles disent que leur corps leur appartient, qu'elles font ce qu'elles veulent ! Eh ! Notre vie n'appartient-elle pas à Dieu ? Comment peut-on prendre une vie qui a été donnée par Dieu ? » (Radikal, 2 juin 2012).
Ces propos ont valu au maire d'Ankara quelques taches sur son costume (Bianet, 3 juin 2012). Visitant un centre commercial rue d'Izmir, dans le centre de la capitale, le maire a été pris à partie par un groupe d'étudiantes, membres du Collectif féminin universitaire (Üniversiteli Kadın Kolektifi), qui lui ont jeté des œufs. Le maire a pris la fuite, protégé par son escorte. Deux membres du collectif, Neslihan Uyanık et Nebiye Merttürk, ont été neutralisées dans un des magasins, appréhendées et mises en examen.
Les gardes du corps du maire d'Ankara maîtrisent Neslihan Uyanık et Nebiye Mertürk. Photo bianet.org
Après cette manifestation, le Collectif a protesté, au cours d'une conférence de presse, contre les propos de Gökçek : « C'est un maire machiste et réactionnaire. Il prétend avoir droit de vie et de mort. C'est un maire qui fait démolir les maisons des femmes qui luttent pour le droit au logement à Dikmen [un quartier qui fait l'objet d'une « restauration » prestigieuse et dont les occupants actuels sont en cours d'expulsion]. Il ferme les yeux sur le harcèlement sexuel dont nous sommes victimes dans les autobus municipaux, et comme si ça ne suffisait pas, il a l'audace de flatter les chauffeurs de bus qui se livrent eux-mêmes à des agressions. Melih Gökçek poursuit une politique conforme à ce que l'AKP a toujours été, une politique anti-féministe. » Les membres du collectif ont ajouté : « En jetant des oeufs sur Gökçek, voici ce que nous avons voulu lui dire : 'Le logement est un droit et ce droit ne peut être retiré à personne. Nous avons droit aux transports publics et ce droit ne peut nous être nié. L’avortement est un droit qui a été conquis par les femmes. Sur le corps des femmes, sur leur fonction de reproduction, seules les femmes elles-mêmes ont droit à la parole, et la femme n'appartient pas à l'Etat, elle n'appartient qu'à elle-même. »
Une pétition circule, dont vous trouverez le texte en anglais, pour réclamer le droit à l'avortement, adressée « aux gouvernants qui visent à détruire l'égalité des sexes, qui prennent pour cible le ventre des femmes et le droit au contrôle des naissances ».
SIGNEZ ! Et faites circuler !
Ajouté le 19 octobre 2013:
En feuilletant le catalogue d'une exposition sur les violations des droits de l'homme en Turquie, organisée par le Tarih Vakfı en décembre 1995, je suis étonné de voir la pérennité des thèmes, et même les similitudes entre certaines images du passé et celles de notre époque.
Voici une manifestation féministe du début de la décennie 1990 (la date exacte et la source ne sont pas précisées) clamant le slogan "Notre corps est à nous" :
Photographie publiée dans Fotograflarla Türkiye'de Insan Hakları (1839-1990), Tarih Vakfı, 1995, p. 59
Sur la condition féminine, voir également :
"Esquisse" n° 24, "Surveiller, punir. Sur quelques très jeunes femmes" (8 mars 2012)
"Esquisse" n° 35, "Le sort des femmes, c'est la guerre, l'exil, la mort"