Version:1.0 StartHTML:0000000190 EndHTML:0000099402 StartFragment:0000066688 EndFragment:0000099366 SourceURL:file:///Users/etienne/Downloads/Lettre%20ADL%20du%20CREDOF%20%23C8685.doc
CREDOF
Centre de Recherches et d’Études sur les Droits Fondamentaux – Université Paris Ouest Nanterre La Défense
Actualités Droits-Libertés du 26 octobre 2011 par Nicolas Hervieu
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I – COUR EUROPÉENNE DES DROITS DE L’HOMME : Arrêt signalé
Liberté d’expression (Art. 10 CEDH) : La liberté d’expression et de recherche sous l’épée de Damoclès des poursuites pénales
Les menaces constantes de poursuites pénales – au titre du délit de « dénigrement » de la « turcité » (“denigrating Turkishness“) ou de la « nation turque » – qui pèsent sur un professeur d’histoire travaillant sur le génocide arménien de 1915 sont en soi de nature à porter atteinte à sa liberté d’expression (Art. 10). L’ombre du défunt Hrant Dink planait évidemment sur l’ensemble de la présente affaire. Ce journaliste – proche ami du requérant et ancien directeur de l’hebdomadaire turco-arménien « Agos » – a été assassiné le 19 janvier 2007 par un membre d’un groupe ultranationaliste turc. Il avait lui aussi été poursuivi pour ce même délit pénal. En 2010, la Cour européenne des droits de l’homme a fermement condamné la Turquie notamment pour avoir insuffisamment protégé ce journaliste et même nourri le climat délétère qui a favorisé son assassinat (Cour EDH, 2e Sect. 14 septembre 2010, Dink c. Turquie, Req. n° 2668/07 – ADL du 19 septembre 2010).
La première difficulté contentieuse résidait ici dans le fait qu’à ce jour, aucune sanction pénale n’a été prononcée contre l’intéressé. En effet, les poursuites pénales initiées notamment via des plaintes individuelles d’ultra-nationalistes et extrémistes turcs ont à chaque fois été abandonnées. Dès lors, et de prime abord, l’identification d’une ingérence au sein de la liberté d’expression pouvait sembler délicate. Mais, fort pertinemment, la Cour refuse d’opter pour une approche qui serait d’un formalisme inadéquat car excessif. Même en l’absence d’ « ingérence concrète » (§ 67 – “a concrete interference“), l’existence de dispositions juridiques contraignant l’intéressé « à modifier son comportement » ou l’exposant « au risque d’être poursuivi pénalement » peuvent caractériser l’existence d’une ingérence conventionnelle (comp. Cour EDH, Pl. 6 septembre 1978, Klass et autres c. Allemagne, Req. n° 5029/71 ; Cour EDH, 4e Sect. 18 mai 2010, Kennedy c. Royaume-Uni, Req. n° 26839/05 – ADL du 20 mai 2010). Dans le domaine de la liberté d’expression, ce constat est conforté par la notion d’« effet dissuasif » (“chilling effect“) car « la peur de la sanction a [des conséquences] sur l’exercice de [cette liberté], même dans l’éventualité [où la procédure s’achèverait par] un acquittement, puisqu’il est probable qu’une telle peur décourage [la personne visée] de tenir des propos similaires à l’avenir »(§ 68 – “the chilling effect that the fear of sanction has on the exercise of freedom of expression, even in the event of an eventual acquittal, considering the likelihood of such fear discouraging one from making similar statements in the future“). Ce faisant, et par exception (§ 66), la juridiction européenne en vient donc à apprécier « en soi » ou « in abstracto » la conventionalité d’une disposition : l’article 301 du code pénal turc (§ 67). Toujours selon ces juges, la situation du requérant était particulièrement affectée par l’existence d’une telle disposition puisqu’en tant que « professeur d’histoire dont les thématiques de recherche comprennent les événement historiques de 1915 concernant la population arménienne », il « appartient à un groupe de personnes qui peuvent facilement être stigmatisées pour leurs opinions sur ce sujet […] sensible en Turquie » (§ 71).
D’une part, la Cour estime que cet article ouvre la voie à une multiplication des plaintes déposées sur ce fondement par des « groupes ultranationalistes » (§ 73), ce qui peut nourrir « une campagne de harcèlement » (§ 75 – “a harassment campaign“) potentiellement funeste à l’image de ce qui s’est passé pour Hrant Dink (§ 73). La situation de l’historien requérant est d’autant plus comparable à ce triste précédent que lui aussi a été « la cible d’une campagne d’intimidation » relayée par certains médias et a reçu plusieurs menaces de mort (§ 74). D’autre part, du fait de la seule existence de ce texte et « même [s’il …] n’a pas encore été appliqué à l’encontre du requérant », « le simple fait qu’à l’avenir une enquête puisse potentiellement être initiée contre lui [est source] de stress, d’appréhension et de craintes de poursuites pénales ». Ceci le « force […] à modifier son comportement [et à] faire preuve d’autocensure dans ses travaux académiques » (§ 75). Les quelques modifications de cet article adoptées notamment en 2008 (v. § 43-44 et § 89) dans le but affiché de réduire l’arbitraire et les poursuites pénales injustifiées n’ont d’ailleurs pas convaincu les juges strasbourgeois. Ces derniers continuent de douter que ce texte « offre des garanties suffisantes » (§ 77). En particulier, ce qui est présenté par la Turquie comme une mesure correctrice – le fait que toute enquête sur le fondement de cette incrimination doive être préalablement autorisée par le ministre de la Justice – est vertement critiquée par la Cour (§ 77-78) dans le prolongement d’un rapport du Commissaire aux Droits de l’Homme du Conseil de l’Europe en date du 12 juillet 2011 (p. 6 et s. ; v. § 48). Cette lecture européenne de l’article 301 du code pénal turc a donc permis d’identifier une ingérence au sein de la liberté d’expression (§ 84). Sans surprise, elle se prolonge à l’heure d’examiner la conventionalité de cette même ingérence. Toujours en fustigeant l’interprétation de la notion de « turcité » maintenue par la Cour de cassation turque (§ 90-92), la Cour juge que ledit article 301 demeure « trop large et vague » et « constitue une menace continue sur l’exercice du droit à la liberté d’expression » (§ 93). En conséquence, faute d’être suffisamment prévisible, l’ingérence litigieuse ne répond pas à la première exigence de conventionalité – être « prévue par la loi » – et fait naître une violation de l’article 10 (§ 96).
Il est à espérer que cette condamnation – d’autant plus retentissante qu’elle procède d’un vote unanime des sept juges de la formation de Chambre – contribuera quelque peu à lever le lourd climat qui continue encore de peser en Turquie sur certains sujets sensibles, tel que le génocide arménien ou le traitement des kurdes. Cette situation affecte – notamment, mais tout particulièrement – des journalistes, des historiens voire des artistes dont l’activité est par nature dépendante de la liberté d’expression. A cet égard, un remarquable passage de l’analyse strasbourgeoise ne peut qu’utilement éclairer une telle aspiration : « les pensées et opinions relatives à des enjeux publics sont d’une nature vulnérable. En conséquence, la possibilité même d’une atteinte [à la liberté d’expression] née soit de l’action des autorités, soit de celle d’acteurs privés sans un contrôle suffisant voire [parfois] avec l’appui des autorités [elles-mêmes], peut faire peser un sérieux poids sur la libre formation des idées ainsi que sur le débat démocratique et avoir un effet dissuasif » (§ 81 – “thought and opinions on public matters are of a vulnerable nature. Therefore the very possibility of interference by the authorities or by private parties acting without proper control or even with the support of the authorities may impose a serious burden on the free formation of ideas and democratic debate and have a chilling effect“).
Cour EDH, 2e Sect. 25 octobre 2011, Altuğ Taner Akçam c. Turquie, Req. n° 27520/07 (Communiqué de presse) – En anglais uniquement
Jurisprudence liée :
- Sur les vicissitudes de la liberté d’expression en Turquie à propos de certains questions sensibles : Cour EDH, 2e Sect. 14 septembre 2010, Dink c. Turquie, Req. n° 2668/07 – ADL du 19 septembre 2010 ; Cour EDH, 2e Sect. 12 octobre 2010, Nur Radyo Ve Televizyon Yayinciliği A.Ş. c. Turquie (no 2), Req. n° 42284/05 – ADL du 12 octobre 2010 ; Cour EDH, 2e Sect. 20 mai 2010, Norma Jeanne Cox c. Turquie, Req. n° 2933/03 – ADL du 20 mai 2010 ; Cour EDH, 2e Sect. 16 février 2010, Akdaş c. Turquie, Req. n° 41056/04 – ADL du 16 février 2010 ; Cour EDH, 2e Sect. 3 mars 2009, Temel et autres c. Turquie, Req. n° 36458/02 – ADL du 3 mars 2009.
- Sur la liberté d’expression face à des enjeux historiques et/ou nationaux sensibles : Cour EDH, 2e Sect. 19 juillet 2011, Uj c. Hongrie, Req. n° 23954/10 – ADL du 19 juillet 2011 ; Cour EDH, 4e Sect. Déc. 25 janvier 2011, Donaldson c. Royaume-Uni, Req. n° 56975/09 – ADL du 13 février 2011 ; Cour EDH, 5e Sect. 13 janvier 2011, Hoffer et Annen c. Allemagne, Req. n° 397/07 et 2322/07 – ADL du 14 janvier 2011 ; Cour EDH, 1e Sect. 22 avril 2010, Fatullayev c. Azerbaïdjan, Req. n° 40984/07 – ADL du 26 avril 2010.
- Sur la liberté d’expression des chercheurs, notamment universitaires : Cour EDH, 5e Sect. Déc. 7 juin 2011, Bruno Gollnisch c. France, Req. n° 48135/08 – ADL du 24 juillet 2011 ; Cour EDH, 2e Sect. 27 juillet 2010, Aksu c. Turquie, Req. nos 4149/04 et 41029/04 – ADL du 28 juillet 2010, renvoyé en Grande Chambre : ADL du 13 avril 2011 ; Cour EDH, 2e Sect. 8 juin 2010, Sapan c. Turquie, Req. n° 44102/04 – ADL du 8 juin 2010 ; Cour EDH, 2e Sect. 20 octobre 2009, Lombardi Vallauri c. Italie, Req. n° 39128/05 – ADL du 22 octobre 2009 ; Cour EDH, 2e Sect. 23 juin 2009, Sorguç c. Turquie, Req. n° 17089/03 – ADL du 23 juin 2009.
- Sur la notion de « chilling effect » : Cour EDH, G.C. 12 septembre 2011, Palomo Sánchez et autres c. Espagne, Req. n° 28955/06 et s. – ADL du 14 septembre 2011 ; Cour EDH, 4e Sect. 10 mai 2011, Mosley c. Royaume-Uni, Req. 48009/08 – ADL du 11 mai 2011 ; Cour EDH, 4e Sect. 19 avril 2011, Bozhkov c. Bulgarie et Kasabova c. Bulgarie, Resp. Req. n° 3316/04 et 22385/03 – ADL du 22 avril 2011 ; Cour EDH, 4e Sect. 15 décembre 2009, Financial Times LTD et autres c. Royaume-Uni, Req. n° 821/03 – ADL du 15 décembre 2009; Cour EDH, 1e Sect. 26 février 2009, Kudeshkina c. Russie, Req. n° 29492/05 – ADL du 27 février 2009.
Pour citer ce document :
Nicolas Hervieu, « La liberté d’expression et de recherche sous l’épée de Damoclès des poursuites pénales », in Lettre « Actualités Droits-Libertés » du CREDOF, 26 octobre 2011.