Malaise.
Est-il possible de continuer le train-train quotidien au vu de ce qui se passe ? Je me sens incapable de me mettre au travail sur mon article en cours, qui devait porter sur les accidents du travail dans le bâtiment. Comme beaucoup, je reste rivé à mon ordinateur en quêtes d'informations, celles transmises par mes correspondants de Facebook, celles des médias alternatifs turcs et kurdes comme sendika.org. Dans cette situation d'urgence, comme au moment de Gezi, je transmets moi-même sur Facebook, au besoin avec de courtes traductions, car chacun doit faire face à l'insuffisance des informations des médias français, au manque de réactivité des commentateurs.
Pour le blog, il m'est difficile de m'en tenir à mon principe, qui est de fournir des données, des analyses concernant des événements passés, de parler de l'actualité turque avec un recul délibéré de quelques mois à quinze ans de retard, de résister à la tentation de me prendre pour un reporter, métier difficile que je n'ai pas appris et que je ne sais pas faire.
Pourtant, non, je ne peux pas écrire, pendant un temps au moins, sur la Turquie des années 1990, même si je sais que les événements du passé que je décris peuvent aider parfois à comprendre la situation actuelle.
La situation actuelle, justement, ne correspond à rien de ce que nous avons vécu. Le bouleversement est total. Nous avons sous nos yeux une force dont on ne soupçonnait pas la puissance mettre à bas deux Etats naguère puissants, la Syrie et l'Irak, et nous rechignons à imaginer que cette force puisse ébranler la puissante Turquie. L'Etat turc avait réussi à contenir, depuis bientôt un siècle, la rébellion kurde. Voici un an et demi, on était parvenu à un accord, certes brinquebalant, mais qui avait apporté une tranquillité relative.
Aurions-nous pu imaginer que le siège de la petite ville de Kobanê puisse faire plonger la Turquie dans le chaos ? La passivité de l'armée turque, qui regarde faire, aura des conséquences incalculables. Si l'armée attend que les tueurs de l' « Etat islamique » massacrent les Kurdes de Kobanê avant d'intervenir pour former une zone-tampon, la Turquie n'aura pas la paix avec sa population kurde avant longtemps, très longtemps. Les manifestations d'hier 7 octobre, violemment réprimées (14 morts en un jour, du jamais vu depuis des décennies) ont concerné toute la Turquie et pas seulement le Kurdistan. Les manifestants ont dû faire face, bien souvent, non pas à la police mais à des sbires du Hezbollah ou d'autres organisations, des tueurs entrainés, bénéficiant depuis longtemps de la complicité de l'Etat. Il est possible – j'espère me tromper – qu'une guerre civile s'annonce. Le couvre-feu a été proclamé dans six départements du sud-est: Van, Diyarbakır, Mardin, Siirt, Batman et Mus. Ce matin du 8 octobre, le KESK, principal syndicat de fonctionnaires, appelle à la grève pour les 8 et 9 octobre.
Surtout, la plate-forme « Initiative du peuple kurde » (Kürdistan Halk Inisiyatifi) appelle au non-respect de la décision de couvre-feu. « Face au siège de Kobanê par les bandes de Da'ech et au massacre planifié de sa population, le peuple kurde répond par des manifestations justes et légitimes. Le peuple du Kurdistan, au Kurdistan même mais aussi en Turquie et en Europe, vient d'entrer en révolte. (…) Qu'on sache que tous ceux qui barrent la route à notre peuple en révolte auront la réponse qu'ils méritent. Le gouvernement de l'AKP, dans la crainte de ce grand soulèvement, a proclamé un couvre-feu (…), espérant que la population va rester tranquillement chez elle en regardant le massacre se perpétrer. (…)
Nous proclamons que nous ne reconnaissons pas la décision de couvre-feu ; elle est à nos yeux sans valeur, nulle et non avenue. Les rues, les places, les campus universitaires sont à nous. Les salles de torture, les gendarmeries et les ministères sont à eux. Ceux qui acceptent de rester chez eux sont leurs suppôts. Notre peuple continuera à manifester contre les bandes de Da'ech sans reconnaître cette décision de couvre-feu. Nous appelons le peuple à ne pas la respecter. » (source : sendika.org, agence ANF/Fıratnews).
Ce matin (8 octobre) Gültan Kısanak, la maire de Diyarbakır, la plus grande ville du Kurdistan, a fait part de sa grande inquiétude. Elle estime que les bandes qui ont attaqué les manifestants hier, liées au Hizbullah et sa façade légale le Parti de la Libre Cause (Hür Dava Partisi ou HÜDA), sont soutenues par le gouvernement et protégées par la police. Mieux, qu'il s'agit d'une répression par des milices paramilitaires mais organisée par le gouvernement et planifiée : « A Istanbul, on a utilisé les fascistes ; à Igdir, des bandes azéries ; à Diyarbakır, le Hizbullah, et tout cela simultanément et sous protection de la police. C'est une répression planifiée qui peut aboutir à une guerre civile. Nous sommes dans une situation très dangereuse. (…) Mais de Hopa à Hakkari, de Bursa à Adana et Diyarbakır, des dizaines, des centaines de milliers de personnes sont dans la rue : toutes ont un objectif, un désir commun, toutes veulent la démocratie. (…) Les forces paramilitaires ne l'emporteront pas, c'est le peuple et son esprit de résistance qui vaincront. » (ilerihaber.org/sendika.org)
Continuons la veille, la diffusion des nouvelles, la traduction si nous le pouvons, manifestons si nous le pouvons. La Turquie est peut-être dans la pire situation de son histoire, la pire depuis un siècle en tout cas. Alors que nous sommes incapable de faire le deuil de la Syrie que nous avons connue, et de nos amis syriens, nous ne voulons pas voir la Turquie et nos amis turcs dans un si grand danger. N'oublions pas les horreurs de la Yougoslavie d'il y a vingt ans, horreurs que nous n'aurions pu imaginer quelques années plus tôt.
Sources :