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Susam-Sokak

Turquie - Les racines du présent - Le blog d'Etienne Copeaux


Femmes en résistance, années 1970

Publié par Etienne Copeaux sur 7 Mars 2019, 19:02pm

Catégories : #Répression - Justice

La décennie 1970 en Turquie a été extrêmement agitée et violente. Elle commence par un coup d'Etat (1971) suivi par une féroce répression à l'encontre des mouvements de gauche révolutionnaires, avec notamment l'exécution en 1972 des militants révolutionnaires Deniz Gezmis, Yusuf Aslan, et Hüseyin Inan. C'était une époque de lutte contre l' « impérialisme américain » accusé de soutenir le pouvoir réactionnaire en Turquie. Les luttes syndicales étaient fréquentes et se terminaient souvent par une répression violente de la police qui commençait à cette époque à utiliser systématiquement les engins blindés. Mais les mouvements d'extrême-droite ainsi que la droite national-religieuse étaient encore bien plus actifs et virulents que l'extrême-gauche, très divisée. Les affrontements étaient nombreux et tragiques, le plus connu étant la journée du 1er mai 1977 sur la place de Taksim à Istanbul. Et c'est à la fin de cette décennie, en décembre 1978, que les bandes d'extrême-droite ont perpétré le massacre des Alévis de Marache (Kahramanmaras), assassinant 111 personnes chez elles en pleine nuit. Sur cette époque, il faut lire l'ouvrage de Benjamin Gourisse, La Violence politique en Turquie. L'Etat en jeu (1975-1980), Paris, Karthala, 2014.

Le photographe de presse Kadir Can, né en 1951, a travaillé notamment pour les quotidiens Cumhuriyet , Hürriyet, Sabah, puis en France pour l'agence Sipa-Presse. Il a été le témoin de cette époque très troublée et a publié en 2011 un recueil de photographies sur cette décennie close par le coup d’État du 12 septembre 1980 ; on en sort ébranlé (12 Eylül 1980 Akıl Tutulması, aux éditions Boyut).

Comme c'est le 8 mars, j'ai choisi d'extraire de cet ouvrage des images de femmes qui résistent. Le livre n'est pas dédié à ce sujet, mais sur de nombreuses photographies, la présence des femmes est frappante, en première ligne des affrontements et des manifestations, et bien représentées parmi les victimes aussi. Toutes les images qui suivent sont donc des détails de photos de l'ouvrage de Can. J'espère par ce biais faire connaître son travail, et celui de Benjamin Gourisse.

Les affrontements entre la gauche radicale et les ultra-nationalistes étaient si virulents que de nombreux « territoires libérés » avaient été institués, de droite ou de gauche. L'Etat ne les contrôlait plus. Parmi les « territoires » de gauche, le quartier d'habitat précaire (gecekondu) dit « Quartier du 1er-Mai » à Ümraniye, sur la rive asiatique d’Istanbul: sur de vastes terrains appartenant au Trésor public, ce quartier informel avait poussé très vite, sans autorisation ni titres de propriétés. Peut-être parce qu'il était contrôlé par l'extrême-gauche, les autorités ont décidé de détruire ces habitations, en septembre 1977. Sur les photos de Kadir Can, on voit un endroit désolé ressemblant plutôt à un terrain vague, parsemé de bicoques en parpaings aux toits de tôle. En périphérie, des immeubles collectifs à quatre étages sont en cours de construction. Le 2 septembre, la police pénètre dans le quartier avec ses blindés, pour en chasser les habitants. Ceux-ci sont organisés et soutenus par des étudiants de gauche. Des coups de feu partent du groupe des résistants, un policier est blessé. Le quartier est assiégé. Trois personnes sont tuées dont deux étudiants, et deux blessés décèdent à l'hôpital.

La résistance met en avant les femmes. Certaines d'entre elles se mettent au premier rang, avec leurs enfants, parfois des nourrissons, espérant stopper la police. Si, sur les clichés ayant saisi la violence des affrontements, il y a surtout des jeunes hommes, on voit aussi des femmes, armées de bâtons dérisoires s'en prendre aux blindés.

Le quartier est finalement détruit. Ce qui est construit à la place du gecekondu s'appellera « Quartier Mustafa Kemal » : revanche de l'Ordre.

 

Les habitants rassemblés face aux forces de l'ordre, venues avec des blindés. Au premier rang, une femme "armée" d'une pelle (Kadri Can, p. 52)Les habitants rassemblés face aux forces de l'ordre, venues avec des blindés. Au premier rang, une femme "armée" d'une pelle (Kadri Can, p. 52)

Les habitants rassemblés face aux forces de l'ordre, venues avec des blindés. Au premier rang, une femme "armée" d'une pelle (Kadri Can, p. 52)

Visages déterminés des habitantes, qui ne veulent pas perdre leur logement, même précaire (cliquer pour agrandir. Kadir Can, pp. 54-55)Visages déterminés des habitantes, qui ne veulent pas perdre leur logement, même précaire (cliquer pour agrandir. Kadir Can, pp. 54-55)

Visages déterminés des habitantes, qui ne veulent pas perdre leur logement, même précaire (cliquer pour agrandir. Kadir Can, pp. 54-55)

Après les affrontements, le quartier détruit ( cliquer pour agrandir. Kadir Can, pp. 61 et 69, détails).Après les affrontements, le quartier détruit ( cliquer pour agrandir. Kadir Can, pp. 61 et 69, détails).

Après les affrontements, le quartier détruit ( cliquer pour agrandir. Kadir Can, pp. 61 et 69, détails).

Selon Benjamin Gourisse (o.c., p. 253), le nombre des victimes de la violence politique se monte à 2255 rien que pour les trois années 1977, 1978 et 1979. Un tiers environ seraient des étudiants. En février 1977, alors que le pire n'est même pas passé, le CHP, parti de gauche institutionnelle et kémaliste, organise une marche des mères dite « Que nos enfants ne meurent plus » (Evlat acısına son !). Elle se déroule le 27 février, de Besiktas à Taksim. Environ 3000 femmes y participent. La marche est précédée d'une grande banderole rouge : « Les mères mettent au monde, et les fascistes tuent ». Sur les pancartes, on peut lire : « Epaule contre épaule dans le combat des travailleurs contre le fascisme, nous sommes aux côtés de nos maris ouvriers ! » ; « Fermez les Foyers idéalistes » [Ülkü ocakları, les groupements fascistes du parti MHP] ; « Des crèches, pas de ‘Phantom' ! Du travail, pas de tanks ! » (le Phantom est l'avion de combat américain de l'époque) ; « Vive l'union dans la lutte contre le fascisme ! ». Cette manifestation préfigure-t-elle la manifestation statique des « Mères du samedi », les mères et parents de disparus, qui se tient chaque semaine devant le lycée de Galatasaray depuis 1995 ?

Femmes en résistance, années 1970Femmes en résistance, années 1970
Femmes en résistance, années 1970
Femmes en résistance, années 1970Femmes en résistance, années 1970

En novembre 1978, après l'assassinat de deux étudiants, environ 400 militants d'extrême gauche veulent se rendre à Eminönü pour prendre en charge les corps de leurs camarades. Ils sont bloqués à Karaköy, car le pont de Galata a été relevé. Ils montent alors dans un vapur à quai et somment le capitaine de les mener en face, « à un débarcadère où il n'y a pas de policiers ». Mais la police est partout, les jeunes sont prisonniers du vapur, qui est enfin arraisonné dans le Bosphore par une vedette militaire. Le bateau est conduit à Karaköy tandis que les étudiants, filles et garçons, sont fouillés puis arrêtés.

Un groupe de militantes dans le "vapur" détourné puis arraisonné. clquer pour agrandir. Kadir Can, p. 135Un groupe de militantes dans le "vapur" détourné puis arraisonné. clquer pour agrandir. Kadir Can, p. 135

Un groupe de militantes dans le "vapur" détourné puis arraisonné. clquer pour agrandir. Kadir Can, p. 135

C'est dans les derniers jours de 1978 qu'a lieu le massacre de Marache, perpétré par des militants du MHP (cf. Gourisse, o.c., p. 281-185), dont le bilan s’établit à 111 morts, plus de mille blessés, environ 800 boutiques et maisons brûlées. L'événement, qui bouleverse la Turquie de gauche, les Alévis, le monde étudiant. L'état de siège est proclamé. Les protestations reprennent vigueur dans les jours et semaines qui suivent le premier anniversaire, au début de 1980. Le 12 janvier, les enseignants du lycée Izzet Ünver de Bakırköy (Istanbul) refusent d'entrer dans l'établissement, les élèves les soutiennent, occupent le lycée et s'y barricadent à l'arrivée des forces de l'ordre. Le reportage de Kadir Can nous montre les opérations de contrôles d'identité après que la police a « repris » le lycée : fouille des élèves, des enseignants... les garçons sont contraints de s'allonger sur le sol glacé, dans la cour, visage contre terre, pour les contrôles. Il n'y a pas de policières à l'époque et les jeunes filles doivent subir l'humiliation d'être fouillées par des hommes.

Fouilles au lycée de Bakırköy, 12 janvier 1980. Cliquer pour agrandir. Kadir Can, pp. 128-129Fouilles au lycée de Bakırköy, 12 janvier 1980. Cliquer pour agrandir. Kadir Can, pp. 128-129

Fouilles au lycée de Bakırköy, 12 janvier 1980. Cliquer pour agrandir. Kadir Can, pp. 128-129

Le livre de Kadir Can se termine sur les portraits des dirigeants de l'époque qui tous se sont montrés incapables de mettre fin, d'une manière ou d'une autre, à l'état de guerre civile larvée qu'a connu le pays durant dix ans: Süleyman Demirel, tout souriant sur les photos, mais qui jetait de l'huile sur le feu par de violents discours où il appelait au combat contre la gauche et les syndicats, notamment le 26 mai 1978 à Taksim; Alparslan Türkes, ancien colonel, leader du parti fasciste MHP qui a été le principal responsable des violences politiques; Necmettin Erbakan, leader du parti national-islamiste MSP (Parti du salut national); Bülent Ecevit, de la gauche modérée, pourtant co-auteur, avec Erbakan, du débarquement militaire à Chypre  en 1974.

La dernière photo est celle des militaires qui ont pris le pouvoir le 12 septembre 1980, arrêtant tous les dirigeants politiques. Une fois libérés, ceux-ci, pourtant, ont tous continué d'exercer le pouvoir, ou ont été très proches du pouvoir, jusqu'à la fin du siècle...

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