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Susam-Sokak

Turquie - Les racines du présent - Le blog d'Etienne Copeaux


Talaat et Atatürk associés, un aveu involontaire

Publié par Etienne Copeaux sur 30 Avril 2019, 10:29am

Catégories : #Génocide, #La Turquie d'aujourd'hui

Une petite manifestation de Turcs négationnistes s'est déroulée à Strasbourg le 20 avril 2019 devant le siège du Conseil de l'Europe. Elle est intéressante à plusieurs titres.

Le groupe d'une trentaine de personnes brandissait drapeaux et portraits d'Atatürk, pour dénoncer "le mensonge du prétendu génocide". Ils s'en prenaient à la Cour Internationale des Droits de l'Homme (acronyme AIHM en turc) et au président Macron. A chaque retour de l'anniversaire du 24 avril, l'événement est banal.

Sur le trottoir d'en face, un petit groupe de contre-manifestants dénonçaient la Turquie, championne mondiale pour l'emprisonnement de journalistes et la falsification de l'histoire. Deux manifestants portaient sur les épaules un drapeau de la république d'Arménie.

Ce qui peut surprendre un public non averti, c'est que les manifestants turcs n'avaient pas du tout "l'air facho" (ceci serait à définir, j'en suis conscient). Il y avait là des gens de tous âges, hommes et femmes, et de conditions sociales visiblement diverses. Pas de moustachus à la mode "Loup gris", pas de femmes voilées, même pas un seul fichu de tête. Des gens "modernes" en somme, qui pourraient se retrouver dans une manifestation de la bonne vieille gauche.

Sur les pancartes et calicots, Atatürk associé au génocidaire Talaat Pacha (à gauche) et à la négation du génocide (à droite)Sur les pancartes et calicots, Atatürk associé au génocidaire Talaat Pacha (à gauche) et à la négation du génocide (à droite)

Sur les pancartes et calicots, Atatürk associé au génocidaire Talaat Pacha (à gauche) et à la négation du génocide (à droite)

Justement, ces gens se disent de gauche. Ils sont militants ou sympathisants du Vatan Partisi (Parti de la Patrie), d'autres sont membres de la "Société pour la pensée atatürkiste", venus de Munich (Atatürkçü Düsünce Dernegi); c'est une organisation laïciste se réclamant des "révolutions" mises en place par Mustafa Kemal au début de la république, et qui combat depuis longtemps la montée puis l'emprise des mouvements et partis islamistes en Turquie.

Ce Parti de la Patrie est l'héritier du Parti des Travailleurs (Isçi Partisi, IP). Ce premier nom conférait au mouvement une identité de gauche, sociale, socialiste. Mais l'IP était surtout un parti nationaliste très chauvin. La nouvelle identité, "Parti de la Patrie", est plus claire: c'est une organisation au langage figé, rigidement accrochée à l’idéologie kémaliste officielle.

La défense de la patrie, pour se revêtir apparemment de valeurs de gauche, se revêt d'un langage anti-impérialiste. Les militants et sympathisants de ce parti en sont encore à 1919, au traité de Sèvres, qui prévoyait le démembrement de la Turquie au profit de zones sous mandat des forces alliées (France, Grèce, Italie, Angleterre) et de l'Arménie indépendante, ainsi que la création d'un Kurdistan. Depuis le traité de Lausanne (1923) qui a conclu la guerre de Libération de Mustafa Kemal (1919-1922), le traité de Sèvres est nul et non avenu. Mais il reste à l'état de fantasme dans la pensée politique turque, très vivant, parfaitement opératoire même cent ans plus tard, pour mobiliser la population contre "l'ennemi". Le psychanalyste Vamık Volkan parle de "trauma d'élection" (chosen trauma), qui est propre à chaque nationalisme (Blood Lines : From Ethnic Pride to Ethnic Terrorism, New York, Farrar, Strauss and Giroux, 1997).

Dans le langage de cet étrange nationalisme de gauche, l'Arménie et les Arméniens font partie des agresseurs impérialistes de la malheureuse Turquie, soutenus par l'Occident (les anciens alliés de 1919, plus les États-Unis). Ce langage a été très prisé dans les mouvements de gauche des années 1970, il ressurgit occasionnellement, mais il est actuellement noyé, étouffé, par le langage de l'AKP au pouvoir, qui lui-même agite constamment la crainte de 1919 et l’anti-impérialisme (sauf qu'il s'agit alors de l' "Occident chrétien"). Pour ces mouvements turcs, l'Occident et ses valets (arméniens, kurdes, grecs) n'ont qu'une idée en tête, chasser les Turcs d'Anatolie, et c'est pourquoi la célébration de la victoire de Malazgirt est ponctuée par le slogan "Nous sommes ici pour l'éternité".

Les manifestants tentent d'attirer la sympathie par des slogans et symboles anti-racistes

Les manifestants tentent d'attirer la sympathie par des slogans et symboles anti-racistes

Pour ces manifestants, la Turquie est éternellement agressée, éternellement méprisée. C'est pourquoi certains d'entre eux se réclament des grands principes républicains et réclament l'égalité (pour eux, Turcs en Europe, et pour la Turquie dans le concert des nations). Ils brandissent la devise républicaine française et des slogans anti-racistes, reprenant sur leurs pancartes le sigle du mouvement SOS-Racisme, une main ouverte, évoquant le slogan anti-raciste des années 1980 "Touche pas à mon pote".

Observez bien ces pancartes: elles sont siglées "Talat Pasa Komitesi", Comité Talat (ou Talaat) Pacha. C'est un lobby qui a été créé en 2005 par des personnalités notoirement nationalistes et négationnistes, comme Rauf Denktas, alors président de la partie nord de Chypre, ou Yusuf Halaçoglu, président de la Fondation turque d'histoire (TTK). Le comité visait à l'origine à contrer les initiatives suisses de pénaliser la négation du génocide, et de défendre le président du Parti des travailleurs Dogu Perinçek, mis en accusation par la justice suisse pour ses propos négationnistes.

Cette affaire illustre clairement les liens au moins idéologiques entre la droite nationaliste négationniste et ce Parti des travailleurs et sa nouvelle version le Parti de la patrie. Le mot d'ordre du Comité est la dénonciation de l'impérialisme et de ses attaques contre la Turquie, dont "le mensonge historique et impérialiste" du génocide n'est qu'un instrument. En défendant Perinçek, le Comité prétend défendre la liberté d'expression et donner des leçons de "démocratie" à l'Occident. Les liens sont exprimés visuellement par la bannière du compte Facebook du Comité, où figurent de gauche à droite Talaat Pacha (1874-1921, l'un des trois organisateurs du génocide), Atatürk... et Dogu Perinçek.

Sur le site de son parti, Dogu Perinçek reprend lui-même, le 2 mai 2019, les slogans du Comité Talat: le génocide serait un "mensonge impérialiste", un "mensonge historique", et un "mensonge international"; "Nous n'avons pas commis de génocide, nous avons défendu notre patrie".

La bannière du compte Facebook du Comité Talaat Pacha. Atatürk figure entre Talaat et Dogu Perinçek

La bannière du compte Facebook du Comité Talaat Pacha. Atatürk figure entre Talaat et Dogu Perinçek

Parmi les symboles et icônes convoquées lors de la manifestation de Strasbourg, l'association d'Atatürk à Talaat est un des éléments les plus importants. Elle est quelque peu paradoxale, car un personnage de l'empire ottoman finissant, Talaat, est associé au chef de la nouvelle république Mustafa Kemal Atatürk. Or, l'un des  éléments du système de défense de la Turquie a longtemps été l'allégation de rupture totale entre l'empire et la république, 1923 constituant une coupure radicale entre les deux régimes, une nouvelle naissance rejetant tout ce qui avait précédé. En conséquence la Turquie n'avait aucune responsabilité dans le sort des Arméniens en 1915: "Ce n'était pas nous". L'association entre les deux personnages signifie donc une renonciation à cet argument de défense.

Dans l'esprit du Comité Talaat, du parti de Perinçek et des manifestants, l'association Talaat/Atatürk fonctionne dans un sens rétroactif. Atatürk étant un demi-dieu dans cette mouvance, Talaat ne peut être un criminel de masse s'il lui est associé. Ainsi Talaat est disculpé, il n'y a pas eu de génocide puisqu'Atatürk est parfait.

La rétroactivité dans la chronologie est un procédé familier quand on étudie le récit historique turc. Dans mon analyse des manuels scolaires d'histoire, j'avais mis en évidence le même procédé pour d'autres personnages du passé: Atatürk est censé "sanctifier" des héros comme le kaghan Bilge (VIIIe siècle) ou le sultan Alparslan (XIe siècle) qui deviennent de ce fait des prédécesseurs, des annonciateurs du Guide. Le procédé fait de l'Histoire une téléologie aboutissant à Atatürk. Actuellement nous assistons à la mise en oeuvre du même procédé qui fait du sultan Mehmet le Conquérant (XVe siècle) un précurseur et annonciateur de la synthèse turco-islamique.

Mais le lobby négationniste fait maintenant de Talaat Pacha un prédécesseur d'Atatürk, ce qui en fait un personnage intouchable.

Or l'histoire se lit dans un sens, et un seul.

Talaat est l'initiateur du génocide. Si on lui associe Atatürk, c'est faire de ce dernier un continuateur du génocide... ce qui correspond à la réalité puisque la grande majorité des partisans de Mustafa Kemal lors de la guerre de Libération sont d'anciens membres du Comité Union et Progrès, le parti de Talaat; puisque les kémalistes ont dissimulé les documents prouvant le génocide, et beaucoup des actes des procès des génocidaires tenus à Istanbul en 1919 (Akçam et Dadrian, Jugement à Istanbul, 2015); puisque c'est sous le gouvernement de Mustafa Kemal que le génocide a été "complété" par la déportation ou l'expulsion de nombreux Arméniens survivants; puisque c'est sous la république que le génocide a été entériné par la loi de confiscation des biens prétendument "abandonnés" par les Arméniens. Enfin, c'est Atatürk qui a personnellement mis en oeuvre en 1931 un nouveau récit historique dédié uniquement à la gloire des Turcs et effaçant l'histoire des autres peuples d'Anatolie.

D'ailleurs, pour boucler la boucle, je précise que Dogu Perinçek a réédité en 1996, sans aucune analyse ni critique, le texte de 1930 des Grandes lignes de l'histoire turque (voir la référence en fin de texte), texte fondateur du vrai "mensonge historique" turc.

A force, la négation répétée finit par être un aveu.

Références

Akçam (Taner), Un Acte honteux. Le génocide arménien et la responsabilité turque, Paris, Denoël, 2008, 490 p.

Akçam (Taner), Ermenilerin Zorla Müsülmanlastırılması. Sessizlik, Inkâr ve Asimilasyon, Istanbul, Iletisim, 2014, 248 p.

Akçam (Taner), Kurt (Ümit), Kanunların Ruhu. Emval-i Metruke Kanunlarında Soykırım |zini Sürmek, Istanbul, Iletisim, 2012, 272 p.

Copeaux (Etienne), Espaces et temps de la nation turque. Analyse d'une historiographie nationaliste, CNRS-Editions, 1997.

Dadrian (Vahakn N.), Akçam (Taner), Jugement à Istanbul. Le procès du génocide des Arméniens. Préface de Gérard Chaliand, Paris, L'Aube, 2015, 396 p.

Türk Tarihinin Ana Hatları. Kemalist yönetimin resmî tarih tezi, [texte édité par Dogu Perinçek et transcrit en turc moderne par Sadık Perinçek], Istanbul, 1996, Kaynak Yayınları, 467-[5] p.

Volkan Vamik, Blood Lines : From Ethnic Pride to Ethnic Terrorism, New York, Farrar, Strauss and Giroux, 1997, v-230 p.

 

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