[dernières modifications le 20 décembre 2014]
Dans le travail que je fais sur les années 1990 en Turquie, de nombreux événements et personnages de l’époque me raccordent au présent ; l’affaire Pınar Selek en est un triste exemple. Mais une parution récente, découverte dans une librairie d’Istanbul où j’étais justement pour soutenir Pınar, nous en donne un exemple réjouissant : The State of Ata. The Contested Imagery of Power in Turkey, par Mike Mandel et Chantal Zakari, publié par Eighteen Publications, Boston, 2010, 256-xvi p.
Je ne l’ai jamais rencontrée, mais Chantal Zakari est pour ainsi dire une vieille connaissance. Fin juillet 1997, elle a défrayé la chronique. A cet époque, la coalition Refahyol menée par les islamistes du Refah avait dû quitter le pouvoir sous la pression de l’armée. L’été fut ponctué d’immenses manifestations contre la politique scolaire du nouveau gouvernement (Anasol), soit l’extension de la scolarité obligatoire de cinq à huit ans, qui devait servir en réalité à fortement entraver le développement des lycées religieux dits Imam-Hatip (IHL, « lycées pour imams et prédicateurs »). Sur le passage de l’une de ces manifestations de barbus et de femmes voilées, le 30 juillet à Ankara, une jeune femme brandit une image. La scène est filmée pour l’agence Reuters, et des captures en sont publiées par Sabah le lendemain. Sur les clichés, l'image que la jeune femme tient à bout de bras est indistincte mais identifiable: c'est un portrait d’Atatürk. Sur le premier cliché, les manifestants ne réagissent pas. Sur le second, la jeune femme semble se faire invectiver par un groupe de femmes voilées. Le contraste est frappant entre la jeune femme, en jupe courte ou bermuda, bras nus, cheveux longs et libres, et les karafatma, les femmes entièrement voilées de noir. Visuellement, c'est une aubaine pour le comité de rédaction de Sabah car, à bien y regarder, il y en a très peu dans le cortège, et le cliché choisi fixe le moment où ce groupe de trois karafatma passe devant la jeune femme. Celle-ci a d'ailleurs une posture familière, qui parle à la mémoire collective mondiale: droite, le bras levé, c'est une autre Statue de la liberté.
C’est une inconnue mais Sabah enquête promptement: elle s’appelle Chantal Zakari, elle a 29 ans, elle vit à Izmir. Le 1er août, en première page, le quotidien publie des précisions, sous le titre « La voilà, la fille courageuse ! », illustrées par une nouvelle photo de la jeune femme, sur laquelle elle montre aux lecteurs, de façon visible cette fois, le portrait d’Atatürk qu’elle avait brandi face aux manifestants. Selon Sabah, Chantal Zakari, « qui fait aux Etats-Unis une thèse sur ‘Atatürk et la Turquie’, a forcé l’admiration non seulement des femmes, mais de toute la Turquie » ; « Elle vit avec Atatürk ». Son but serait de faire connaître Atatürk au monde entier. Le 2 août, c’est Cumhuriyet qui va à la rencontre de son père, Jean Zakari : « Je suis fier de ma fille ». Oui, la jeune femme force l’admiration. Elle devient célèbre, connue sous le nom de cesur kız, « la fille courageuse », exemple de l’attitude qu’il convient d’adopter face aux islamistes. Hürriyet, le même jour, la compare au Chinois qui avait fait face aux chars sur la place Tien an Men, en 1989... Quelques jours plus tard, le 7 août, Sabah découvre une autre "Chantal", à Kütahya, Zuhal Sönmez, qui face à des protestataires islamistes, aurait crié « Vive la laïcité ! » 1. A proprement parler, Chantal Zakari est devenue une icône.
Mais Chantal n’est pas une héroïne pour tout le monde. Si la mise en scène de l'événement par la presse est passionnante - alors qu'il est en fait "inventé" par Chantal et Mike eux-mêmes, l'affaire est un nouveau révélateur du nationalisme et de la définition nationaliste de la turcité. En effet la semaine suivante, le maire d’Izmir, Burhan Özfatura, passe à l’attaque. Cet homme d’extrême-droite est le fils d’un chroniqueur fanatiquement nationaliste de Türkiye, Mustafa Necati Özfatura. Il traite Chantal de « provocatrice », « même pas turque » : « Atatürk n’est pas l’Atatürk de Chantal, Atatürk, c’est l’homme qui partageait sa vie avec Zübeyde Hanım, une femme qui couvrait sa tête (Atatürk Chantal’ın degil, bası örtülü Zübeyde Hanım’ın Atatürk’ü) », « C’est une de ces personnes étrangères que nous autorisons à vivre en Turquie en leur concédant un passeport turc » 2. La présidente de l’association féministe Cumhuriyet Kadın proteste : « Elle est turque, elle est d’Izmir » et appelle à la démission d’Özfatura.
L’offensive de la droite "nationale-islamique" est claire, la cible est facile : les Zakari sont des Levantins catholiques, une communauté présente en Anatolie depuis des siècles, qui a choisi d’y demeurer lors du changement de régime, et qui n’était pas concernée par les expulsions de masse de 1923, touchant « seulement » les orthodoxes. En Turquie, même en 1997, même aujourd’hui, les non musulmans (les gavur) sont souvent considérés comme des étrangers. Le débat public va glisser rapidement vers la définition même de la "turcité".
Dans Cumhuriyet du 10 août, sous le titre « Zakari est-elle turque, Erbakan est-il turc ? », Ahmet Taner Kıslalı écrit : « Les Zakari sont une famille d’Izmir, d’origine italienne catholique » et, faisant allusion à l’ex-premier ministre Tansu Çiller, il ironise : « Voici peu, nous avons autorisé une citoyenne américaine non seulement à vivre en Turquie, mais à prendre la fonction de chef du gouvernement… » et cite le père de Chantal : « Cela fait 307 ans que nous sommes dans ce pays. Il se peut que ma religion et mon nom soient différents. Mais nous sommes autant turcs que les autres Turcs. » Le débat s’étend en une brève crise d’identité, comme la Turquie sait en nourrir, tant la définition de la « turcité » est sujette à caution, à force d’exclusions, de massacres et de « synthèse turco-islamique ».
Le 30 août toutefois, le débat semble tranché, par le chef d’état-major de la gendarmerie, le général Koman. En présence du premier ministre Yılmaz et du vice premier ministre Ecevit, lors d’une cérémonie de passation des pouvoirs, évoquant la permanence du danger de « réaction religieuse » (irtica) il déclare : « Nous sommes fautifs (…) ; nous n’avons même pas eu le cran de faire ce qu’une de nos jeunes femmes a fait. » Une de nos jeunes femmes : il faut que ce soit l’armée qui le proclame : Chantal est turque. En termes lapidaires, Hürriyet et Milliyet, en première page, rendent hommage à l’héroïne : face aux islamistes, « Nous n'avons pas été à la hauteur de Chantal » (Chantal kadar cesur olamadık)
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Je gardais ces papiers et ces photos sous le coude depuis cette époque, me promettant d’écrire quelques mots sur cet épisode. Voilà qui est fait, mais l’histoire s’est poursuivie. En 2000 ou 2001, j’ai contacté Chantal, nous avons eu un bref échange par e-mail, elle a bien voulu me parler de ce qui s’était passé, mais surtout de son travail de photographe et de chercheuse, mené conjointement avec son mari Mike Mandel. Chantal et Mike faisaient un travail de fourmi, en procédant systématiquement à la prise de vue sur toute la sémiologie atatürkiste. Or celle-ci n’est pas décorative, elle n’est pas une manie amusante ou pittoresque des Turcs, il s’agit d’une manifestation très claire de la coercition qui s’exerce dans le pays, c’est le système sémiologique qui masque la coercition et qui, par le lien affectif qu’il provoque entre le citoyen et l’image religieuse d’Atatürk, provoque un blocage de la vie politique. Car ce lien est normatif (il est obligatoire d’aimer Atatürk) et sert à la répression (il est interdit de critiquer Atatürk et donc tout ce qui se réclame d’Atatürk).
J’aime le travail de longue haleine. En voici le résultat : un très beau livre, car Mike et Chantal sont à la fois des chercheurs et des artistes. Un ouvrage de photographies, presque exclusivement, avec de courts textes, des entretiens avec des inconnus, et des notoriétés (Murat Belge et Sevan Nisanyan notamment - je reviendrai sur ce dernier ultérieurement). Un travail visuel pour traiter d’un sujet visuel.
Il s’agit presque d’une encyclopédie de la sémiologie du pouvoir en Turquie. Mais cette sémiologie est dûment spatialisée par les auteurs, c'est une topologie autant qu’une sémiologie, une géographie de la vie quotidienne et une géographie de l’obsession et – même si la Turquie n’est pas une dictature – de l’oppression. Ou plutôt une sémiologie qui peut servir à l’oppression, qui peut être oppressive.
La force et la beauté des images rend compte de l’ubiquité du Père et donc du rôle qu’on veut lui faire jouer, la surveillance et le contrôle. La statue d’Atatürk agit comme une caméra de surveillance, car on ne fait pas n’importe quoi dans son périmètre, sous peine de tomber sous le coup de la loi. Mais le livre du couple Zakari-Mandel n’en reste pas là. Il évoque le passé de cette obsession, par des images d’archives, il retrace la méthode des auteurs (la prospection systématique et l’exposition de rue, qui provoque la réaction des passants, et la photographie de ces réactions elles-mêmes). Il évoque, mieux que je ne viens de le faire, « l’affaire » elle-même, en 1997. Il évoque l’imagerie populaire contemporaine, celle des démonstrations de masse lors des fêtes nationales, celle de l’armée, etc.
Certes, c’est un sujet qui avait déjà été abordé, notamment par Esra Özyürek. J’ai moi-même un peu écrit sur le sujet (voir "La transcendance d'Atatürk", article publié en 2002 - lien). Mais là, réussir un beau livre sur un sujet si important, tirer une esthétique de l’imagerie la plus ringarde, faire un travail si riche qu’il puisse servir à la fois de bilan d’une recherche et de source pour les autres chercheurs, chapeau !
A voir également :
Le site des auteurs, thecorner.net
Le site dédié au livre, thestateofata.info
Le compte rendu du livre de Sevan Nisanyan, La fausse république (Yanlıs Cumhuriyet).
Cf. également mes articles
« Le consensus obligatoire », in Rigoni Isabelle (éd.), Turquie : Les mille visages. Politique, religion, femmes, immigration, Paris, Syllepse, 2000, pp. 89-104;
« La transcendance d’Atatürk », in Mayeur-Jaouen Catherine (dir.), Saints et héros du Moyen-Orient contemporain, Paris, Maisonneuve et Larose, 2002, pp. 121-138;
enfin « Le drapeau turc, emblême de la nation ou signe politique ? », Cahiers d’études sur la Méditerranée orientale et le monde turco-iranien (CEMOTI), n° 26, 1998, pp. 271-291 [en collaboration avec Claire Mauss-Copeaux].
Notes
The State Of Ata - Ata'nin Devleti
The State of Ata is a visual book about the social themes that define contemporary Turkey and that specifically examines the imagery of Mustafa Kemal Atatürk