[Dernières modifications : 16 septembre 2013]
Voici une vingtaine d’années, Semih Vaner m’avait demandé de contribuer à un numéro des CEMOTI consacré au thème « musique et politique ». J’avais pensé, alors, aux relations profondes entre la musique et l’expression politique dans le milieu alévi. J’avais assisté peu de temps auparavant à un concert d’Arif Sağ, à Montigny-lès-Metz, et à quelques autres meetings organisés dans le nord-est de la France par la gauche alévie, toujours ponctués ou conclus par des chants de troubadours (ozan). L’essentiel de mon article, alors, a consisté en un entretien avec le troubadour alévi Ozan Fırat, qui résidait en Moselle. Ma découverte de la Turquie est en grande partie due à mon intérêt pour sa musique.
A cette époque, nous suivions, Claire et moi, des cours de oud à Woippy avec Marc Loopuyt, et c’est pour acheter des instruments que nous sommes retournés en Turquie, après une assez longue parenthèse, en 1985. Nous avons fait alors la connaissance des Göktepe, une famille de luthiers d’Ankara, et surtout du grand Cinuçen Tanrıkorur. Parmi les souvenirs qui structurent notre mémoire, une inoubliable soirée musicale au domicile du maître, avec quelques-uns de ses disciples. Les propos sur la musique de Cinuçen bey étaient souvent dirigés contre le kémalisme ; c’était la première fois que nous rencontrions une opposition franche, et même virulente, à l’idéologie officielle, et si la musique en était le point de focalisation, nous sentions bien que c’était toute la politique culturelle, voire la politique tout court, de Mustafa Kemal qui était mise en cause. Un peu plus tard, et par des biais différents, j’ai fait la connaissance de Cem Behar, démographe mais aussi brillant musicien et musicologue, qui avait publié en ouverture du même numéro des CEMOTI un article sur la « réforme musicale » (müziki inkilâbı) du début de la république, et l’apparition de « types de musique hiérarchisés selon des a priori politiques et idéologiques, et des politiques culturelles mises en œuvre visant à promouvoir les activités musicales ‘désirables’ et privant de tout soutien étatique celles qualifiées par l’idéologie nationaliste d’indésirables ou de dépassées ».
Le réalisateur Sinan Çetin a fait sur ce sujet un court-métrage satirique intitulé « Soyez heureux ! C’est un ordre ! » (Mutlu Ol !) où des villageois célébrant une fête au son du saz traditionnel sont interrompus par une descente de soldats en armes qui les contraignent à jouer Beethoven et Mozart .
En Turquie, c’est la pratique musicale dans son ensemble qui est contaminée par la politique. Il est vrai que dans les années 1930 des notions comme celles de progrès, d’occidentalisation, de révolution ont été confondues par le pouvoir et ses élites avec des signes qui n’étaient que ceux de l’embourgeoisement occidental, des modes vestimentaires et culturelles. Dans cette optique, comme l’a noté Yakup Kadri [Karaosmanoğlu] dans son roman Ankara (qui est publié en français), dans la vertueuse capitale anatolienne, on ne donnait que des concerts symphoniques, devenus la marque de la révolution kémaliste. Au début de 1997, un quotidien turc publiait un reportage sur Eskişehir, dynamique grande ville de l’ouest anatolien, que la rédaction qualifiait, par contraste avec son nom (qui signifie « vieille ville »), de delikanlı kenti, « ville des jeunes ». Quatre photographies étaient censées illustrer et signifier la jeunesse et la modernité d’Eskişehir ; l’une cadrait des cafétérias étudiantes ; une autre, l’école de pilotage ; et deux autres, des étudiants du conservatoire, dont les membres d’un quatuor à cordes. Ainsi, cette formation musicale que la plupart des jeunes Français considéreraient comme absolument dépassée, a été présentée comme moderne à l’égal de l’aviation.
En fait, le quatuor à cordes est l’un des étendards du kémalisme et de la république ; lors d’un colloque célébrant l’anniversaire de la reconnaissance du régime kémaliste par la France, la première demi-journée a été ouverte dans le cadre du bâtiment historique de l’Assemblée nationale par un quatuor à cordes.
La photo ci-dessus illustre la cérémonie du 64e anniversaire du Conseil national de sécurité (Millî Güvenlik Kurumu - MGK), célébrée également par l’audition d’un quatuor à cordes. Sur l’image, le quatuor de jeunes femmes – symbole de l’égalité des sexes due, officiellement, à Mustafa Kemal – côtoie les autres icônes officielles : le portrait du Fondateur, les drapeaux, et la couronne de fleurs rouges et blanches formant le sigle du MGK.
En automne 1996, lors de la première rentrée universitaire et parlementaire effectuée sous le gouvernement « islamiste » de la coalition Refahyol, la musique est soudain devenue un enjeu bien plus vif, une bannière laïque, anti-islamiste. Pour la première fois, la cérémonie d’ouverture de la session parlementaire comportait un programme musical, exécuté par l’orchestre de la présidence de la république, incluant des œuvres d’auteurs turcs et la Cinquième symphonie de Beethoven. Le lendemain, à l’université de Hacettepe (Ankara), la rentrée officielle était également célébrée par un concert donné par l’orchestre symphonique et les chœurs de l’Université, dans un temple de la culture kémaliste des années trente, la Faculté de langues, d’histoire et de géographie (DTCF).
En raison des circonstances politiques, la multiplication de ce type de concert a créé une certaine tension, accentuée par les organisateurs et les exécutants, dans leur volonté d’adresser un message politique, par la voie de la musique ; par exemple, le chef de l’orchestre universitaire a déclaré au public, avant d’exécuter la Marche d’Izmir : « Nous allons jouer une œuvre qui nous indique la vraie voie. Nous allons jouer en l’honneur de Mustafa Kemal Atatürk, le fondateur de la république de Turquie, civilisée, moderne et laïque ».
Quant au concert donné à l’Assemblée, il n’a pas plu à tout le monde ; des députés ont protesté, comme Cemil Çiçek, applaudi sur les bancs de l’ANAP et du RP : « Je trouve contrariant qu’on donne un concert symphonique dans l’enceinte d’une Assemblée qui a été inaugurée par des prières. (…) Cela n’est pas de chez nous (özü bizim değil). Où est la culture turque ? ». La réponse du président de l’Assemblée, Kamer Genç, est intéressante : « Monsieur Çiçek, vous vivez encore au XVIIIe siècle (…). Ouvrir la session parlementaire par un concert, c’est un honneur, c’est la modernité même ».
Dans cet échange verbal s’affrontaient deux points de vues politiques plus que musicaux, et des constructions rhétoriques se sont affirmées, qui ont beaucoup servi au cours des mois suivants. Dans le propos de Çiçek, la musique symphonique occidentale et la prière musulmane sont considérées comme deux valeurs antagonistes, la première faisant injure à la seconde ; en outre, cette musique n’ayant rien de « turc », elle n’aurait pas sa place en un tel lieu. Des œuvres de musiciens turcs comme Ulu Cemal Erkin ou Osman Zeki, pourtant, ont été également données au cours de la cérémonie. Mais, dans l’esprit de Çiçek, ces compositeurs de style classique occidental ont probablement fait preuve de dégénérescence. On a joué la Cinquième symphonie de Beethoven, œuvre et auteur considérés ici comme « modernes », « contemporains », quoique l’œuvre date de 1805 – presque le XVIIIe siècle vers lequel Kamer Genç (dont le patronyme signifie « jeune ») renvoie le rétrograde Çiçek. La chronologie est chahutée. Jouerait-on Mozart ou Haydn, auteurs du XVIIIe siècle, ils ne seraient pas considérés comme contemporains des sultans ottomans, mais « modernes » parce qu’occidentaux.
La musique occidentale dite « classique » revêt ainsi des valeurs culturelles inattendues ; elle est associée à la laïcité, à la république, à la modernité. Elle a intégré l’appareil cérémoniel de l’État kémaliste. En tant que telle, elle suscite une opposition : on peut s’opposer à Beethoven, à la fin du XXe siècle en Turquie, pour des raisons politiques, en vertu des hiérarchies mises en place autour de 1930, telles que Cem Behar les a décrites. Ainsi, sous le gouvernement islamiste Refahyol, le ministre de la culture Ismail Kahraman (RP), en même temps qu’il faisait retirer des musées certaines pièces « indécentes », tentait de faire proscrire les opéras, les ballets et les symphonies en procédant à des coupes dans les budgets des orchestres et des troupes : « Ce n’est pas notre culture ».
Recep Tayyip Erdoğan, alors maire (RP) d’Istanbul, avait, paraît-il, qualifié les ballets comme « un art en dessous de la ceinture ». Dans le quotidien ultra-nationaliste Türkiye, des chroniqueurs s’élèvent régulièrement contre l’usage qui veut qu’on joue la Marche funèbre de Chopin lors des obsèques de soldats tués au combat : « Que viennent faire ces clairons et ces trompettes dans une cérémonie d'obsèques musulmane ? » . Chopin, joué lors des obsèques d’Atatürk en 1938, est ipso facto considéré comme un musicien kémaliste. Inversement, les musiciens, les chefs d’orchestre en particulier, sont souvent des hérauts du kémalisme. Le chef d’orchestre peut se permettre de faire une déclaration politique, dirigée contre le parti Refah, pour la défense de la laïcité et de l’héritage d’Atatürk dont il se considère, par sa fonction même, comme un gardien. Il est une voix autorisée .
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Ce processus a atteint un paroxysme en mars-avril 1997. Le gouvernement Refahyol, depuis juin 1996, devait faire face à une opposition virulente des laïcistes kémalistes, auxquels s’était joint l’ANAP de Mesut Yılmaz. L’opposition ne perdait aucune occasion, si futile soit-elle, pour dénoncer la supposée volonté du Refahyol d’instaurer la charia en Turquie. Commettant maladresse sur maladresse, le gouvernement de Necmettin Erbakan s’est vu opposer, le 28 février 1997, un véritable ultimatum par le MGK. Les dirigeants se voyaient contraints, en effet, de signer des mesures destinées à « défendre la laïcité », qu’ils n’approuvaient pas. Une période de bras de fer a suivi, jusqu’à la démission du Refahyol au début de juin 1997.
C’est pendant cette période tendue que s’est tenu le festival de musique d’Ankara, organisé par le Sevda-Cenap And Vakfı. Il n’est pas inutile de savoir que le président de cette manifestation était Mehmet Basman, fils d’un opposant connu au gouvernement d’Adnan Menderes (1950-1960). Or l’entreprise de dénigrement du gouvernement Refahyol utilisait constamment l’arme de la comparaison à ce gouvernement Menderes ; le Refahyol était accusé de "réaction religieuse" anti-laïque comme son supposé prédécesseur de 1950-1969. Le gouvernement Menderes ayant été renversé par un coup d’État militaire, et, Menderes lui-même ayant été exécuté, l’avenir du Refahyol était tout tracé dans l’esprit des kémalistes: un coup d’État était dans l’air.
Un concert de musique classique, organisé par un tel personnage et dans un tel contexte, était une déclaration de guerre au gouvernement. L’événement, son déroulement et les commentaires qui l’ont suivi reprennent toute la rhétorique qui s’était formée à l’automne précédent, et qui consistait à renvoyer les « islamistes » dans un passé aboli en les opposant à la « modernité » superbement symbolisée cette fois par l’exécution de la Neuvième de Beethoven. C’était un défi culturel et politique, un acte politique, une mise en scène de la « Turquie moderne », « un message adressé au Refah » .
C’est le 30 mars 1997 que fut jouée la célébrissime symphonie. Aucun lieu à Ankara ne pouvant accueillir quatre cents exécutants et les dix mille auditeurs prévus, le concert fut donné dans la grande salle du Türk Metal Sendikası, à 25 km du centre-ville. L’orchestre et les chœurs de la présidence de la République, renforcés par l’orchestre de Bilkent et celui de l’opéra d’Ankara, étaient placés sous la direction d’un chef géorgien, Jansug Kakhidze. Il régnait dans le hall une atmosphère de match de football et de meeting politique. Le public était bien plus nombreux que les places disponibles : deux mille personnes étaient restées à la porte, troublant sans cesse le concert. A l’intérieur, on scandait : « La Turquie est laïque, elle restera laïque ! ». Le ministre de la culture Kahraman (RP) fut hué, tandis que Yetka Güngör Özden, président du Conseil constitutionnel et célèbre pourfendeur des islamistes, fut acclamé par la foule. Les protestations des sans-places, les slogans proférés, l’acoustique déplorable, le manque de patience du public durant les mouvements lents, les applaudissements intempestifs, ont donné des sueurs froides au chef, aux exécutants, aux amoureux de Beethoven.
Pour la plupart des spectateurs, c’était un spectacle nouveau et étonnant. Nuriye Akman, dans Sabah, a joliment décrit l’événement, le tableau en noir et blanc des choristes et des musiciens, les livrets qui s’agitaient comme des papillons, « l’envol de dix mille mouettes » du chœur final. A l'évidence émue par le spectacle, elle concluait : « Je remercie Beethoven, je salue les créateurs de ce jardin de roses (Gülistan) ». Après le spectacle, des auditeurs l’interpellent : « N’oubliez pas d’écrire que le ministre de la culture a été hué ! Et comment nous avons exprimé notre foi en la Turquie laïque ! Ici, c’était l’image de la Turquie moderne ! » C’est aussi ce que le président de la république, Süleyman Demirel, aurait déclaré à l’issue du concert, selon Cumhuriyet. « Mehmet Basman, lisait-on dans ce journal, s’est montré digne de son père ! »
Les ronchonneurs de Türkiye, quotidien d'extrême droite, n’ont évidemment pas apprécié : « L’interprétation était lourde, sans âme », écrit Ayhan Songar, qui regrette l’absurdité de ce meeting politique, tout en se réjouissant tout de même pour les jeunes qui ont pu assister au concert. Mais il pose une question intéressante : « La musique de Beethoven serait-elle laïque et celle de Dede Efendim anti-laïque ? » Rahim Er, dans le même journal, regrette le propos de Demirel et les huées à l’encontre de Kahraman ; et puis, dans un tel journal, une note nationaliste n’est-elle pas de mise ? « Un grand pays comme le nôtre » avait-il besoin d’un chef venant d’un tout petit pays comme la Géorgie (minicik Gürcistan)? Mais c’est Ömer Öztürkmen, toujours dans Türkiye, qui fait la critique la plus pertinente : les connotations politiques conférées à cette musique ne font que révéler « l’incapacité du pays à trouver sa propre façon d’être moderne (çağdaşlaşamayan Türkiye) ». En d’autres termes, c’est le kémalisme qui serait bloqué dans un passé révolu.
En associant la conviction laïciste à certaines préférences musicales, le public exprimait de complexes équations. Aux yeux de l’histoire, la musique de Beethoven n’est pas plus « contemporaine » qu’une grande partie de la musique ottomane. Mais cette œuvre du début du XIXe siècle est culturellement plus actuelle, car l’immense popularité de l’Hymne à la joie en fait effectivement une œuvre vivante. En Turquie, par le message qu’elle véhicule et l’émotion qu’elle dégage, mais surtout parce qu’elle est occidentale, elle est perçue comme un point d’incandescence de la téléologie kémaliste. Ainsi, dès lors que le Refah est associé au « passé » ottoman, on peut manifester une opinion laïciste en écoutant Beethoven, musicien du « présent ». Les tenants de la laïcité affirmaient par d’étonnants détours que l’islam politique n’avait pas sa place dans la contemporanéité.
Süleyman Demirel s'adressant à l'Orchestre symphonique de la Présidence de la République
Photo publiée par Akit, 3 novembre 1998
Lors des festivités du 75e anniversaire de la république, fin octobre 1998, la musique « classique » a de nouveau été à l'honneur, provoquant les mêmes enthousiasmes et les mêmes ronchonnements. Dans Sabah, Çetin Altan s'est amusé de ceux « qui ne connaissent qu'un livre, le Coran », mais surtout s'est indigné des démagogues qui flattent « ceux qui ont la vie dure » (ince hayat yaşayan sınıfı) en s'appuyant sur la religion. La musique a focalisé, à nouveau, ces visions opposées de la culture. Le comportement, les propos du président Demirel ont ravi la presse laïciste : « Les ballets... la musique polyphonique... La voilà, ma Turquie moderne ! », provoquant ce commentaire de Yavuz Donat (Sabah) : « Maintenant je demande à chacun : tout cela constitue-t-il un obstacle à l’islam ? Ce qui est certain, c’est que Demirel n’a jamais été aussi heureux qu’hier. Hier, il planait. ».
En écoutant Beethoven… Oui, j’ai bien une passion pour la musique orientale, mais la force exercée par cette Neuvsymphonie est un mystère. Je la ressens chaque fois, et c’est en écoutant l’interprétation d’Arturo Toscanini sur un vieux vinyle que j’ai eu envie d’écrire cette page. Et l’authentique émotion qui transparaît dans la page de Nuriye Akman pour rendre de compte du concert d’Ankara me fait bien regretter de n’y avoir pas assisté.
Je recommande deux lectures sur ce sujet : Le Sacre du Musicien d’Elisabeth Brisson (CNRS Editions, 2000). Et La Neuvième de Beethoven. Une histoire politique, d’Esteban Buch (Gallimard, 1999) ... mais Esteban Buch n'a pas connu les développements turcs de l'histoire qu'il conte.