[Dernières corrections : 25 mars 2014]
Les obsèques de Berkin Elvan resteront sans doute dans l'histoire de la Turquie contemporaine comme un événement comparables aux obsèques de Hrant Dink, en janvier 2007. Je ne sais pas encore quelle est l'estimation du nombre des participants, hier, mais Radikal annonce que l'événement Berkin Elvan a battu le record des tweets : quatorze millions d'échanges ces deux derniers jours.
L'assassinat, puis les obsèques de Hrant Dink, avaient provoqué en Turquie un ébranlement dont les effets durent encore et sont incalculables à moyen terme. Je pense qu'un rassemblement humain comme celui qu'on a vu hier à Istanbul et dans toute la Turquie, un rassemblement à la mémoire d'un enfant victime de la police, et la violente répression qui a suivi (qui heureusement n'a pas fait de victime... sauf un policier), peut être un point de départ, le début d'un renouveau. On le saura plus tard, mais en tout cas l'événement, la rapidité et la puissance de la mobilisation dans tout le pays prouve que le mouvement de Gezi, lui, n'est pas mort.
Ce qui restera également, c'est la violence des interventions policières. Les centaines de milliers de personnes qui ont accompagné le corps de Berkin n'étaient pas des émeutiers. Lorsque le cortège, après les obsèques proprement dites, s'est dirigé vers la place de Taksim, je ne pense pas qu'il y ait eu, parmi les participants, une intention autre que celle de protester contre l'utilisation de la violence au point de provoquer mort d'hommes et mort d'enfant. Le droit de manifester est clairement reconnu dans la constitution turque et, comme l'a souligné Levent Köker dans un article paru dans Radikal le 15 septembre 2013, le concept de « manifestation non autorisée » n'existe pas dans la loi 1. Mais tous les pouvoirs qui se sont succédé depuis le début de la république ont considéré Taksim comme un lieu sacralisé, un sanctuaire réservé aux commémorations officielles. Le 1er mai 1977 et les événements de 2013 constituent de remarquables exceptions. Le déroulement de la manifestation des Femmes le 8 mars 2014 a montré que l'inaccessibilité de Taksim aux manifestants était redevenu un principe intangible.
La police a donc fait le nécessaire et plus que le nécessaire. Car si le but premier d'une intervention est d'empêcher (un accès, un rassemblement), il est clair que la police, hier, a voulu intimider, voire terroriser la population.
Les techniciens de ce qu'on appelle en langage technocratique la « gestion démocratique des foules » (allez savoir qui a inventé cette expression stupide !) assurent que l'emploi des canons à eau et des gaz lacrymogènes est destiné à disperser les attroupements, à éloigner les manifestants de la police et donc de rendre impossible le contact et éviter les vraies violences physiques comme les coups de matraque (notamment le tonfa à poignée latérale classé en France comme une arme) qui peuvent être mortels. Le gaz, l'eau sous pression seraient donc des moyens d'intervention pacifiques permettant d'éviter les violences et les blessures graves. J'ai lu des remarques de ce type, sur Facebook, à propos des événements de Turquie en été. Les événements récents de Kiev (environ 80 morts principalement par balle) semblent donner raison à ces arguments, et font paraître la police turque, par comparaison, comme mesurée et bienveillante.
C'est en partie vrai, et heureusement, puisque les immenses rassemblements de ces deux derniers jours se sont déroulés, pour autant que je sache, sans drame, à part le décès d'un policier à Tunceli.
Le mort du policier, qui est en soi regrettable, attire à nouveau l'attention sur le danger des gaz lacrymogènes. En juin 2013, le préfet d'Istanbul, Hüseyin Avni Mutlu, avait assuré que les produits utilisés étaient d'ordre « pharmaceutique » - de l'oléorésine de capsicum, un extrait du poivre de Cayenne (voir mon article à ce sujet) qui à haute concentration provoque des brûlures, une détresse respiratoire et des problèmes cardiaques. L'Union des médecins turcs a dénoncé l'emploi de ces gaz en juin dernier, « non comme un moyen de contrôler les foules, mais comme arme chimique » (voir cet article).
En juin, deux personnes au moins auraient trouvé la mort après avoir été exposées aux gaz. En outre, en 2011, un autre policier est décédé d'une crise cardiaque due à l'exposition aux gaz. Mais le gaz n'est pas le seul facteur de traumatismes graves. Pour projeter le gaz à l'aide de fusils lance-capsules, le policier doit réglementairement procéder à un tir oblique. Le tir tendu à l'horizontale est interdit. On comprend que l'impact d'une capsule à tir tendu, à quelques mètres voire à bout portant, peut tuer (cas probable du jeune Berkin Elvan) ou au minimum provoquer des blessures graves, des lésions ou la perte d'un œil (cas très fréquent en été 2013). Un policier responsable de telles violences, en droit français, encourrait au moins l'inculpation de coups et blessures, le cas échéant « ayant provoqué la mort sans intention de la donner », l'absence d'intention étant très discutable.
Ce n'est pas tout : l'eau sous pression des TOMA, censée viser à obtenir « sans heurt » la dispersion des foules, provoque, comme on l'a vu en juin, la chute ou la projection des « cibles » contre des obstacles (tels que les lampadaires), source de graves traumas. De plus, l'eau sous pression est un véritable projectile qui peut provoquer blessures et brûlures. En outre, lorsque du gaz est mêlé à l'eau (ce qui apparaît clairement sur les vidéo, ce qui est projeté est un liquide jaunâtre) les effets du gaz et de l'eau s'additionnent. L'eau provoque des blessures sur la peau qui ouvrent la porte au gaz et aggravent ses effets.
Mais ce n'est pas encore tout !
Ces armes redoutables sont en principe destinées à disperser. En fait, elles sont utilisées pour pourchasser des personnes qui ont déjà été dispersées et qui sont, pourrait-on dire, « hors-jeu » (les militaires diraient « hors de combat »), qui ne sont plus en situation de manifester, parce qu'en fuite, écartés du lieu de manifestation, voire à terre.
La vidéo ci-dessous, tournée à Harbiye après les obsèques, hier, est éclairante.
La scène cadre une embouchure de métro. Un mur la sépare de l'immeuble voisin, où se trouve la gargote « Cagdas Börek » qui est en rez-de-chaussée mais dispose d'une salle à l'étage. A l'arrivée des TOMA et bulldozers de la police, le public se réfugie dans la gargote, pour certains à l'étage, beaucoup restent dehors, entre le mur et l'immeuble.
Regardez attentivement (http://capul.tv/berkin-elvanin-cenazesine-ilk-saldiri-12-03-2014/) :
01'15“ : Un TOMA dirige son jet (jaunâtre) sur le groupe, alors que l'avenue est déjà dégagée et vide de manifestants. A ce moment les manifestants ne risquent pas de revenir sur l’avenue, puisque le TOMA est suivi immédiatement par une centaine de policiers.
01'18“: Le TOMA dirige son jet sur l'immeuble de la gargote et, au dessus, sur les balcons ;
1'21“ : au pied de la gargote, les manifestants essaient de s’abriter derrière le mur qui protège l'accès au métro. Le TOMA tire directement ;
1'29“ : le TOMA tire à nouveau vers l'étage ;
1'35“ : le TOMA s'avance de quelques mètres pour prendre le groupe à revers et en enfilade, entre le mur et l’immeuble ;
1'41“ : Derrière le TOMA, la police tire continuellement, en tir tendu ;
1'46“ : Un policier zélé s'écarte, va sur la gauche pour tirer directement sur des gens qui sont sur le trottoir ;
1'57“ : la masse des policiers s’avance ;
2'04“ : Un nouveau groupe de policiers tire des gaz sur les manifestants, déjà mis à terre par les TOMA, qui tentent de s'abriter derrière le mur ;
2'07“ : le groupe de manifestants est noyé dans un nuage de gaz ;
2'11“ : la caméra se tourne vers les policiers, qui canardent les gens au sol en tir tendu ;
2'20“ : toutes les personnes présentes se mettent à fuir en courant dans les rues adjacentes ou descendent dans la bouche de métro ;
2'32“ : on entend les tirs qui continuent ;
2'40“ : la gargote est visiblement saturée de gaz ;
3' : zoom sur les gens : on ne discerne aucune intention de répliquer, ni de revenir sur l’avenue ; on ne discerne non plus aucune arme « par destination » tel que gourdin, bâton, pancarte ni même bannière ou drapeau.
Ainsi la police s'en est pris avec tous les moyens dont elle disposait et en les utilisant de manière non réglementaire voire illégale, vers des personnes qui n'étaient plus en situation de manifester et ne montraient aucune intention de revenir sur la voie publique ; qui étaient déjà mis à terre « hors de combat » - si combat il y eût – par les TOMA ; qui se réfugiaient dans un immeuble particulier ; ou qui étaient en fuite et donc ne pouvaient plus être considérés comme des manifestants et parfaitement inoffensifs.
Lecteurs français, n'oubliez pas que notre pays entretient une collaboration étroite avec la police turque, sur le plan technique, matériel et celui de la formation. Tout ceci nous regarde directement.
Voir également mon article « Un dangereux projet de loi sur la coopération policière franco-turque »
Note : contrairement à ce que j'affirme, une jeune homme de 22 ans, Burakçan Karamanoglu, est mort hier soir 12 mars par balle vers 22h30 à Kasımpasa, à la suite d'une rixe entre groupes opposés.
1Levent Köker, « Olmayan kavram 'izinsiz gösteri' », Radikal, 15 septembre 2013 ; en ligne :http://www.radikal.com.tr/radikal2/olmayan_kavram_izinsiz_gosteri-1150715