Heureusement, il n'y a pas eu de drame. Quelques blessés seulement, selon toute apparence, ce 12 mars au matin. En voyant hier soir les foules qui montaient de toutes part vers la place de Taksim que la police cette fois était bien décidée à préserver de toute manifestation, en voyant les premiers actes dénotant un certain énervement – la mise en place ici ou là d'autobus en travers de la route pour barrer le passage à la police, la destruction de véhicules de l'AKP, de vitrines de sièges du parti – on pouvait craindre des épisodes vraiment graves. Mais, vers minuit, et partout, le calme était à peu près revenu.
J'ai quitté Istanbul le 10 au matin après un court séjour. J'avais trouvé partout des amis désemparés, découragés, inquiets. Les élections locales sont proches, les rues sont coloriées par des milliers de fanions des partis en lice. Çà et là, d'immenses portraits d'Erdogan, comme s'il était candidat à une mairie. Sur les affiches, il est toujours présent pour adouber le poulain local. Mais en fait il ne s'agit pas d'un scrutin local : ces élections vont prendre une allure de plébiscite pour ou contre le pouvoir en place. Plusieurs de mes interlocuteurs se plaignaient de l'absence de débat sur les questions urbaines, celles-là même qui ont provoqué le mouvement de Gezi : la transformation rapide d'Istanbul au profit du lobby immobilier et de politiciens véreux, la destruction des derniers quartiers populaires du centre, la destruction de l'environnement autour de la région urbaine, le manque total de concertation et d'information des citoyens alors que, comme me dit une architecte membre depuis ses débuts de la plate-forme de Taksim, « on organise des consultations sur le modèle de vapur ou la couleur des bus ».
Une profonde exaspération provient de cette transformation qui poussent les classes populaires et même moyennes à fuir vers des banlieues de plus en plus lointaines et sous-équipées en services publics. L'ultra-libéralisme de l'AKP a changé la vie de bien des gens, « on a écrasé douze ans de notre vie », comme m'a dit un ami. Tandis que l'idéologie puritaine du pouvoir pèse de plus en plus sur la vie privée.
« La violence faite aux femmes est une affaire politique », proclamaient certaines pancartes lors du défilé du 8 mars à Istanbul. Il est certain qu'un pouvoir qui s'incline devant les désirs de la partie la plus réactionnaire et bigote de la population ne peut qu'encourager les violences contre les femmes, et la pression sociale sur ceux et celles qui ne vivent pas conformément à la morale de l'islam.
Istanbul est une anomalie exceptionnelle du point de vue du capitalisme libéral. L'expulsion des orthodoxes entre 1955 et 1964 a transformé l'hyper-centre, Beyoglu, en vaste zone vide, squattée par les nouveaux arrivants très pauvres. Une telle situation au centre d'une métropole mondiale était « inadmissible ». Elle est en voie de régulation : le quartier très populaire et kurde de Tarlabası sera bientôt un quartier très chic. Il reste des îlots de pauvreté en plein centre, comme à Maçka, au pied des grands hôtels du quartier de Taksim, ou comme Tomtom Kaptan, entre Galatasaray et le Bosphore, progressivement mité par des galeries ou des bars branchés dont l'installation fait monter vertigineusement les loyers et les prix du foncier. Un profond bouleversement social est en route, qui provoque des formes de protestation contradictoires : d'une part, une focalisation épisodique des populations pauvres et traditionaliste sur des signes, des transgressions jugées inacceptables, comme la consommation d'alcool dans la rue lors des vernissages, par exemple. Et d'autre part, en s'ajoutant à la lassitude du pouvoir autoritaire de l'AKP, il a donné naissance au mouvement de Gezi.
En juin, la presse turque et mondiale s'est surtout consacrée à ce qui se passait autour de la place de Taksim. Mais des soulèvements ont eu lieu également dans des quartiers périphériques, souvent alévis, comme Gaziosmanpasa (qui s'était soulevé en 1995 et avait déploré 17 victimes) ou Okmeydanı, sans parler du reste de la Turquie.
Le décès du jeune Berkin Elvan vient nous rappeler tristement que le 16 juin, au moment où la police avait évacué très violemment le parc de Gezi et la place de Taksim, des affrontements avaient lieu à Okmeydanı, et c'est là que Berkin a été atteint par une grenade tirée horizontalement, chose interdite dans toutes les polices du monde.
L'exaspération et l'inquiétude sont telles que le décès de Berkin a provoqué une explosion. Personne ne peut dire, aujourd'hui 12 mars, si ce sera un feu de paille, ou si elle va donner naissance à un mouvement comparable à celui de l'été. Mais c'est le niveau peut-être jamais atteint d'exaspération qui est à l'origine de la rapidité et de la densité de la mobilisation d'hier soir. Les scandales multiples qui ont éclaté depuis la révélation d'immenses affaires de corruption le 17 décembre, la répression continue, le chaos judiciaire qui s'installe, la censure d'Internet récemment instaurée, les déclarations provocantes d'Erdogan (par exemple son souhait exprimé de faire interdire Facebook et Youtube), des déclarations inquiétantes concernant les alévis et incitant pour le moins à la discrimination, ont amené une situation politique jamais vue. Le gouvernement est en porte-à-faux par rapport à la société. Tout espoir de réforme, de prise en main des problèmes importants (espoir qui avait été puissant dans les premières années de ce gouvernement), a disparu. Les inégalités sociales se sont fortement creusées, l'inflation a repris, les négociations pour la paix au Kurdistan sont oubliées. Et à l'exaspération s'ajoute, pour beaucoup, la crainte de l'avenir : même si Erdogan et l'AKP perdaient le pouvoir, qu'adviendra-t-il ensuite ? Il n'y pas d'alternative, pas de parti d'opposition à la fois puissant et crédible, hors du mouvement kurde.
C'est pourquoi le décès du jeune Berkin a mis le feu aux poudres. La manière dont la police avait empêché ses parents de s'adresser à la presse, en juillet 2014, avait déjà scandalisé. L'opinion s'inquiétait de son état de santé, qui en réalité ne laissait pas d'espoir : tout à la fin de sa vie, le garçon ne pesait plus qu'une quinzaine de kilos...
Dès l'annonce du décès, hier 11 mars à 7 heures du matin, des lycéens ont refusé d'entrer en classe ; à dix heures, les premiers mouvements protestataires étudiants commençaient, notamment à l'université technique du Moyen-Orient à Ankara, qui bloquaient la circulation, et à celles de Yeditepe ou Bilgi à Istanbul. A l'Istanbul Üniversitesi, des étudiants interrompaient les cours pour appeler à manifester. En début d'après-midi était diffusée par Facebookla liste des manifestations prévues, dans toute la Turquie. Dans la journée, des jeunes gens, hommes et femmes, manifestaient individuellement leur colère et leurs chagrin, en se postant dans la rue, dans les rames et couloirs de métro, dans les vapurd'Istanbul, avec des pancartes comme « Je connais l'assassin de Berkin » ou « Le premier ministre de ce pays a versé du sang sur le pain », et, parfois, avec un pain, une simple miche de pain qui est devenue au cours de la journée le symbole de la révolte. Ailleurs, en Anatolie, une femme avait allumé des bougies autour d'une miche posée sur le sol. Des boulangers participaient au mouvement, certains en renonçant à produire pour un ou deux jours, d'autres en distribuant le pain gratuitement. A Beyoglu, les commerçants décidaient de cesser toute musique et autres forme d'animation dans la rue, et tous les concerts étaient annulés.
Dans le métro d'Istanbul : "Nous connaissons l'assassin de Berkin". Photo publiée sur Facebook
A Okmeydanı la foule s'est rassemblée pour accueillir le cercueil du jeune garçon, devant la cemevi, et parmi les porteurs on notait le frère d'Ethem Sarısülük, une autre victime des événements de l'été.
Des comptes Twitter se sont multipliés pour appeler à la mobilisation, comme #BerkinElvanÖlümsüzdür. Les images se sont multipliées de la mère en pleurs, accusatrice : « Ce n'est pas Dieu qui nous a pris notre fils, c'est Erdogan ».
Le début de soirée apportait les nouvelles des quartiers d'Istanbul : Besiktas, Kadıköy, Sisli, et des villes de Turquie en révolte : Ankara, Izmir, Eskisehir, Antalya, Antakya, Tunceli, et même de villes moyennes et petites, comme Kocaeli, Mugla. La nuit venue, l'intervention de la police débutait, alors que, à Istanbul, de très nombreux manifestants montaient à Taksim de tous les côtés. On a revu des scènes familières : les canons à eaux repoussant brutalement les manifestants de la rue Istiklal, les gaz envahissant les centre-villes, les magasins, les immeubles avoisinants, les stations de méteo.
Le pouvoir était décidé à ne pas laisser se rassembler les foules des grandes villes. La place de Taksim, point de convergence des manifestants stambouliotes, était rendue inaccessible par la police. Trois jours plus tôt, celle-ci avait bloqué les accès pour les manifestations du 8 mars, et les organisations féministes avaient renoncé. Le pouvoir a réussi à sanctuariser à nouveau la place et son monument, comme elle l'était avant les « profanations » spectaculaires de l'été 2013.
Il y a eu des blessés. Comme en été, des blessures faciales, oculaires, et des blessures aux jambes et aux pieds provoquées par les chauffeurs de TOMA (les canons à eau) ou d'akrep (blindés légers) qui visiblement avaient eu pour instruction de ne pas éviter les manifestants : à eux de se garer. Mais le pire n'a pas eu lieu.
On a vu défiler, en une journée, tout ce qu'avait inventé le mouvement de Gezi : manifestations de protestation individuelles, manifestations de masse, mouvements convergents, solidarité des riverains, imaginativité des initiatives et des slogans. On sent les acquis de l'été, l'expérience de la manifestation, du mouvement de foule, la connaissance des limites à ne pas franchir pour éviter la violence et la répression inutiles. Les manifestations de cette nuit se sont donc calmées, pour pouvoir durer en quelque sorte, sans avoir à subir des débordements qui auraient conduit à des drames comme ce fut le cas à Kiev.
Le décès du jeune Berkin, par le caractère absolument scandaleux qu'est la mort d'un enfant, a réveillé le mouvement de Gezi. Comme la plupart des autres victimes, Berkin était un alévi, ce qui risque de donner une dimension spécifique à ce qui pourrait suivre. A la différence des événements passés, celui-ci se déroule en pleine année scolaire ; le boycott des cours, les marches d'étudiants à partir des universités sont également une dimension nouvelle. L'événement survient, comme je l'ai dit, dans un contexte beaucoup plus tendu qu'au mois de juin 2013. Même s'il s'arrêtait aujourd'hui, il imprimera son caractère à la campagne électorale – qui va paraître encore plus décalée par rapport aux réalités sociales qu'elle ne l'était jusqu'à présent – et aux élections elles-mêmes. Pourront-elles d'ailleurs avoir lieu ?
12 mars 2014, à la mi-journée : le cortège funéraire de Berkin Elvan. Photo publiée sur Facebook
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