Haritatür
La carte géographique dans la caricature turque
Cette étude a longtemps dormi dans mon ordinateur. Une opportunité de publication s'est présentée en Turquie, dans un ouvrage collectif en mémoire de Stéphane Yerasimos. Mais comme cette publication est en langue turque, je pense utile d'en présenter ici le texte original en français. A l’origine, ce travail avait été présenté dans le cadre d’un séminaire organisé par Laurent Mallet en février 1997 à l’IFEA (Istanbul), sur « Les expressions du dessin de presse en Turquie contemporaine », mais il n’a jamais été publié. Dans mon esprit et mes souvenirs, il est représentatif des années passées à l’IFEA aux côtés de Stéphane Yerasimos, qui avait été également mon directeur de thèse de 1990 à 1994. Il nous replonge ainsi dans l’atmosphère politique qui prévalait en Turquie durant les « années Yerasimos » de l’Institut.
Ce texte s'insère parfaitement dans la série Esquisses sur les années 1990, bien qu'il ne s'agisse pas vraiment d'une esquisse. Mais il est écrit dans un style un peu plus compassé, et il est plus long que d'ordinaire.
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Mon propos est d’examiner des caricatures parues dans la presse stambouliote, principalement en 1996, dont le seul point commun est de faire un usage graphique de la carte de la Turquie, et que je qualifie de caricartures (je propose haritatür en turc). Antérieurement, j’avais travaillé sur la sémiologie des cartes illustrant les manuels scolaires turcs d’histoire, en essayant d’en tirer l’analyse d’une représentation du monde. En identifiant les formes cartographiques les plus fréquemment représentées, en établissant les rapports entre le sujet et le champ de la carte, et entre la carte et son co-texte (la leçon), j’avais tenté de considérer la carte comme une image et non plus comme un instrument de transmission d’un savoir géographique ou historique.
Une carte n’est pas une image photographique : on ne peut pas photographier un territoire sauf depuis l’espace, et à condition qu’il s’agisse d’une île, car la notion de territoire inclut celle des frontières politiques, qui sont très fréquemment immatérielles. Aussi, pour qu’un ensemble de lignes évoque dans l’esprit la notion de « Turquie » ou de tout autre nation, il faut avoir bénéficié d’une éducation visuelle qui permette de pouvoir lire et interpréter certains signes.
Le principal est la ligne qui définit les contours d’un territoire ; elle n’a pas de signification en elle-même, et c’est sa forme seule qui fait sens. Entre les contours réels d’un territoire et sa représentation cartographique, la mise en image doit passer par une simplification, qui peut atteindre un degré extrême ; par exemple, la figure de l’hexagone régulier, dans un certain contexte, est associée à la France, à tel point qu’on la désigne couramment par le sobriquet « l'Hexagone », tandis que « hexagonal » est synonyme de « français ». C’est dans la culture formée par l’école puis par la presse que se trouvent les limites tolérables de la simplification des formes, c’est-à-dire les limites au-delà desquelles le territoire ne sera plus reconnu. L’hexagone peut être reconnu comme une représentation de la France car il s’agit d’une figure géométrique suffisamment caractéristique ; mais cette figure ne signifie rien pour quelqu'un qui n'est pas français ; et surtout, elle ne signifie rien en dehors d’un certain contexte qui permette de relier le signe de l’hexagone à la notion « France » ; hors de tout contexte, un hexagone quelconque ne sera pas plus identifié comme « la France » que la forme d’un rectangle allongé dans le sens horizontal n’évoquera la Turquie.
Pourtant, la simplification peut atteindre ce degré extrême si l’on adjoint à un hexagone, à un rectangle, ou à tout autre forme, une marque d’identification capable d’indexer la forme géométrique à une notion territoriale. Cette marque doit être un élément à la fois spécifique et facilement reconnaissable de la carte du territoire telle qu’elle a été transmise et mémorisée grâce à l’école et aux médias. Par exemple, un logo inventé en 1987 pour la publicité d’une banque turque, la Sümerbank, représente un cœur (figure 1).
Fig. 1 – Image extraite d’une annonce publicitaire pour la Sümerbank, 31 décembre 1987
Celui-ci est identifiable comme étant la Turquie grâce à l’adjonction, en haut et à gauche de l’image, des contours de la mer de Marmara et de la Thrace, qui elles-mêmes se trouvent en haut et à gauche (au nord-ouest) de l’image cartographique conventionnelle de la Turquie. Ces contours sont l’index d’identification ; et c’est seulement par sa position par rapport à l’index que l’image du cœur peut être identifiée comme la Turquie. Le caractère de pseudo carte conféré par l’index transforme l’image en métaphore : la Turquie est un cœur. Aussi, les valeurs connotatives de l’image du cœur (vie, amour, santé, centre) sont transférées à l’image de la Turquie, et à la Sümerbank.
Mais pour que le message soit efficace, il faut que l’observateur ait reconnu les contours de la mer de Marmara et de la Thrace, et donc qu’il ait un certain niveau d’éducation, car la reconnaissance d’une partie est plus difficile que celle d’une image globale ; elle nécessite une mémoire visuelle formée à la reconnaissance des cartes, et une capacité d’analyse. L’auteur de cette image publicitaire pouvait difficilement choisir un autre élément cartographique pour créer un index d’identification, car les contours méridionaux, orientaux et septentrionaux de la Turquie sont moins reconnaissables. En outre, le choix des contours de la Marmara n’est pas anodin, puisque cette région est effectivement, avec Istanbul, le cœur économique et la partie la plus riche de la Turquie.
Pourtant, sur la figure 2, ce sont les formes de la côte ouest, aux contours très compliqués, et celles de l’île de Chypre, qui permettent de reconnaître la Turquie dans les débris de verre que piétine le président de la république d'alors, Süleyman Demirel. La qualité de marqueur d’identification attribuée à l’île de Chypre en fait un territoire implicitement annexé.
Fig. 2 – Dessin de Nuri Kurtcebe, Cumhuriyet, 16 avril 1996
Ainsi, pour qu’une carte géographique devienne une image, il faut qu’elle représente un territoire nettement délimité, par des frontières au tracé caractéristique. Par exemple, il est plus facile, en publicité, d’utiliser la carte du Texas, qui sert de logo à Texas Instruments, que celle du Colorado, simple rectangle. Parce que les contours d’une île ne varient pas en fonction des vicissitudes politiques, les contours de la Corse sont un logo aux fonctions multiples ; la forme cartographique de Chypre est également devenue un symbole visuel, fréquemment utilisé dans le dessin de presse. Dans tous les cas, le signe linéaire qui prend la forme d’une délimitation de territoire devient image, à condition qu’intervienne un processus éducatif qui permette d’imprimer dans la mémoire de l’individu la forme (qui concerne la mémoire visuelle) et sa dénotation (dans le cas présent, la Turquie). En outre, grâce au même processus éducatif, puis à l’action des médias, certaines notions connotées s’ajoutent rapidement à l’objet dénoté, notamment la notion de patrie ; alors, la représentation mentale de la carte n’est plus seulement géographique et intellectuelle : elle s’adresse à l’affect.
En Turquie, les cartes historiques dont le champ est limité à l’Anatolie sont d’autant plus signifiantes que les territoires représentés par les manuels scolaires d’histoire sont dispersés sur l’Eurasie toute entière ; l’apparition cartographique de l’Anatolie correspond à des époques historiques critiques lors desquelles, selon le discours officiel, la nation turque anatolienne se serait fondée : il s’agit de l’âge hittite (IIe millénaire avant J.C.), de la période des beylicats seldjoukides (XIIIe s.), et de l’âge républicain (depuis 1923) . Puisque, avant 1923, aucun État ne s’était appelé « Turquie » et qu’aucun État unitaire n’avait existé dans les limites de la Turquie actuelle, il s’agissait d’enraciner la jeune république dans un lointain passé. Dans la cartographie historique scolaire turque, l’image de l’Anatolie est exclusivement associée à la turcité puisqu’elle n’est jamais représentée comme partie d’un ensemble non turc (empire d’Alexandre, empire romano-byzantin) ou incluant un territoire non turc (royaumes francs, Anatolie arménienne) . Telles sont, très schématiquement, les connotations historiques et intellectuelles de l’image de la Turquie.
L’élément affectif qui la connote provient de son inclusion au sein d’un appareil de symboles présent dans tous les manuels scolaires depuis 1985, qui comprend, outre la carte, le portrait d’Atatürk, le texte de l’hymne national, le drapeau, le discours à la jeunesse, le texte de la Marche des Enseignants (Öğretmen Marşı) et, depuis 1993, la carte du « monde turc ». Par le drapeau, la carte est ainsi associée à la nation, et, par le portrait d’Atatürk, à l’idéologie kémaliste. Grâce à sa présence dans les manuels de toutes matières et de tous niveaux, ainsi que sur les murs de la classe, dans certains services publics et dans les casernes, la mémorisation des formes est assurée (figures 3 et 20).
Fig. 3 – Image extraite de Er Alfabesi, manuel d’apprentissage de la lecture pour militaires du contingent, non daté [années cinquante].
Le stade de l’image est atteint dans l’utilisation de la carte par les journaux pour en faire un logo (pour les années 1990, Aksam, Sabah ou Türkiye par exemple), par l’affiche politique et surtout par l’imagerie patriotique qui a inventé la carte-drapeau, sur laquelle le territoire délimité est colorié en rouge et affecté du croissant et de l’étoile, en blanc : grâce aux contours grossièrement rectangulaires de la Turquie, la carte n’est plus qu’un drapeau échancré ; la confusion est ainsi complète entre territoire et nation et, par récurrence, renforce la connotation patriotique de l’image cartographique, comme le montre la figure 3. Comme le processus est maintenant assez ancien pour s’être imprimé dans le subconscient, il y a en effet de fortes probabilités pour que, à la vue du simple contour cartographique, l’image du drapeau revienne en mémoire ; la carte-drapeau est visible dans des manuels de lecture, et, durant la période d’observation, on la voyait un peu partout sous forme de vignettes autocollantes.
Le passage de la carte à l’image existe sans nul doute dans tous les pays. Son utilisation en caricature ou dessin humoristique n’est pas propre à la Turquie, mais elle est probablement encouragée par l’absence, dans ce pays, d’une représentation personnifiée de la nation (comme Marianne en France ou l’oncle Sam aux États-Unis). Il n’existe pas non plus, à ma connaissance, de type caricatural qui permette de représenter en dessin, à travers un personnage, le Turc, comme on affuble un personnage d’un béret et d’une baguette de pain pour représenter le Français. Le drapeau et les icônes d’Atatürk sont des images sacralisées qu’il n’est pas facile de tourner en dérision dans une caricature. Il reste la carte, dont les contours vont servir à personnifier la Turquie.
L’analyse de telles images doit tenir compte du genre caricature, qui suppose une connivence entre l’auteur et le lecteur, un savoir commun qu’ils partagent, mais qui reste masqué ; le caricaturiste s’adresse à un lecteur modèle, avec qui il partage les mêmes codes, et dont il sait qu’il les partage ; ce sont les conditions d’un discours efficace, sans lesquelles, dans le cas du dessin humoristique, l’humour ne serait pas compris. Les codes peuvent être partagés par l’ensemble de la nation, ou bien caractériser des groupes plus restreints comme le lectorat d’un journal marqué politiquement (l’ultra nationaliste Türkiye notamment, avec ses stéréotypes xénophobes). Ce qui est reconnu comme humoristique et plaisant par les uns peut être jugé stupide et de mauvais goût par les autres. Si la connivence existe entre auteur et lecteur, et seulement à cette condition, la surprise, l’humour, voire le rire jaillissent de la découverte de l’élément caché. Aussi, le dessin humoristique est-il un jeu qui consiste à découvrir les connotations de l’image. Par nature, celle-ci n’est jamais à prendre au premier degré : le dénoté peut s’effacer complètement au profit du connoté.
Ainsi, la carte n’est plus une figure géographique ; elle est devenue symbole, mais en caricature, le symbole lui-même est à son tour connoté et s’anime. Par l’insertion d’une carte dans un autre système de signes, le caricaturiste prend le risque d’utiliser un élément graphique dont les connotations sont très complexes ; il lui revient de mettre en œuvre son art pour que cette fusion soit efficace et humoristique. Mais il est remarquable que sur le plan visuel, l’image garde quelques-uns des caractères sémiologiques particuliers de la cartographie : comme il est de coutume sur les cartes, la gauche du dessin peut désigner l’ouest, et la droite, l’est. Le dessinateur peut jouer de ces codes, qui transportent toutes les connotations afférentes à l’ouest (occident, modernité, Europe, démocratie, progrès) et à l’est (orient arabo-musulman, pauvreté, islam politique, régression). Enfin, l’apparition ou l’occultation d’un élément du territoire peut prendre un sens, voulu ou non par l’auteur, de même que la précision ou l’imprécision donnée aux contours.
La caricature est un genre d’expression qui doit coller au plus près à l’actualité ; lorsqu’il travaille pour un quotidien, l’auteur doit réagir aux événements qui viennent de se dérouler ; son caractère d’immédiateté peut rendre un travail rapidement caduc ; en outre, la complicité entre l’auteur et le destinataire, nécessaire au jaillissement de l’humour, en fait un art un peu fermé, parfois peu compréhensible par l’étranger. Aussi est-il nécessaire de rappeler brièvement les événements auxquels se réfèrent les caricatures que nous allons examiner.
Pour comprendre les images proposées, il faut avoir à l’esprit le contexte de confrontation permanente entre la Turquie et la Grèce (figures 13 et 25), qui a donné lieu, en janvier-février 1996, à une crise grave provoquée par la question de la souveraineté sur un îlot inhabité proche des côtes turques ; le Grec, souvent représenté en evzone, et son complice kurde (dans le rôle de l’ennemi intérieur nécessairement armé d’un fusil d’assaut) figurent parmi les personnages importants de la scène caricaturale. Les soubresauts de l’interminable question chypriote s’insèrent dans ce cadre d’inimitié gréco-turque, avec deux crises majeures en été 1996 (une manifestation grecque sur la ligne de démarcation qui a très mal tourné) et en janvier 1997 (le projet d’installation de missiles dans la partie sud de l’île). Le second élément du contexte, très prégnant dans le corpus, est la guerre menée au sud-est contre la rébellion kurde, qui est alors dans une de ses phases les plus violentes.
Enfin, l’histoire politique de la période est très agitée : le premier semestre de 1996 a été marqué par la construction de coalitions de centre-droite (avec Mesut Yılmaz) visant à écarter du pouvoir le parti islamiste Refah, pourtant majoritaire aux élections de décembre 1995. En juillet 1996, le pouvoir est finalement échu à une coalition regroupant le Refah et le Parti de la juste voie (DYP), confiant le gouvernement à Necmettin Erbakan (Refah) et à Mme Tansu Çiller (DYP) ; les caricaturistes ont pris pour cible ce tandem Erbakan-Çiller et les tentatives de réorientation « islamiste » du pays. A partir de cette époque, l’idéologie kémaliste et la laïcité ont été plus que jamais invoqués et sont apparues comme les antidotes à l’islamisme. En novembre 1996, un accident de la route survenu près du bourg de Susurluk révélait au grand jour la collusion entre l’Etat, l’extrême-droite et la mafia. L’hiver 1996-1997 était caractérisé par une montée sans précédent de la société civile, qui imaginait de nouveaux moyens d’action de masse pour dénoncer cette collusion et ses implications dans la guerre au sud-est, tandis qu’une lutte impitoyable entre les courants islamistes et laïcs aboutissait au coup d’État larvé du 28 février 1997. Les « caricartures » proposées ici doivent être examinées à la lumière de ce contexte très particulier de l’histoire récente de la Turquie.
Le corpus rassemblé est assez vaste pour permettre de dresser une typologie, établie selon deux critères. Le premier est le rapport de surfaces existant entre la carte, forme graphique utilisée par le caricaturiste, et le champ de l’image caricaturale : la caricature peut représenter exclusivement la carte de la Turquie, ou la carte peut n’être qu’un objet, parmi d’autres, dans l’image caricaturale. Le second critère est la nature même de l’objet cartographique : l’image cartographique représente-t-elle une carte (dénotation), ou est-elle la métaphore d’autre chose (connotation) ? En croisant ces deux critères, on obtient quatre catégories de caricatures mettant en scène la carte de la Turquie :
a - la carte occupe la totalité du champ de l’image, et, à sa manière, la caricature n’est qu’une carte, c’est-à-dire une image qui par définition sert à localiser un phénomène, fût-ce par dérision ;
b - la carte occupe une partie du champ, et le dessin met en scène une carte parmi d’autres objets ; la caricature n’est pas une carte, mais la carte ne représente pas autre chose qu’une carte ;
c - le dessinateur symbolise la Turquie par un autre objet (maison, corps humain, sol, etc.) qui lui-même prend la forme de la carte pour permettre l’identification du pays ;
d - enfin, la forme cartographique, et la forme seule, est utilisée en raison de sa similitude avec un autre objet.
1 - La carte reste une carte : elle sert à localiser.
Fig. 4 – Dessin de Semih Balcıoğlu, Cumhuriyet, 17 septembre 1996. « C’est la rentrée ! ». Le panneau indique : « Fermé »
Dans ce premier cas (figures 4, 5, 6), la carte, qui occupe tout le champ de l’image caricaturale, en est le dénoté, mais l’humour provient de ce qu’elle renvoie à des connotations, ce qui n’est pas le cas d’une carte géographique. La caricarture tourne la carte en dérision, détourne son code de signes vers des objectifs non prévus par la géographie. On peut distinguer deux cas.
Fig. 5 – Dessin d’Ali Ulvi, Cumhuriyet, 16 mars 1996
Dans le premier, lorsque la caricature est à proprement parler une carte, l’humour provient de la paraphrase d’une carte existante connue du lecteur et laissée dans l’implicite. L’humour ne peut jaillir que si le lecteur connaît le modèle caché auquel fait référence l’auteur.
Fig. 6 – Dessin de Suat Yalaz, non daté (1973 ?) : « Les nouvelles routes migratoires »
Par exemple, le dessin de Suat Yalaz (figure 6), aux yeux d’un non-Turc, est dépourvu d’humour. Ni le dessin, ni le phénomène migratoire ne sont drôles. Mais un lecteur turc a en mémoire les leçons d’histoire sur les migrations préhistoriques des Turcs (figure 7) qui prétendaient démontrer que toutes les civilisations étaient d’origine turque 2.
Fig. 7 – Carte extraite d’un manuel d’histoire, « L’Asie centrale et les migrations [des Turcs] », Akşit et Oktay, Lycée 1eannée, 1981, p. 24
Dans ce contexte, la migration (göç) est un événement héroïque, fondateur, c’est le mythe historique auquel se réfère le discours culturel turc du xxesiècle, et qui est censé fonder une supériorité et une antériorité de la civilisation turque. Alors l’humour survient, Suat Yalaz tourne en dérision le discours officiel, se moque du mythe et retourne un récit héroïque en une triste saga de la misère anatolienne. Mais si l’on excepte les personnages d’émigrants modernes figurés sur le dessin, cette caricature, graphiquement, n’est rien d’autre qu’une carte de ces « nouvelles migrations ».
J’ai rassemblé une dizaine d’images de ce type, à l’humour inégal mais qui ont pour point commun de localiser un phénomène. Yurdagün, dessinateur au quotidien xénophobe Türkiye, utilise souvent le procédé. Par exemple, le 28 mars 1996, il met en scène, sur une carte cadrant la Turquie et les Balkans, le boycott de la Turquie par l’Union européenne. C’est leur emplacement sur la « carte » qui permet d’identifier les personnages représentés : un Turc propose des marchandises qui sont refusées par une caravane venant d’Europe, menée par un âne grec qui lui fait faire demi-tour à l’approche de la Thrace. Rien, dans le dessin (attribut vestimentaire ou autre) ne permet d’identifier le personnage comme turc, sinon sa localisation sur la carte.
Beaucoup de ces images localisent une particularité au sud-est du pays, région qui a la vedette dans ce type de représentation : la pauvreté, la guerre dans le sud-est qui provoque la fermeture des écoles (figure 4), le terrorisme (figure 5) , le problème kurdo-irakien.
Fig. 8 – Dessin de Semih Balcıoğlu, Yeni Yüzyıl, 12 janvier 1996
Au contraire, d’autres images utilisent la carte pour souligner la répartition d’un problème à travers tout le territoire, comme l’omniprésence de l’islamisme, lui-même symbolisé par un chapelet (tesbih) dont la forme dessine l’image du pays (figure 8), ou encore l’omniprésence de la pègre (figure 9). Dans tous les cas, l’humour provient de la localisation elle-même, de l’objet localisé, ou d’une référence implicite à un élément caché.
Fig. 9 – Dessin de Turhan Selçuk, Milliyet, 30 novembre 1996. Le titre Babadolu joue sur le mot Anadolu (l'Anatolie); ana signifie "la mère"; et baba "le père", mais aussi "le parrain", "le mafieux"
Un second cas, variante du premier, consiste à mettre la carte en situation dans une scène, comme le proposent deux caricatures du quotidien kémaliste Cumhuriyet. Cela ne leur enlève pas leur qualité de carte ; l’humour provient d’une fantaisie géographique porteuse de sens et mise en relation avec un objet hors-carte. Dans la scène présentée par la figure 10, la carte accrochée dans le bureau du premier ministre islamiste Necmettin Erbakan propose une localisation fantaisiste mais très signifiante de la Turquie, amarrée à l’est de la péninsule arabique ; les seuls États nommés sont ceux pour lesquels Erbakan est supposé avoir une sympathie (l’Arabie saoudite, l’Iran, l’Afghanistan).
Fig. 10 – Dessin d’Ali Ulvi, Cumhuriyet, 2 octobre 1996
Le dessin détourne ici les codes sémiologiques de la cartographie, et la localisation fantaisiste de la Turquie fait apparaître le rôle connotatif de l’orientation cardinale « est », assimilée ici à l’islamisme et au refus du modernisme, au même titre que la bougie qui éclaire le bureau du premier ministre.
Fig. 11 – Dessin d’Ali Ulvi, Cumhuriyet, 25 décembre 1996
Sur la figure 11, une carte de la Turquie peuple le cauchemar d’une femme qui pourrait être Tansu Çiller ; la carte garde sa fonction de localisation, tournée en dérision, puisque tous les toponymes sont confondus en un seul, « Susurluk », lieu de l’accident qui, en novembre 1996, a révélé les liens entre l’État, la mafia et l’extrême-droite.
2 - La carte est mise en scène et représente la Turquie
Dans une autre série, la carte ne sert plus à localiser un phénomène, sérieusement ou dérisoirement ; elle a pour seule fonction la représentation du pays. Elle symbolise la Turquie exactement comme le font les cartes-drapeaux des manuels scolaires.
Fig. 12 – Dessin de Yurdagün, Türkiye, 8 mai 1996
Simple forme mise en situation, la carte est une image du pays qui pourrait être remplacée par n’importe quel autre symbole, ou même simplement par son nom : c’est le cas de quelques dessins de Yurdagün, dont le plus caractéristique est un camion que le premier ministre d’alors, Mesut Yılmaz, conduit au précipice : la carte figurée sur le camion pourrait aussi bien être remplacée par le mot « Turquie » (figure 12).
Fig. 13 – Dessin de Yurdagün, Türkiye, 27 juillet 1996
On peut adjoindre à ces exemples les images sur lesquelles un Grec (figure 13) ou le tandem Erbakan-Çiller (figure 14) font de l’ombre à la Turquie ; dans le premier cas l’evzone grec empêche le soleil de l’Europe de briller sur la Turquie.
Fig. 14 – Dessin de Nuri Kurtçebe, Cumhuriyet, 28 juillet 1996 : « Ôte-toi de mon soleil ! »
Dans le second (figure 14), Erbakan et Çiller voilent le soleil du kémalisme ; chaque fois, il s’agit de représenter une force nuisible qui fait obstacle à la diffusion d’un élément bienfaiteur. L’association de ce dernier au soleil (l’Europe, Atatürk) implique la figuration du malheur par l’ombre ; l’élément privé de soleil pourrait être un personnage symbolique équivalent à Marianne ou l’oncle Sam ; mais actuellement seule la carte peut jouer ce rôle ; notons que dans le cas de la figure 14, la carte est aussi un personnage. Le premier ministre est doté d’attributs plus clairement « islamistes » que sur la figure 10 : la calotte de prière et les socques que l’on chausse pour les ablutions rituelles. Comme sur la figure 15, sa place dans l’espace symbolique est la droite du dessin : l’est, le Proche-Orient supposé arriéré. Les conventions de la représentation cartographique déteignent et deviennent un signifiant du dessin humoristique.
Fig. 15 – Dessin de Bülent, Hürriyet, 15 août 1996
Dans cette fonction d’identification visuelle du pays, le drapeau national ou le portrait d’Atatürk pourraient-ils jouer le même rôle symbolique ? Je n’en ai pas encore rencontré d’exemples : le drapeau, le portrait d’Atatürk sont des symboles sacralisés ; le territoire, certes, l’est aussi, mais pas sa représentation cartographique. Dans ce rôle, la carte comble un vide.
3 - La carte-Turquie symbolise autre chose
Avec cette troisième catégorie, on atteint un intéressant niveau de second degré ; dans les exemples précédents, la carte ne représentait pas autre chose que la Turquie. Ici, les dessinateurs utilisent son statut de signe ayant perdu sa nature de carte géographique, et lui adjoignent d’autres objets qui permettent une utilisation métaphorique : la Turquie est une maison, un sol, un corps, une personne.
Fig. 16 – Dessin de Nuri Kurtcebe, Cumhuriyet, 14 juillet 1996
Fig. 17 – Dessin de Semih Balcıoğlu, Yeni Yüzyıl, 5 janvier 1996
Les éléments identificateurs peuvent être des fleurs pour l’identification au sol (figure 13) ; des bras, des jambes, un visage, un phylactère pour l’identification à une personne (figure 14, figure 16, figure 17) ; des vers pour évoquer un corps pourrissant, les éléments putréfacteurs étant les deux dirigeants (figure 18) ;
Fig. 18 – Dessin de Nuri Kurtçebe, Cumhuriyet, 18 juin 1996
... ou encore un élément textuel (« la plantation », figure 19, qui tourne en dérision l’imagerie patriotique du type de la figure 20).
Fig. 19 – Dessin de Semih Balcıoğlu, Yeni Yüzyıl, 24 avril 1996 : « La plantation »
Fig. 20 – « Quel bonheur pour celui qui se dit turc ! » Image extraite d’un manuel de turc pour écoles primaires, Ilkokul Türkçe Ders Kitabı, 1995, p. 15
Enfin, sur certaines images, la Turquie est un objet, qui ne sert qu’à représenter l’action qui s’exerce sur elle.
Fig. 21 – Dessin de Yurdagün, Türkiye, 24 août 1996
Il peut s’agir d’un objet dur et résistant, ou, le plus souvent, d’un objet fragile : un pont qui menace de s’écrouler en raison des affrontements entre l’Orient et l’Occident (figure 21) ; une surface de verre brisée par le corpulent président Demirel (figure 2) ; un tapis que la premier ministre islamiste Erbakan tire vers l’est (figure 15) ; une automobile, que le même Erbakan veut emmener vers l’est (figure 22) ;
Fig. 22 – Dessin de Yurdagün, Türkiye, 10 février 1996 : « Allez, mon garçon, assieds-toi là et tu conduiras si je fatigue ».
...un gâteau qu’Erbakan et Çiller vendent en en bradant les morceaux (Cumhuriyet, 7 août 1996) ; enfin, objet indéterminé, simple surface qui ne sert qu’à représenter l’action, voire objet conchié par un personnage identifiable à une personnalité (par la cravate) islamiste (par ses socques), ou compissé par les mafieux utilisés par l’Etat (fig 23 et 24).
Fig. 23 – Dessin de Nuri Kurtçebe, Cumhuriyet, 29 février 1996
Fig. 24 – Dessin d’Ercan Akyol, Milliyet, 21 février 1996 : « Qu’est-ce qu’on ferait pas pour la patrie ! »
Ces exemples illustrent le haut degré de symbolisation atteint par l’image cartographique de la Turquie : pour identifier celle-ci, le récepteur n’a plus besoin de passer par le stade de l’intellect ; l’image est directement comprise comme une représentation du pays et non de son seul territoire. Pour que l’humour soit efficace, pour que le mécanisme réflexe fonctionne, l’éducation scolaire ne suffit plus : le dessin de presse a acquis ses propres codes (le mot « Susurluk », les socques, etc.) dont l’apprentissage ne peut se faire que par la lecture quotidienne.
4 - La carte n’est plus qu’une forme utilisée pour évoquer autre chose
A quelles rêveries peut mener la formed’un pays ? Les Français ont de la chance avec leur hexagone. La France est un visage, disait mon maître d’école : un front décidé qui fait face à l’Angleterre, un sourcil froncé à l’embouchure de la Seine, un nez breton interminable, et une bouche, la Gironde, qui dessine une moue réprobatrice. L’œil, bien sûr, serait Paris. Mais la Turquie ? Sa forme étant rectangulaire, je n’en ai pas rencontré d’autre utilisation que la carte-drapeau.
Fig. 25 – Dessin d’Ismail, Zaman, 17 août 1996
Mais tout près, l’île de Chypre est faite pour inspirer les dessinateurs avec ses formes étranges, une sorte d’ovale d’où pointent quelques caps, comme des moignons de pinces sortiraient du corps d’un crabe, et surtout le long promontoire de la presqu’île du Karpas qui vient mourir face à la côte turque. La masse de l’île et son appendice se prêtent à des interprétations d’évidence : arme de poing braquée sur la Turquie, voire missile monté sur un blindé (figure 25 et 26) ; main à l’index pointé désignant l’ennemi.
Fig. 26 – Dessin d’Ali Ulvi, Cumhuriyet, 10 janvier 1997
Dans ces représentations, l’île est perçue comme un atout militaire aux mains de l’adversaire grec, qui, pour cette raison, doit être disputé. Cette vision correspond parfaitement à la doctrine militaire turque, selon laquelle la présence de l’ »ennemi » dans l’île menace la liberté de circulation maritime, la sécurité des côtes turques et la Turquie tout entière. C’est conformément à cette doctrine que l’armée turque s’est maintenue à Chypre depuis 1974. Alors, on peut renverser l’imagerie précédente : Chypre turque n’est-elle pas un élément de vaillante résistance face à l’encerclement de la Turquie par l’orthodoxie ? C’est ce que signifie la métamorphose de l’île en un scorpion menaçant, pinces tournées vers les agresseurs chrétiens, dont la queue dressée et mortelle est la péninsule de Karpas (figure 27).
Fig. 27 - Dessin de Yurdagün, Türkiye, 3 mai 1993
Les caricartures utilisant le territoire chypriote sont très nombreuses, et signalent que la Turquie et Chypre forment un couple indissociable aux yeux de nombreux Turcs. L’apparition de l’île dans le champ cartographique de la Turquie n’est pas fortuit, comme je l’ai montré dans mon ouvrage sur la cartographie turque. Aucune raison technique n’obligeait l’auteur de la figure 3 ou celui de la figure 20 à la mentionner. Depuis les années 1950, et surtout depuis 1974, on a habitué le public turc à sa présence discrète, petit territoire graphiquement annexé (voyez comme la figure 20 est subtile !) mais aussi problème non résolu, menace, épine, caillou dans la chaussure, et la fréquence de la représentation dans les domaines scolaire et patriotique facilite, là aussi, la représentation caricaturale.
Nous avons vu jusqu’ici que la carte subit des transformations physiques (déformations, géographies fantaisistes) et des transformations de nature : elle passe du statut de carte à celui de symbole du pays, lui-même symbolisé par une autre chose (une maison, une personne, un objet) qui garde l’apparence, la forme de la carte du pays. Pourtant, ces transformations, ces altérations ne font jamais disparaître entièrement la nature cartographique de l’image utilisée ; c’est comme si l’image cartographique conservait en elle, intrinsèquement, certains caractères : la forme, qui ne supporte qu’un certain degré de déformation ou de simplification, et l’orientation.
Celle-ci, autant que j’aie pu l’observer, est presque toujours respectée ; c’est-à-dire que les caricatures qui utilisent l’objet cartographique inscrivent dans leur code la localisation de l’est à droite du dessin, et de l’ouest à gauche. Aussi, tout mouvement vers la droite est-il connoté des idées d’Orient, d’islam, de stagnation ; la gauche du dessin est connotée des idées d’Occident, d’Europe, de progrès. Les forces qui tirent ou conduisent la carte-Turquie vers la droite sont généralement le premier ministre islamiste Necmettin Erbakan (figures 15, 22) ; lorsque l’islam est figuré, il est à droite, le christianisme est à gauche (figure 21) ; le Grec qui fait de l’ombre à la Turquie est à gauche, ainsi que le soleil qui représente l’Europe (figure 14) ; signalons le cas paradoxal d’une caricature de Türkiye sur laquelle l’Europe empêche la Turquie d’aller vers le progrès en lui faisant faire un demi-tour vers l’est (Türkiye, 21 février 1996) ; dans ce cas l’Europe est à droite car le caricaturiste de ce quotidien reflétant la pensée de la « synthèse turco-islamique » la considère comme un facteur de régression.
Enfin, dans le même ordre d’idées, la Turquie a tout de même un visage qui est sa façade occidentale. Lorsqu’elle est figurée comme une personne, avec un visage, lorsqu’on la fait se tenir debout, lorsqu’on la fait surnager, la « tête », la partie vitale, est toujours l’ouest (figures 14 et 16). Lorsqu’elle est figurée en mouvement, l’« avant » est encore l’ouest comme le montre a contrario la figure 22. Cette constatation permet de relever le contraste entre la représentation mentale de la côte ouest, symbole du progrès, de l’Occident, de la marche vers l’européanisation, et la principale région à problème, le sud-est, seule région qui ait une personnalité, une existence individuelle sur les cartes. Les caricartures révèlent une perception de la Turquie et de sa place dans le monde. Ce n’est pas une surprise, mais il est intéressant de voir combien cette perception se perpétue et se transmet de façon inattendue.
Certes, ces caricartures ne nous apprennent rien qu’on ne sache déjà sur la Turquie de 1996. En revisitant depuis 2009 la presse de cette époque, je suis frappé par l’extrême tension politique qui prévalait alors, et qui ne s’est apaisée qu’en été 1997. Les dessins de presse présentés ici semblent bien gentillets par rapport à ce qu’a vécu la Turquie. C’est que je les avais choisis non en fonction de leur expressivité ou de leur message, mais par rapport à un unique critère graphique, pour donner suite à une recherche antérieure. Aussi les enseignements qu’on peut en tirer sont bien plus d’ordre sémiologique que politique ou historique. Choisissant un stéréotype graphique universellement connu dans le pays, les dessinateurs l’ont utilisé et réinterprété à leur fantaisie ; les seules limites à leur travail étant, outre le talent, la capacité du lecteur à interpréter l’imbrication des codes. Mes observations confirment l’importance de la pertinence, c’est-à-dire du choix d’un langage et de schèmes connus qui puissent être re-connus et compris ; ces choix permettent l’ajout d’éléments nouveaux qui, à partir du connu, peuvent amener le lecteur plus loin. Plus la carte initiale est utilisée avec pertinence, plus les éléments ajoutés sont riches en significations, plus leur assemblage est inattendu, et plus le jeu de décodage est intéressant, et plus, en conséquence, l’humour est efficace. Nous avons observé le cheminement d’un signe à travers plusieurs moyens d’expression et plusieurs contextes d’apparition : de la géographie scolaire à l’expression du patriotisme (ou du nationalisme), de l’expression d’un sentiment sacré à la dérision. La carte me semble combler une lacune dans l’arsenal des symboles du pays et du régime, mais l’important est qu’elle sert non seulement à personnifier le pays, mais aussi, notamment chez les auteurs de gauche, à désacraliser son image, puisque, en tournant en dérision le code cartographique, l’impertinence devient possible.
Quelques-unes de mes études sur les cartes:
Une Vision turque du monde à travers les cartes, Paris, CNRS-Editions, 2000).
id. "Haritatür. Türk Karikatüründe Coğrafi Harita", in Eldem (Ethem), Tibet (Aksel), Pekin (Ersu) (éd.), Bir Allame-i Cihan: Stefanos Yerasimos Anısına. Textes français traduits en turc par Sirin Tekeli, Istanbul, Kitap Yayınevi, 2012, pp. 191-216 (disponible en ligne sur academia.edu: cliquer ici).
id., « Manuels scolaires et géographie historique : le cas turc », Hérodote, n° 74-75, 1994, pp. 196-240 ;
id., « Bir Haritanın Tarihi » [Histoire d’une carte], Defter, 32, 1998, pp. 82-89, et 33, 1998, pp. 115-122 (en ligne sur academia.edu: 1e partie, 2e partie).
Sur susam-sokak.fr: "Un discours de vérité de l'Etat sur les Kurdes